Culture

«Libraire jusqu'à l'os», plongée dans le quotidien des libraires de mangas

Temps de lecture : 6 min

Un manga en quatre volumes dissèque la vie des vendeurs et vendeuses spécialisées, qui font face à une clientèle variée et parfois haute en couleurs.

Détail tiré de la couverture du volume 1 de Libraire jusqu'à l'os. | Soleil Manga
Détail tiré de la couverture du volume 1 de Libraire jusqu'à l'os. | Soleil Manga

Il y a dix ans, j'étais libraire dans une petite librairie spécialisée dans le manga. Cette boutique rose baptisée Little Tokyo était idéalement située dans le triangle d'or parisien des librairies spécialisées en bandes dessinées, comics et mangas, au croisement de la rue Dante et du boulevard Saint-Germain. À l'époque, écrire ne me rapportait pas de quoi vivre. Vider des cartons de livres et les ranger dans des bibliothèques me paraissait alors une bonne manière d'occuper un peu de mon temps tout en me permettant de renflouer mes comptes.

Lorsque j'ai commencé, je ne me rendais pas compte que ce travail allait devenir beaucoup plus qu'une simple activité alimentaire. Dans cette boutique de quelques mètres carrés à peine, mais suffisamment bien pensée pour pouvoir accueillir des milliers de livres, j'ai passé deux à trois journées par semaine pendant deux ans. Et quand je l'ai quittée, à contrecœur, je me suis juré de ne jamais en oublier ni le parfum si particulier, ni les centaines de visages que j'y avais croisés.

Je me souviens très précisément du premier manga qu'on m'a mis dans les mains. Moi qui ai toujours été une lectrice assidue, pour ne pas dire boulimique, je me suis pourtant mise au manga assez tard. J'étais alors élève de seconde, et un camarade de classe m'avait prêté l'intégralité de la série GTO (Great Teacher Onizuka), de Toru Fujisawa. Le choc fut total: je découvrais une liberté de ton et une modernité que je n'aurais pas imaginé voir un jour en bande dessinée.

Par la suite, j'ai dévoré toutes les séries que cet ami m'a prêtées, à commencer par Dragon Ball, que je ne connaissais qu'en version animée. Peu de temps après, je trouvais le courage de me rendre dans une librairie spécialisée, où j'ai découvert Chobits, du studio Clamp, puis les séries d'Ai Yazawa. Me voilà définitivement mordue, pour une durée indéterminée.

Payée pour lire des mangas (et en vendre aussi)

Je me suis longtemps demandé comment on pouvait me payer pour lire tout ce qui me tombait sous la main (dans les moments où la clientèle désertait la boutique, bien entendu). En fait, c'était tout simple: les propriétaires des lieux savaient que pour parler de manga, il fallait en lire et aimer ça.

Dans la boutique ne venaient majoritairement que des habitué·es, qui connaissaient la règle: au moment même où leurs mains poussaient la porte de la boutique, je posais mon livre pour leur demander en souriant ce qui allait pouvoir leur faire plaisir aujourd'hui. Il arrivait que des client·es regardent quel était le volume que je venais de poser et, se doutant de mon impatience à lire la suite, me proposent de revenir un peu plus tard pour me laisser le temps de terminer ma lecture. Évidemment, je n'ai jamais profité de cette si gentille attention.

Au sein de cette clientèle fidèle, il y avait les personnes qui venaient la veille du jour officiel de sortie des livres, en sachant pertinemment que c'était le jour de la réception des cartons dans la librairie et que, par manque de place, on installait les livres dès leur arrivée. Ces gens-là levaient à peine la tête, faisaient le tour de la table des nouveautés au milieu de la petite pièce, et composaient leur pile. Si j'ai toujours apprécié leur passion, et la quantité de livres que chacun et chacune s'offrait tous les mois (j'étais quand même là pour vendre), ces client·es-là n'étaient pourtant pas mes préféré·es.

J'ai toujours eu un penchant particulier pour celles et ceux qui prenaient le temps de passer une heure avec moi pour qu'on discute ensemble des nouveautés ou des oldies dont je n'avais jamais entendu parler. Je me souviens de ce client qui était venu avec un CD-ROM gravé du scan d'un manga (Angel de U-Jin) qui n'était plus édité en France depuis des années.

Il y a aussi celui qui m'offrait une fleur ou un gâteau de temps en temps pour me donner du courage en hiver ou pour me réconforter quand j'étais épuisée. Et puis ce groupe qui m'a testée pendant des semaines avec des questions diverses et variées, avant d'accepter que je puisse être suffisamment de bon conseil pour venir dans la boutique les jours où c'était moi qui la tenais (je ne vous raconte pas la fierté quand j'ai eu enfin MES habitué·es).

Je n'oublierai jamais ce groupe de cosplayeurs venus chaque semaine me montrer l'évolution de leurs épées de Bleach grandeur nature parce qu'ils s'apprêtaient à faire le show à la Japan Expo. Ni ces adultes novices qui tentaient de s'initier au manga après avoir lu un article dans la presse généraliste, et que j'avais su convaincre en leur proposant des séries qui les avaient happés.

La science du conseil

«Qu'est-ce que vous me conseillez?» était la question que j'entendais le plus. Une question aussi excitante que redoutable. Que conseille-t-on à quelqu'un qu'on ne connaît pas du tout alors que les possibilités sont immenses? Je commençais alors un petit interrogatoire. Combien de volumes êtes vous disposé·e à lire? Est-ce que vous avez déjà lu du manga? Qu'est-ce que vous aimez dans la vie? C'est quoi votre film préféré? Je dressais un petit portrait psychologique, et si je n'arrivais pas à être suffisamment sûre de mon choix, je trouvais toujours le moyen de conseiller une série courte ou un one-shot (manga en un volume) qui saurait capter l'attention de celle ou celui qui venait faire une nouvelle découverte.

J'avais mes marottes. J'ai vendu un nombre pas croyable d'une série inachevée en deux volumes de Mari Okazaki, en précisant toujours à chaque fois que celle-ci n'aurait jamais de fin. Dès qu'il y avait un cadeau à faire, je poussais Solanin d'Inio Asano. Je n'ai jamais caché que mes goûts allaient du léger et félin What's Michael? au très noir La jeune fille aux camélias. Et j'ai toujours donné leur chance à toutes les séries (à l'exception de Naruto, mais c'était une question de temps). La clientèle qui me connaissait un peu savait que ma curiosité naturelle était toujours au service de son plaisir à elle.

Il était rare qu'une personne reparte de la boutique avec seulement ce qu'elle était venue chercher, sauf si je sentais que chacun de ses euros était compté. Si quelqu'un débarquait pour découvrir Les Gouttes de Dieu, célèbre série sur le vin, je présentais les différentes séries ayant abordé la gastronomie en manga. En fonction de son audace, le lecteur ou la lectrice repartait alors avec le méconnu Yakitate Ja-pan ou le grand classique Le gourmet solitaire de Jirô Taniguchi.

Passeurs et passeuses

La beauté du manga, c'est que la moindre petite niche a de fortes chances d'avoir été exploitée par un ou une mangaka, ce qui signifie que pour conseiller du manga, surtout à des amateurs et des amatrices, il faut s'appuyer sur une solide culture. C'est d'ailleurs un point qui est soulevé dans Libraire jusqu'à l'os, série en quatre épisodes signée Honda San et dont Soleil Manga vient de publier le premier volume en version française (le deuxième est attendu pour début avril, et les suivants pour juillet et octobre).

Mes souvenirs de libraire de mangas ont été réveillés par la lecture de ce volume haut en couleurs. L'autrice raconte ses propres anecdotes, ses doutes, ses galères, les rencontres absurdes qu'elle a pu faire. Foi de libraire, ce qu'elle raconte sent l'authenticité à plein nez. Des sorties de livres qui s'enchaînent (et la valse des réceptions et des retours) aux particularités d'édition (certains livres ne sont plus édités, certaines maisons d'édition ferment, très peu d'informations circulent), des client·es excentriques aux spécialistes à qui on ne la fait pas, cette série est une véritable immersion dans le quotidien de celles et ceux qui font partie de la chaîne du manga: les libraires spécialisé·es.

Ce qu'on peut y lire surtout, tout comme dans cet article je l'espère, c'est une passion sans borne pour le manga. Je dois à certains et certaines mangakas des lectures dont on peut dire qu'elles changent une vie. C'est ce que les fans savent et reconnaissent au cours de leurs conversations sans fin: il y a toujours une première série (et l'émotion qu'elle a pu susciter), et il y a toujours la série qui change tout, celle dont on a l'impression qu'elle ne parle qu'à nous.

Découvrir Libraire jusqu'à l'os, c'est passer brièvement de l'autre côté du miroir et remercier ces passeurs et passeuses, qui transmettent chaque jour un peu de ce patrimoine à leur clientèle, pour cette culture qui mérite d'être encore davantage reconnue.

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