Comment et pourquoi? Comment un géant de Big Pharma peut-il prendre la décision d'organiser une sorte de tirage au sort destiné à sauver, grâce à l'un de ses médicaments au prix ahurissant, une centaine d'enfants condamnés par une maladie génétique? Et pourquoi s'engage-t-il dans cette voie sans précédent?
Ce sont les deux questions au cœur de l'affaire Zolgensma®, du nom du médicament de la multinationale pharmaceutique suisse Novartis. Une affaire d'autant plus spectaculaire qu'elle concerne le médicament le plus coûteux du monde (près de deux millions d'euros l'injection, unique). Une affaire d'autant plus emblématique qu'elle concerne une substance issue de travaux initiaux novateurs conduits en France grâce aux sommes recueillies via les initiatives caritatives de l'AFM-Téléthon. Après avoir exposé les différentes pièces du dossier, nous avons, pour mieux comprendre, interrogé Novartis qui a accepté de nous répondre par la voix de Marilise Marcantonio, porte-parole de Novartis France.
Le contexte
Commercialisé depuis peu dans un seul pays (les États-Unis), le Zolgensma® n'a qu'une seule indication: l'amyotrophie spinale (ou SMA pour Spinal Muscular Atrophy), une maladie génétique jusqu'ici incurable. Plus la maladie survient tôt, plus le pronostic est sévère: dans les formes les plus précoces, la durée de vie peut ne pas dépasser quelques mois à deux ans. À l'échelle internationale, on estime que le nombre de personnes atteintes se situe entre une sur 6.000 et une sur 10.000 naissances. Environ 120 nouveaux cas de SMA sont découverts chaque année en France, et on dénombre environ 1.500 malades vivants, tous types confondus. En mai 2019, la Food and Drug Administration (FDA) américaine donnait son autorisation de mise sur le marché et Novartis annonçait son prix faisant du Zolgensma® le médicament le plus cher du monde.
La loterie
Fin décembre, on apprenait que Novartis avait mis en place un programme d'accès gratuit à Zolgensma®, qui consiste à distribuer en 2020 cent doses de thérapie génique pour les bébés de moins de 2 ans dans trente-cinq pays qui, avec la France, n'ont pas encore aujourd'hui accordé d'autorisation officielle de mise sur le marché à ce médicament[1].
En pratique, cette mise à disposition se fera par «tirage au sort des bébés de moins de 2 ans éligibles à la thérapie génique dont les dossiers médicaux auront été adressés au laboratoire par leurs médecins». Un tirage au sort hebdomadaire sans précédent qui va mettre en compétition plusieurs milliers d'enfants à travers le monde, à l'exception des États-Unis (où le médicament est autorisé) et de la France (voir ci-dessous). Cette initiative est d'ores et déjà programmée et les premières livraisons de médicaments gratuits auront lieu en février.
L'indignation
En France, cette initiative a d'emblée été violemment dénoncée par l'AFM-Téléthon, association qui s'est «indignée qu'un tel programme basé sur un tirage au sort ait pu être imaginé et, a fortiori, proposé à des parents dont l'enfant atteint d'une amyotrophie spinale sévère est condamné à mourir à court terme. Comment peut-on envisager un instant que la vie d'un enfant puisse être le gros lot d'une loterie?»
En Belgique, Novartis a été fortement critiqué lors d'un événement qui a fait la une de la presse belge. Les parents d'une petite fille nommée Pia, atteinte de SMA, ont réalisé une opération de fundraising grâce à une cagnotte participative et ont obtenu 2 millions d'euros qui leur ont permis de traiter leur fille alors que le traitement n'est toujours pas autorisé dans le pays. La loterie de Novartis y a été dénoncée par le parti écologiste flamand Groen, qui a demandé à la ministre fédérale de la Santé, Maggie De Block, d'intervenir. Pour la députée Barbara Creemers (Groen), les choses sont assez simples: «La vie n'est pas une loterie. Quand le hasard prend le dessus, le politique doit intervenir.» Pour cette députée écologiste, cette loterie se situe «au-delà de la honte».
«Nous avons besoin de savoir combien coûte ce médicament à la production, a pour sa part déclaré le professeur Antoine Flahault, spécialiste de santé publique (directeur de l'Institut de santé globale à la faculté de médecine de l'Université de Genève). Quelles sont les bases de fixation de ce prix? De toute ma carrière, je n'ai jamais vu pareille loterie. Comme à beaucoup, le procédé me semble choquant. Je pense que le laboratoire Novartis fait une erreur majeure dont le coût moral et éthique risque d'être très élevé.» Le Pr Flahault ne conteste pas le fait que le développement d'un médicament représente un risque financier élevé pour les laboratoires pharmaceutiques.
«Le modèle économique du marché mondial du médicament exige certes de conserver une incitation financière substantielle pour que les laboratoires continuent à investir dans le développement de traitements contre des maladies rares, ajoute-t-il. Pour autant, je reproche l'absence de transparence sur les coûts attendus du développement et de la production du Zolgensma® et les bénéfices économiques recherchés par la multinationale.»
«Ce qui est éthiquement très critiquable, a quant à lui dénoncé Christian Cottet, directeur général de l'AFM-Téléthon, c'est le mode de répartition de ces doses par tirage au sort. En pratique, cent doses sur une année pour le monde représentent un ou deux bébés traités par pays. Il y aura en France 120 bébés qui vont naître en 2020 atteints de SMA et quasi tous éligibles au traitement. Il est certain que le tirage au sort non seulement ne résout rien mais provoque beaucoup d'interrogations et de critiques. On ne joue pas à pile ou face la vie d'un enfant malade!»
Pourquoi la France n'est-elle pas concernée?
Tout simplement parce qu'elle est le seul pays au monde où, le Zolgensma® n'y étant toujours pas commercialisé, un système dérogatoire original (celui dit des autorisations temporaires d'utilisation –ATU– nominatives) a été mis en place et a d'ores et déjà permis à sept bébés français de recevoir le traitement –dans les CHU de Toulouse, Necker et Strasbourg. L'accès étant de ce fait assuré à tou·tes les patient·es éligibles, la logique générale (mettre à disposition gratuitement Zolgensma® dans les pays où il n'est pas accessible) ne s'applique pas en France au vu du système d'ATU nominatives en place. Cette situation durera tant que l'autorisation de mise sur le marché ne sera pas accordée et qu'un accord sur le prix n'aura pas été passé entre Novartis et le gouvernement français.
«Le principe de tirage au sort pour accéder à un traitement ne correspond pas aux valeurs de notre système de santé, qui vise un égal accès aux soins pour tous, a toutefois fait valoir Agnès Buzyn, ministre des Solidarités et de la Santé. Le ministère mène des réflexions sur la soutenabilité financière à long terme du remboursement par l'assurance-maladie de ce type de traitement. La nouvelle commission européenne sera de nouveau saisie de cette question majeure.»
Les premières explications de Novartis
La multinationale pharmaceutique a baptisé son initiative de tirage au sort «Programme mondial de gestion de l'accès». «Nous avons entendu les nombreuses demandes pour un programme d'accès précoce consistant à rendre cette thérapie génique innovante accessible aux patients dont les besoins sont immédiats, précise la firme. Depuis son approbation aux États-Unis, les demandes d'accès à Zolgensma® de la part de familles se sont multipliées, notamment dans tous les pays où, à la différence de la France, un système d'ATU n'existe pas.» Novartis précise encore œuvrer activement auprès des autorités de trente-six pays[1] pour que son médicament soit au plus tôt autorisé et disponible.
Les patient·es éligibles atteint·es de SMA devront être âgé·es de moins de 2 ans (en conformité avec les critères américains) et ressortissant·es (ou résidents légaux) d'un pays où le traitement n'est pas encore approuvé par les autorités de santé. «Nous avons initié une réflexion au sein de l'entreprise ainsi qu'avec des parties prenantes externes afin de réfléchir ensemble à des solutions envisageables pour lancer un tel programme», ajoute Novartis. Une collaboration avec «un comité consultatif de bioéthique indépendant» a été établie. Ce comité «s'est attaché aux principes d'équité, des besoins médicaux et d'accessibilité mondial, et ce afin de déterminer au mieux la répartition globale d'un nombre restreint de doses, évitant de favoriser un enfant ou un pays par rapport à un autre».
«Ce comité est constitué de différents experts, dont des bioéthiciens, des cliniciens, des défenseurs des patients, etc.», précise l'entreprise qui refuse toutefois d'en communiquer la composition –et ce «pour aider à protéger son indépendance».
Le tirage au sort est-il éthiquement justifiable?
«Cela peut donner l'impression que vous le faites aveuglément, mais c'est peut-être le mieux que nous puissions faire», a déclaré Alan Regenberg (Johns Hopkins Berman Institute of Bioethics) qui ne faisait pas partie des bioéthiciens recrutés par Novartis. La question de fond soulevée est celle de la meilleure gestion éthique d'une substance vitale en situation de pénurie. Est-il plus justifié de faire jouer le hasard ou d'organiser une répartition sur des bases qui pourront toujours faire l'objet de contestations, éthiques ou juridiques?
Interrogée sur les raisons qui font qu'elle limite sa distribution gratuite à cent doses, Novartis avance les contraintes de fabrication, spécifiques et complexes, inhérentes à cette nouvelle thérapie génique. Elle ne dispose pour l'heure que d'une unité de production autorisé, située aux États-Unis. Deux usines devraient entrer en service en 2020. Et pour ne rien simplifier, le Zolgensma® fait l'objet de procédures de contrôle quant à l'exactitude des données du dossier fourni aux autorités américaines.
Pourquoi deux millions d'euros la dose?
Tout en se refusant à faire la transparence (comme l'ensemble des firmes pharmaceutiques interrogées sur un tel sujet), Novartis précise avoir déjà investi environ un milliard d'euros sur ce projet médicamenteux (acquisition des licences, coût des essais cliniques conduits en Europe et aux États-Unis, construction des sites de production, etc.).
On ajoutera qu'en mai 2018, la start-up AveXis (qui avait élaboré le Zolgensma® grâce aux travaux initiaux des scientifiques financés par l'AFM Téléthon) avait été rachetée par la multinationale suisse Novartis pour 7,4 milliards d'euros.
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Sur le fond: le pragmatisme préféré à l'inaction
«Nous avons pleinement conscience, en prenant une telle initiative, du risque d'être mal compris, d'apparaître comme des opportunistes, nous a confié Marilise Marcantonio, porte-parole de Novartis France. Nous aurions aussi pu décider de ne rien faire. Tel n'a pas été notre choix –étant donné l'urgence de la situation pour les enfants de moins de 2 ans affectés par une maladie d'évolution rapide. Et nous avons choisi cette solution au vu de l'efficacité désormais établie de Zolgensma® en tenant compte de notre capacité limitée de production, tout en agissant au mieux pour obtenir les autorisations de commercialisation.»
Aussi audibles qu'ils puissent être, ces arguments seront-ils compris? Pour l'heure, Novartis, en adoptant une telle démarche, prend un risque majeur: oser la gratuité tout en gardant pleinement les commandes d'un dispositif jouant avec le hasard –le tout dans l'attente d'une commercialisation à des prix qui battront des records. Il y a là, de manière quelque peu paradoxale, matière à conforter l'image d'une industrie pharmaceutique enfermée dans sa logique capitalistique et ses appétits de profits.
«À mon sens, la seule réponse possible à cette affaire, si ce traitement est réellement efficace et bien toléré, serait de le rendre accessible à tous les enfants atteints de cette maladie rare, suggère le Pr Flahault. Et ce quitte à créer un instrument (du type Fonds mondial contre le sida) pour la coordination internationale de son financement et de sa distribution, en mettant le laboratoire pharmaceutique, les acteurs politiques, les soignants et les représentants des patients et leurs familles autour de la table.»
Voilà une proposition de bon sens. Mais cette table existe-t-elle?