Culture

L'irrésistible ascension de Billie Eilish

Temps de lecture : 9 min

Révélation de l'année 2019, la chanteuse de 18 ans est adulée par sa génération mais compte aussi parmi ses fans Dave Grohl, Julia Roberts ou Lana Del Rey.

«C'est parce qu'elle est elle-même que les gens accrochent», selon Thom Yorke. | Kenneth Capello
«C'est parce qu'elle est elle-même que les gens accrochent», selon Thom Yorke. | Kenneth Capello

«Voici le ventre de la bête!» Sur le tournage du dernier épisode en date de «Carpool Karaoke», Billie Eilish fait visiter à l'animateur James Corden la chambre depuis peu vacante de son frère, le songwriter, musicien et producteur Finneas O'Connell, 22 ans. C'est dans cette pièce exiguë de leur modeste maison familiale de Highland Park, quartier nord-est de Los Angeles, qu'a été enregistré à deux, de A à Z, l'album When We All Fall Asleep, Where Do We Go? sorti fin mars. Un souvenir lui revient: «Avant même de composer la moindre chanson ensemble, Finneas m'avait dit à moitié sérieux: “Je vais faire de toi la plus grande pop star au monde”.» Ils en avaient ri aussi fort que sur «!!!!!!!», la courte plage introductive de l'album.

Même au second degré, l'idée que Mrs Billie Eilish Pirate Baird O'Connell ait pu avoir besoin d'un pygmalion paraît absurde. L'ambition affichée début 2015 l'était moins. Les chiffres parlent d'eux-mêmes: avec 15 milliards de streams, selon Polydor et 8,6 millions d'albums vendus, toujours selon Polydor, When We All Fall Asleep… finit l'année numéro 1 des charts aux Etats-Unis et talonne le groupe de K-pop BTS au niveau international. Plus impressionnant, avant même d'avoir soufflé ses dix-huit bougies (le 18 décembre), la Californienne était devenue la plus jeune artiste nommée dans les quatre catégories principales aux Grammy Awards! C'est donc le triomphe d'un album à une époque dominée par les playlists.

La première pop star qui ne rappe pas

C'est pourtant sur un site de streaming, SoundCloud, et grâce à un titre viral, «Ocean Eyes», que tout a commencé, rappelait Finneas O'Connell joint par téléphone fin septembre, à quelques jours de la sortie de son premier EP solo Blood Harmony. «On l'a réalisé dans ma chambre, mis en téléchargement gratuit en novembre 2015 et, le soir même, ça affichait 1.000 écoutes, sans A&R ni label.» «Ocean Eyes» ne tarde pas à taper dans l'œil de Justin Lubliner, fondateur de Darkroom, société de management et division du label Interscope qui signe Billie Eilish en août 2016, préparant le terrain au parrainage des gardiens du temple Spotify et Apple Music.

Biberonnée aux Beatles, attirée par des divas comme Peggy Lee ou Etta James, marquée par les groupes punk adorés par son frère (Greenday) et influencée par des artistes ayant redéfini les codes du R'n'B (Frank Ocean) ou du hip-hop (Childish Gambino) dans les années 2010, Billie Eilish a horreur du concept de genre musical exclusif. Il n'empêche. Son style initial peut être comparé à un genre né sur Spotify: la streambait pop, une pop mélancolique et mid-tempo très Lana Del Rey, mâtinée de beats hip-hop. Sa musique s'inscrit dans une époque dominée par la culture hip-hop et c'est frappant dans son attitude, son phrasé, sa production... En arrière-plan. Billie Eilish est la «première pop star de l'ère SoundCloud, sans le rap», résume le New York Times.

Billie, l'«anomalie»

À ce stade, tandis que les haters ne voient en elle qu'une industry plant («un produit de l'industrie»), nombre de médias spécialisés titrent: «On a trouvé le nouveau visage de la pop». De son côté, la chanteuse n'a pas l'intention d'être résumée à sa moue boudeuse, ses yeux bleu océan mi-clos ou à ses teintures à la Dragon Ball Z. Elle enchaîne singles et tournées bientôt sold out en quelques minutes. Avant même la sortie du premier EP Don't Smile at Me en août 2017, ses concerts ressemblent à des karaokés à 120 db.

Le tournant, selon Finneas O'Connell? «Lovely», un duo avec le chanteur Khalid sorti en avril 2018 et remarqué sur la saison 2 du teen drama 13 Reasons Why. «Ce morceau, c'était Billie, Khalid et moi, personne d'autre, défend le producteur. En voyant le résultat, le label s'est peut-être dit: “Ok, qu'ils fassent ce qu'ils veulent, on sait que ce sera bon”.» Mesurant les enjeux, Finneas n'en trouve pas moins «dommage que [la liberté artistique ne soit venue] qu'après un gage de succès». Depuis, il constate que sa sœur est perçue «comme une anomalie» au lieu de servir d'exemple. «Quand nous avons choisi un business model qui ne se fait pas tellement en 2019 [pas de featuring ni de compositeur extérieur, ndlr], notre label a été super mais le conservatisme domine. Je vois beaucoup d'artistes à qui on dit de ne pas prendre les mêmes risques.»

«Plus Marilyn Manson que Katy Perry»

Dans la tête de Billie Eilish, y a-t-il déjà eu la moindre limite? N'a-t-elle pas déclaré à Billboard: «J'ai la chance d'appartenir à une génération qui a la possibilité de transgresser les règles», citant notamment l'activiste écologiste Greta Thunberg? La preuve: elle a réalisé elle-même la vidéo de son dernier single en date «Xanny», là où, une génération avant, Alanis Morissette s'était entendu dire: «Tu ne peux pas le faire; ça flinguerait ta carrière». Euh…

Billie Eilish est loin de travailler seule mais son image assumée, théâtralisée et contrôlée emporte tout, comme Stromae avant elle. En cela, la protégée de Justin Lubliner s'inscrit dans une lignée de rappeurs comme Travis Scott ou Chance the Rapper, analyse le patron de Darkroom dans une enquête de Buzzfeed. Ces artistes ont «reformulé la notion de vedettariat en fonction des codes du streaming, en s'appuyant non plus sur un seul hit mais en proposant un véritable personnage et une esthétique propre».

Le personnage Billie Eilish se caractérise notamment par son absence totale d'autocensure et son côté mascotte dont rafolent fans et journalistes. D'une vidéo YouTube à l'autre, on peut aussi bien la regarder jouer avec une portée de chiots que se vanter de son extraordinaire transit intestinal ou militer pour la cause climatique.

Son identité se reflète aussi dans sa ligne de merchandising, Blohsh. Sa signature vestimentaire? Des ensembles amples et bariolés évoquant tant les codes du hip-hop que les tenues de... hockey sur glace. Sans en faire une revendication féministe, la jeune fille s'affirme tout en cachant ses formes. «En rompant avec les Lolitas ultra sexy et peu vêtues, elle est en phase avec la génération #MeToo, avance Guenael Geay, directeur marketing international chez Polydor, son label français. C'est une anti-pop star, plus Marilyn Manson que Katy Perry.»

Les fans de Billie

Pas étonnant donc que l'Américaine soit devenue l'idole des filles des quinquas du rock. Après l'avoir vue sur scène, Dave Grohl est catégorique: «Le rock est à des années-lumière d'une mort annoncée». Sur Twitter, l'ancien batteur de Nirvana a même comparé la relation fusionnelle entre l'autrice d'«All The Good Girls Go To Hell» et ses fans à celle qu'entretenait le groupe de Seattle avec son public au début des années 1990: «Mes filles sont obsédées par Billie Eilish [...], elles deviennent elles-mêmes à travers sa musique.» Quant à Thom Yorke, il s'est surtout réjoui dans une interview à BBC 6 que l'artiste n'ait pas vendu son âme: «C'est parce qu'elle est elle-même que les gens accrochent.»

Benjamin Manaut, chef de projet chez Polydor, considère que ces réactions «ont permis aux programmateurs radio français de réaliser qu'elle plaît aux artistes qu'ils playlistent». Il aura tout de même fallu trois ans pour que sa musique soit diffusée, ajoute Guenael Geay. «On a eu droit au même “délit de sale gueule” qu'avec Lady Gaga. On voyait les trentenaires se dire que c'était pour les ados et on se demandait si ce n'était pas trop intelligent pour les médias mainstream.» Même réaction de l'animateur Jimmy Fallon pendant son late show: «“Bad Guy”, je pensais que personne ne serait assez cool pour aimer.» Personne sauf La Grande Sophie et Pomme qui ont chacune repris et adapté en français ce single –la télépathie?– pendant que Lana Del Rey, James Blake, Alicia Keys ou encore Julia Roberts faisaient la queue pour un selfie avec Billie.

Un modèle pour les ados mais pas une ado modèle

Avant 2019, la vie de Billie Eilish ne ressemblait pas à un tel conte de fée. Maggie Baird et Patrick O'Connell, des comédien·nes sans le sou et attiré·es par des méthodes éducatives alternatives, scolarisent leurs enfants à la maison. Pour autant, vivre dans un cocon, y compris en tournée où ses parents suivent leurs rejetons à la trace, n'épargne pas à Billie des épisodes dépressifs. Elle en parle d'ailleurs sans complexe, comme du syndrome de Gilles de la Tourette dont elle est atteinte.

«Émotionnellement, Billie est un livre ouvert», observe Finneas, que sa sœur présente comme «[son] meilleur ami». Ces deux-là ne manquent d'ailleurs jamais une occasion de se dire «I love you» en public. Les fans, qui ont suivi sur Instragram la quasi-intégralité de l'adolescence de la nouvelle star filmée et diffusée façon télé-réalité, ne rêvent que d'une chose: faire partie de la famille.

Quand bien même les trentenaires ne se pressent pas (encore?) aux concerts de Billie Eilish, le phénomène n'attire pas que les ados. Interrogé par Variety, Justin Lubliner a son explication: «Elle est votre meilleure amie au lycée et représente quelque chose que les gens envient: la possibilité de s'exprimer et d'être relié aux autres [...]. Les jeunes se retrouvent dans son esprit d'indépendance. Son intelligence et la sophistication de ses chansons parlent aux adultes et leur rappellent leurs artistes favoris.»

Jonction entre l'alternatif et la pop

Il y a à la fois tout l'arc-en-ciel émotionnel de l'adolescence et une réelle maturité dans When We All Fall Asleep… Un album cohérent, diversifié et audacieux, loin, très loin de se résumer à de la bedroom pop naïve. Et qui rappellera par moments, à la génération Y, Feist (période Let It Die) ou Camille (les délires et explorations vocales de l'album Le Fil). «J'ai retiré mon Invisalign [un appareil dentaire invisible] et voici l'album!», se marrent Billie et Finneas en intro. Une manière de fixer d'emblée les règles du jeu, d'affirmer qu'on peut rire aux larmes puis conserver une prise vocale chagrinée et ponctuée d'un soupire deux plages plus loin («Xanny»).

Pour créer sa pop macabre, Billie et Finneas ont peaufiné le design sonore, notamment en piochant dans une banque de sons enregistrés sur smartphone, dans la rue ou chez le dentiste. Ces samples comme les effets de distorsion inhabituels défigurent les mélodies et renvoient aux vidéos accompagnant l'album: la chanteuse se fait écraser des mégots de cigarettes sur le visage dans celle de «Xanny», se tache le visage de (faux) sang dans celle de «Bad Guy»... Le résultat n'est pas censé être joli mais parfait. Bref, on n'est pas chez Avril Lavigne.

Dérangeante, Billie Eilish l'est jusque dans l'utilisation des silences pesants. Les jeunes artistes font souvent l'erreur de saturer l'espace d'arrangements. Mais pour Finneas, less is more. Il fait en sorte que la voix de sa sœur murmurée, voire chuchotée, soit le nombril du monde. Effet ASMR garanti. «Je traite les prises de voix comme si Billie était juste à côté de toi, détaille Finneas. Elle s'assied sur mon lit, on se met face à face, je laisse le micro tout près de sa bouche, règle le gain très haut et mets le moins de reverb possible. Les gens me disent: “Ta production est si simple.” Personnellement, j'aimerais qu'elle le soit car ce travail me demande beaucoup de temps», précise Finneas.

Ne pas se fier à cette apparente simplicité. Si «Wish You Were Gay» tourne en quatre accords, sa sophistication se révèle dans le compte à rebours rythmant les paroles. Tout aussi squelettiques, d'autres chansons sont plus déstructurées. Dans le tandem Billie / Finneas, chacun son point fort: «Finneas est très doué pour écrire des structures couplet-refrain-couplet-refrain-pont; moi j'ai grandi en écoutant des chansons n'ayant pas vraiment de structure […] comme celles de Frank Ocean ou Imogen Heap», explique l'artiste à Variety. «Bad Guy» est l'exemple type d'un titre qui se retient instantanément, mais qui peut aussi plaire à un public cérébral. «Ce qui n'est pas traditionnel, détaille Finneas, c'est qu'après avoir chanté “I'm the bad guy, duh”, elle repart sur une partie instrumentale alors que typiquement ça devrait reprendre sur un autre gimmick vocal.»

Demandez à Dave Grohl de définir cette musique. Il appelle ça du rock, faute de mieux. Inclassable, Billie Eilish n'entre dans aucune case et c'est tant mieux. «On l'a labellisée alternatif au début précisément parce qu'elle était difficile à catégoriser, raconte Justin Lubliner au LA Times. Intéressant qu'elle soit aujourd'hui perçue comme pop; elle est si différente du son pop actuel.» Une anti-pop star, peut-être, mais pas une artiste anti-pop. «Je n'ai jamais eu l'intention de dire: “fuck la pop!”, déclare-t-elle à Elle. J'ai juste voulu faire ce que je voulais.» Duh!

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