À Rabor (Iran)
Rabor est triste, Rabor vient de perdre son héros. Dans la petite ville natale de Qassem Soleimani, située dans la province de Kerman, à quelque 1.500 kilomètres au sud-est de Téhéran, le ciel voilé pleure de grosses gouttes et un vent glacial balaie les rues désertées. Les rares passant·es sont habillé·es en noir, en signe de deuil. De nombreuses banderoles chantent les louanges du général. Son visage est partout, sur les devantures des restaurants, de bureaux d'administration, de banques ou de commerces, tous fermés depuis l'annonce de sa mort.
Rasool Moradi, 59 ans, est chauffeur. À l'arrière de sa voiture Kia Pride, il a collé une photo à l'effigie de la vedette nationale et locale. «Nous n'aurons jamais plus un type comme lui qui fera autant pour le pays. Nous avons perdu un héros national... pourquoi Soleimani, pourquoi lui?», lâche t-il, ému. Avant de reprendre: «Les routes dans le pays sont sûres grâce à lui, nos frontières le sont également. Il s'est battu contre les talibans en Afghanistan, contre Daech en Irak. Il n'a pas laissé tomber Bachar el-Assad... Tout le monde l'aime dans la région.»
Culturisme et champ de bataille
Qassem Soleimani a passé son adolescence et sa vie de jeune adulte à Rabor, puis à Kerman. Né d'un père paysan endetté et pauvre, il arrête ses études au lycée faute de moyens. Comme beaucoup de jeunes Iraniens de la région, il enchaîne les petits ouvrages sur des chantiers, avant de finalement trouver un poste modeste dans la municipalité de Kerman.
Quand le régime du shah tombe, le jeune homme fait partie de cette ruralité conservatrice, autrefois exclue par un régime acquis aux citadin·es riches et bourgeois·es, fasciné·es par l'imam Khomeini et l'espoir d'une ascension sociale. Mais la guerre avec l'Irak de Saddam Hussein vient troubler la révolution islamique.
Soleimani n'a aucun entraînement militaire, mais est bien connu des salles de sport de la région où il pratique les «rituels Pahlevani et zoorkhaneh», mélange de gymnastique, culturisme, lutte et folklore nationaliste perse. Comme des milliers d'Iraniens dans la force de l'âge, il est envoyé sur le front d'une terrible guerre des tranchées qui fera entre 500.000 et un million de morts. Porteur d'eau, il se mue petit à petit en un courageux guerrier volontaire et entreprenant.
«Sans lui, Daech se serait emparé de l'Iran, comme ils l'ont fait en Irak ou comme les talibans l'ont fait en Afghanistan.»
Asad Esmaeili, 52 ans, était un compagnon de guerre de Soleimani de 1980 à 1988. Les deux hommes se sont battus côte à côte dans les montagnes de Dezli, au Kurdistan iranien. Ce propriétaire d'un petit restaurant où on sert des kebab et des oignons frais a les yeux embués quand il se souvient de son défunt frère d'armes: «Il était si courageux. Il se battait toujours en toute première ligne. Personne ne pouvait le blesser sur le champ de bataille. Fallait voir comment il terrorisait nos ennemis... En dehors des combats, il était drôle quand il était plus jeune. Il faisait toujours des blagues et se comportait toujours avec bienveillance avec les gens autour de lui. Je suis très fier de mon capitaine.»
Si la guerre Iran-Irak a traumatisé toute une génération, Soleimani en ressort fasciné. Dans une interview accordée à un média iranien, il philosophait sur cette période charnière de sa vie: «Le champ de bataille est le paradis perdu de l'humanité –le paradis dans lequel la moralité et le comportement humain se hissent à leur plus haut niveau. Le type de paradis que les hommes imaginent souvent ressemble à des ruisseaux, de belles jeunes filles et des paysages luxuriants. Mais il y a un autre type de paradis: le champ de bataille.» Ses exploits durant cette guerre lui permettent une ascension sociale phénoménale.
Tooba Moshiri
Dix ans après, en 1998, il est promu à la tête de l'unité d'élite et d'intervention extérieure: la Force Al-Qods, au sein des Gardiens de la révolution. L'homme est ensuite dépêché sur des théâtres d'opération aussi complexes que l'Afghanistan, où il lutte contre les talibans, en Irak, pour fédérer des milices armées acquises à sa gouvernance, ou plus tard, en Syrie pour maintenir le régime de Bachar el-Assad. The New Yorker lui prête même une tentative d'opération conjointe avec un cartel de la drogue mexicain pour tenter d'éliminer un diplomate saoudien aux États-Unis, en 2011.
«Il était un modèle pour les jeunes de cette région. Tout le monde ici voulait être le général Soleimani. C'était notre héros. Jamais je n'aurais cru que quelqu'un puisse venir à bout du général. Il était un cadeau de Dieu. Sans lui, Daech se serait emparé de l'Iran, comme ils l'ont fait en Irak ou comme les talibans l'ont fait en Afghanistan. Nous avons perdu un être humain et humble. Honte aux États-Unis et à Israël.»
Homme du peuple
Bien que souvent en opérations extérieures, le général Soleimani revenait parfois dans son village natal où il possède une maison familiale. Populaire pour avoir su repousser le groupe État islamique hors des frontières iraniennes, Soleimani l'est également de par son origine sociale.
Il est un personnage du peuple, dont la fulgurante ascension sociale inspire la ruralité iranienne. Une trajectoire relative au corps des Gardiens de la révolution où l'envie, la fidélité et le courage ont souvent permis la promotion d'individus peu diplômés, sans capital social. «Il a un parcours typique de tous les gens qui sont issus des Gardiens de la révolution. C'est une entité qui se crée au début (de la révolution islamique) pour sauvegarder la lutte intérieure. [Les Gardiens] sont composés essentiellement de jeunes qui sortent de nulle part et qui vont tout apprendre de la guerre Iran-Irak. Le modèle d'ascension sociale à travers les Pasdarans est classique», analyse Thierry Coville, spécialiste de l'Iran et chercheur à l'Institut de relations internationales et stratégiques.
«Sur le plan des inégalités, globalement la révolution a été positive. Entre 5 et 6% d'Iraniens font des études supérieures, c'est énorme! Et le niveau des inégalités de revenus a plutôt diminué également», remarque-t-il.
Tooba Moshiri
Ali Esmaeili, 70 ans, ancien enseignant à Rabor, se souvient du père du général: «Il était vraiment un brave homme. Il avait des fermes de noix et a donné une bonne éducation à ses enfants. Je me fiche de ce qu'on peut dire de ce régime, Qassem était tout simplement un enfant du peuple. Il était l'un des nôtres. Le Moyen-Orient ne sera plus le même pour nous après lui. Les Afghans, Irakiens et Syriens et nous, allons souffrir.»
Asad Esmaeili, son ancien camarade de guerre, se rappelle le jour de la mort de son père. Il le revoit, à la mosquée de Rabor. «Il restait à la porte et saluait tous ceux qui venaient aux funérailles. Du jeune au vieux, des proches aux inconnus.»
Mobin Shariati n'a jamais croisé Qassem Soleimani, il était trop jeune. Mais ce mineur de 30 ans au jean bleu délavé et au sweat-shirt gris sait «très bien qui est le général et ce qu'il représentait pour nous». «[Rabor] n'est pas prêt pour ses funérailles. On ne pourrait ni loger, ni nourrir tous ceux qui l'aiment en Iran. Ce serait du gâchis.» Mobin rêve de vengeance pour celui dont la légende continuera de hanter les montagnes de Kerman. «J'attends de voir quelle sera la réaction de nos militaires. Il ne devrait pas mourir pour rien. Nous devrions bientôt nous venger.»