Mi-novembre, la population iranienne a fait face à une des répressions les plus violentes depuis l'instauration de la République islamique il y a quarante ans. Le 15 décembre Amnesty International comptait 304 mort·es. L'attaque, le 3 janvier, contre le général Qassem Soleimani, commandant de la force Al-Qods, fait par ailleurs craindre une future guerre et unit l'aile conservatrice du régime. Comment la population du pays peut-elle s'y retrouver?
Perte de confiance
«Personnellement, je n'ai plus confiance en rien, ni personne ni en aucune politique», avoue Mariam* au bord de la dépression. «Tous les jours, les gens sont confrontés à un bouleversement», ajoute également Atefeh*.
L'Iran fait en effet face à une crise économique sans précédent, l'accord nucléaire a été totalement dénaturé depuis le retrait américain en mai 2018 et la population est asphyxiée par les sanctions et une inflation supérieure à 40%. L'annonce de l'augmentation du prix de l'essence le 15 novembre a fait déborder le vase. Les jours qui ont suivi des milliers d'Iranien·nes –200.000 selon le ministère de l'Intérieur– sont descendu·es dans les rues pour protester.
La réponse des autorités ne s'est pas faite attendre. Internet a été coupé et les protestataires ont été violemment réprimés. L'ONU parle de 7.000 arrestations et le décompte des morts d'Amnesty International ne cesse d'augmenter, atteignant dernièrement 304 mort·es. Désabusé·es, les Iranien·nes se sentent impuissant·es: «Si tu protestes pacifiquement, ils disent que tu es soudoyé par les États-Unis, que tu es un élément étranger ou un émeutier… bref, ils te collent quatre ou cinq accusations», s'emporte Leila*. L'attaque, le 3 janvier, contre le général Qassem Soleimani, commandant de l'unité d'élite du corps des Gardiens de la révolution, inquiète également la population. L'escalade des tensions entre leur pays et les États-Unis pourrait aboutir à une guerre et risque d'aggraver encore plus la crise économique.
«La répression de l'État entraîne la brutalisation des manifestants»
Pour Clément Therme, chercheur post-doctorant au CERI à Sciences Po Paris, «ce qui ressort des manifestations au Liban, en Irak et en Iran c'est la demande de normalité du peuple et le dégagisme». Jusqu'à présent échaudée par l'expérience de ses parents en 1979, la jeunesse iranienne, qui représente plus de 70% de la population, a toujours refusé l'idée d'une nouvelle révolution, qu'elle considère comme une régression. «Notre dernière option est le vote, il faut l'utiliser!», affirmait ainsi une étudiante en tractant devant le métro de Vali-Asr à Téhéran, lors des élections législatives de 2016.
Selon Clément Therme, les choses pourraient changer: «La répression de l'État entraîne la brutalisation des manifestants.» Or, explique-t-il, «la révolution, c'est la violence. Certains Iraniens sont prêts, ils ont résisté à la violence de l'État lors des dernières manifestations. […] Le défi maintenant pour les manifestants, c'est de créer l'unité. Autrement dit, réussir à attirer les classes moyenne et supérieure, celles qui ont quelque chose à perdre. Le régime de son côté, va chercher à diviser pour empêcher une alternative d'émerger […], notamment à travers un discours sécuritaire et de propagande.»
«Le régime iranien n'est plus politique, mais bien militaire. Ce qui a changé, c'est qu'il ne s'en cache plus.»
La frappe des États-Unis contre Qassem Soleimani et la menace de Trump de cibler cinquante-deux sites culturels iraniens en cas de représailles renforcent ce discours de propagande. Tué par un raid américain en Irak, Qassem Soleimani est aujourd'hui élevé en martyr. Présenté par le régime comme celui qui avait réussi à maintenir Daech hors des frontières, son élimination a sans conteste rétabli le sentiment d'unité nationale et renforcé l'aile conservatrice du régime, rendant plus difficile encore la division de la population.
Mahnaz Shirali, politologue et spécialiste de l'Iran, affirme cependant qu'il y a un avant et un après la répression du mois de novembre: «Les dirigeants ne cherchent plus une réponse politique au problème, affirme-t-elle. Depuis les manifestations étudiantes de 1999, les autorités font usage de violence contre la population et leurs demandes légitimes. Le régime iranien n'est donc plus politique, mais bien militaire. Ce qui a changé, c'est qu'aujourd'hui il ne s'en cache plus.» Selon elle, c'est l'absence de contre-pouvoir qui permet à la République islamique d'user de violence.
Une instable opposition à l'étranger
Le 4 janvier, Maryam Radjavi, présidente du Conseil national de la Résistance iranienne (CNRI), s'est réjouie de la mort du général iranien. Selon elle, «l'élimination de Soleimani accélère le renversement du régime». Le CNRI, composé de l'organisation des Moudjahidines du peuple iranien (OMPI), est une organisation d'opposition au régime iranien basée à Paris. Fondée en 1965 en opposition au régime monarchique de Mohammad Reza Pahlavi, l'organisation des Moudjahidines est aujourd'hui très active, surtout sur les réseaux sociaux, et le CNRI est considéré par certains comme une alternative au régime actuel.
Selon un article du Figaro de juin 2018, John Bolton, alors conseiller à la sécurité nationale de l'administration Trump, aurait «assuré au CNRI qu'il dirigerait l'Iran avant 2019». John Bolton n'est pas le seul a soutenir le mouvement. C'est également le cas de plusieurs responsables politiques américains à l'instar de Rudy Giuliani, ancien maire de New York et avocat de Donald Trump, et des figures politiques français·es comme Rama Yade ou la député MoDem Michèle de Vaucouleurs.
Les Moudjahidines ont pourtant un passif compromettant. Jusqu'en 2012 aux États-Unis et 2009 en Europe, le CNRI était placé sur la liste des organisations terroristes. L'organisation est également considérée par ses détracteurs comme une secte organisée autour d'un culte de la personnalité. Maryam Radjavi semble être vénérée par les membres de l'organisation. En 2003, alors qu'elle était entendue par la Direction de la surveillance du territoire (DST), certains membres du CNRI se sont immolés à Paris pour dénoncer sa détention et obtenir sa libération.
Toutefois, l'OMPI n'a aucun soutien en Iran. Ses membres y sont considérés comme des traîtres depuis leur collaboration avec Saddam Hussein lors de la guerre Iran-Irak en 1980. Selon Mahnaz Shirali, «les Moudjahidines sont largement détestés par les Iraniens». Un propos confirmé par Majid en Iran: «Quelle chance que [les Moudjahidines] ne soient pas parvenus à prendre le pouvoir [en 1979] car, en comparaison, les responsables du régime actuel sont de véritables démocrates!».
Pour d'autres, c'est le prince héritier, Reza Pahlavi, fils du dernier shah d'Iran, qui incarne l'alternative. À la suite des manifestations de la mi-novembre, ce dernier avait d'ailleurs tweeté: «La seule solution est la chute de ce régime criminel et étranger aux intérêts de l'Iran.»
«Selon moi, le prince héritier est l'alternative la plus crédible, mais je pense qu'il ne veut pas jouer le rôle de leader. Je crois qu'il n'est pas à la hauteur du rôle que la société iranienne voudrait qu'il joue», nuance Mahnaz Shirali. Clément Therme, lui, rejette totalement cette option: «Le prince héritier correspond à la modernité, à un modèle positif […], mais il a également hérité de cette fracturation due à la révolution [de 1979]. Il ne peut donc pas incarner l'unité car il est lié au “traumatisme de la gauche iranienne” disparue avec la monarchie.»
La jeunesse éduquée s'en va
Faute d'alternative viable et sans espoir de réformes à quelques mois des élections législatives de février 2020, pour beaucoup d'Iranien·nes, il n'est plus question de voter: «Jour après jour, la situation empire. Dans ce pays tu es discrédité et tu n'as même pas le pouvoir de protester. Peut-être que la seule solution de protestation c'est de ne plus participer à aucune élection. Décision que moi et beaucoup d'autres avons prise», explique Mariam*. «Discrimination, répression des manifestants, chômage, perte de la valeur de la monnaie nationale, discrimination entre les hommes et les femmes, corruption des mollahs, […] répartition inique du budget… pourquoi continuer à voter malgré tout ça?, s'interroge Leila. Quiconque vote est un renégat.»
Mahnaz Shirali nuance ces propos. Selon elle, la participation des Iranien·nes aux élections ne signifie pas forcément une adhésion au système car beaucoup de personnes dépendent des aides de l'État: «Soixante millions d'Iraniens sont aidés par le régime –ce sont les chiffres des autorités. Ces gens-là iront voter car ils ont peur de perdre leur allocation.» La chercheuse constate néanmoins un changement des mentalités: «Aujourd'hui, beaucoup d'Iraniens pensent qu'ils n'ont pas besoin d'un leader de tutelle. Ils ont atteint une maturité. La population n'a plus peur du chaos et affirme qu'il y a assez de personnes compétentes à l'intérieur comme à l'extérieur du pays pour remplacer le régime actuel.» Cependant, ajoute-t-elle, il ne peut y avoir un changement de régime «tant que la République islamique est soutenue par l'Union européenne, la Russie et la Chine».
L'attaque contre Soleimani, qui était censée dissuader l'Iran, va surtout pousser le pays à être plus agressif.
Clément Therme le confirme: «La politique de pression maximale des États-Unis est une victoire économique sur le régime islamique. À court terme, les durs du régime se renforcent, mais sur le long terme cela affaiblit le système.»
Mais pour Ali Vaez, directeur du programme Iran à l'International Crisis Group à Washington, l'assaut contre un des symboles de la République islamique d'Iran change la donne: «Les leaders Iraniens vont devoir riposter. La question est de savoir s'ils vont répondre de manière directe et proportionnée ou de manière indirecte et disproportionnée. Cette attaque, qui était censée dissuader l'Iran, va surtout pousser le pays à être plus agressif […] et les conséquences sont presque impossibles à prévoir et à contenir», regrette-t-il.
En attendant, face à la crise économique, le chômage, le manque d'espoir en l'avenir et l'angoisse d'une possible guerre, la jeunesse iranienne rejoint les rangs de la diaspora qui, en 2018, comptait déjà 5.162.000 Iranien·nes réparti·es dans le monde. Difficile dans ces conditions d'imaginer un changement.
* Les prénoms ont été changés