La télé a toujours été une arène privilégiée pour les femmes d'Hollywood en quête d'une plateforme. Perçue comme moins prestigieuse que le cinéma, plus axée sur la collaboration créative et l'expérimentation, elle laisse traditionnellement moins leur place aux egos et offre un champ d'opportunités aux nouveaux talents.
Des personnalités comme Phoebe Waller-Bridge (Fleabag, Killing Eve) ou Pamela Adlon (Better Things) auraient sûrement eu beaucoup plus de mal à faire financer des films aussi audacieux et singuliers que leurs séries.
Parce qu'elle reste un tel espace de libertés, la télé a vu un nombre impressionnant de femmes créatrices prendre les commandes ces vingt dernières années. Il y a bien sûr Tina Fey (30 Rock, Unbreakable Kimmy Schmidt), Marti Noxon (Unreal, Sharp Objects...) ou encore Amy Sherman Palladino (Gilmore Girls, The Marvelous Mrs Maisel). En voici dix autres qui ont révolutionné le monde des séries.
Jill Solloway
En 2013, la performance de Laverne Cox dans Orange Is the New Black lance une conversation médiatique sans précédent sur la transidentité et son absence de représentation sur le petit écran. Mais Sophia Burset n'est qu'un seul personnage dans un casting d'ensemble.
Un an plus tard, la créatrice non-binaire Jill Soloway, qui avait auparavant écrit pour Tell Me You Love Me, marque un nouveau tournant avec Transparent. La série raconte l'histoire de Maura, père de famille sexagénaire qui annonce à sa famille qu'en fait, elle est une femme trans. Basée sur l'expérience personnelle de Soloway, qui a un parent trans, la série s'attache à montrer la fluidité de la sexualité et du genre. Surtout, Jill Soloway met en place un système de recrutement favorisant les personnes trans, faisant de Transparent un des plateaux de séries les plus inclusifs d'Hollywood.
En 2017, la série subit un coup dur lorsque l'acteur principal, Jeffrey Tambor, est accusé d'avoir harcelé sexuellement plusieurs femmes sur le tournage. En quelques années, Transparent a propulsé l'industrie en avant et offert une plateforme sans précédent à des talents comme l'actrice Trace Lysette ou la scénariste Our Lady J. Mais elle a fini par s'empêtrer dans ses contradictions, et reste un des exemples les plus frappants de ce qu'Hollywood ne devrait plus jamais faire –caster un homme cisgenre pour jouer le rôle d'une femme transgenre.
Quant à Jill Soloway, iel a rebondi avec une des séries les plus radicalement féministes du petit écran, I Love Dick, sur les fantasmes et la vie sexuelle d'une quadra. La preuve qu'iel n'a pas peur de se frotter aux sujets compliqués.
Jenji Kohan
Jenji Kohan est une enfant du sérail: son père était producteur télé, sa mère scénariste et son frère est le cocréateur de Will and Grace. Mais la créatrice mérite amplement sa place de choix au panthéon de l'histoire de la télé.
Avant de créer ses propres séries, elle a travaillé dans la writers' room des plus grosses productions des années 1990, du Prince de Bel Air à Sex and the City en passant par Friends, dont elle s'est fait virer. Quand elle s'est lancée en solo, elle ne sortait donc pas de nulle part et savait mieux que personne comment écrire pour la télé.
Chacune des deux séries de Jenji Kohan a été révolutionnaire à sa façon. Weeds, sa dramédie diffusée dès 2005 sur la chaîne câblée Showtime, présentait l'un des premiers portraits d'anti-héroïne de la télé: Nancy Botwin, une mère de famille qui se met à dealer de l'herbe pour subsister après la mort de son mari. La série est vite devenue le plus gros succès d'audience de la chaîne et s'est poursuivie pendant huit saisons.
Sa deuxième création, Orange Is the New Black, s'est révélée encore plus transformatrice. Troisième série originale de Netflix, elle dressait le portrait d'une prison pour femme et de ses détenues. Avec sa galerie de personnages féminins complexes et variés, chacune avec sa propre histoire et sa singularité, OITNB représentait une explosion de diversité à la télé. La série a révélé de nombreux talents comme Laverne Cox, Danielle Brooks et Samira Wiley, et s'est conclue cette année sur une excellente saison. Une nouvelle page se tourne dans la carrière remarquable de Jenji Kohan et on a hâte de découvrir le prochain chapitre.
Lena Dunham
Si Girls a mauvaise réputation, c'est en grande partie à cause de sa créatrice, la très problématique Lena Dunham. La jeune femme a essuyé son lot de controverses, pour son casting presque exclusivement blanc, sa représentation de Brooklyn pas toujours réaliste, et surtout son refus de croire une femme de son équipe qui accusait un collègue d'agression sexuelle.
Malgré tout, le monde du divertissement doit beaucoup à cette jeune agitatrice (et pas seulement parce qu'elle a révélé Adam Driver). Annoncée comme un nouveau Sex and the City, Girls est immédiatement allée beaucoup plus loin que sa prédécesseure dans l'exploration des corps non normés, et du sexe dans tout ce qu'il peut avoir de plus dérangeant.
Tout ça grâce à la volonté intrépide de Lena Dunham, qui n'a eu de cesse de s'exposer nue pour mieux exploser les tabous liés au corps féminin, en filmant sans fard et sans complexe sa cellulite, son ventre mou et ses cuisses rondes –comment oublier cette scène où elle expose ses parties génitales devant son employeur outré, ou encore celle où elle danse en boîte de nuit, torse nu sous un haut résille jaune fluo?
En ce qui concerne la représentation des femmes antipathiques, du corps féminin, du sexe et des zones grises du consentement, Girls a repoussé des frontières télévisuelles à peine frôlées par les œuvres qui l'ont précédée.
Issa Rae
Après le succès de sa websérie Awkward Black Girl, Issa Rae a débarqué dans la culture mainstream en 2016 avec Insecure, comédie diffusée sur HBO.
La série raconte le quotidien d'Issa, une jeune femme résidant à Los Angeles. Son petit ami l'ennuie, son boulot aussi, et ses relations amicales sont parfois épineuses. Cette histoire à la fois banale et spécifique d'un groupe de personnages noirs, des millions de femmes la connaissent, mais ne l'avaient jamais vue racontée à l'écran. Lasse de la représentation culturelle limitée des Afro-Américain·es –toujours «cools, sans imperfection» ou politiques à cause de leur couleur de peau– Issa Rae s'est donné pour mission de créer des personnages radicalement normaux, auxquels on puisse facilement s'identifier.
D'Issa à Molly en passant par Lawrence ou Kelli, la créatrice s'attache à montrer que l'identité noire n'a rien de monolithique, et situe ses personnages dans la norme plutôt que dans l'exception. L'ironie, c'est qu'en voulant normaliser ce genre de récits, elle est devenue avec Insecure la première femme noire créatrice et actrice principale d'une série pour le câble.
Pamela Adlon
La plupart des sériephiles ont découvert Pamela Adlon dans le rôle de Pam, la petite amie brut de décoffrage de Louis C.K. dans sa série autobiographique Louie. Leur collaboration s'est poursuivie avec Better Things, série de Pamela Adlon coproduite et coécrite par C.K. Ce partenariat a coûté cher à l'actrice, après les révélations sur les nombreuses agressions sexuelles commises par l'humoriste.
Mais en à peine trois saisons, Pamela Adlon s'est progressivement détachée de l'ombre de C.K. et s'est forgée sa propre place dans l'histoire des séries.
Avec Better Things, dramédie loufoque et émouvante sur une mère célibataire et ses trois filles, elle tisse une nouvelle vision de la maternité, loin des injonctions traditionnelles. Sam laisse ses filles pleurer, leur fait manger des oignons crus en leur faisant croire que ça va guérir leur gueule de bois, ou les incite à se hurler les pires horreurs dessus («pendant une minute chrono, et après on n'en reparle plus jamais»). Ses méthodes peuvent surprendre, mais l'amour inconditionnel qu'elle a pour ses filles n'est jamais remis en doute.
De plus en plus assurée dans son écriture et sa réalisation, Pamela Adlon a pris son envol et créé une des plus belles séries de la décennie. Et elle n'a plus besoin de personne pour briller.
Phoebe Waller-Bridge
Les séries de Phoebe Waller-Bridge ne sont jamais ce que l'on pense qu'elles vont être. Derrière son hilarante comédie Fleabag se cache le portrait bouleversant d'une femme écrasée par le deuil et la culpabilité. Le thriller Killing Eve masque une histoire d'attirance à la fois jouissive et malsaine. La créatrice aime se jouer des attentes du public, renversant les codes du quatrième mur et alternant humour noir et tragédie avec une virtuosité époustouflante.
Actrice de formation, Phoebe Waller-Bridge a commencé à écrire ses propres pièces de théâtre parce qu'elle ne trouvait pas assez de rôles. C'est donc sur scène que Fleabag a commencé, d'abord sous forme d'un court sketch, puis en un monologue d'une heure au festival Fringe d'Edimbourg. Là, elle est repérée par la BBC qui lui propose de transformer sa pièce en série.
Au même moment, Crashing, une série qu'elle avait écrite des années plus tôt, voit enfin le jour sur Channel 4. On y reconnaît déjà les qualités d'écriture de Waller-Bridge et son penchant pour les héroïnes à la fois irrésistibles et exaspérantes. Mais c'est avec Fleabag que l'Anglaise prend définitivement son envol, établissant son ton subversif et brillant.
Depuis, rien ne l'arrête. Elle a joué dans Solo, de la franchise Star Wars, a été appelée à la rescousse pour améliorer le scénario du dernier James Bond, vient de signer un contrat de 20 millions de dollars par an avec Amazon Prime, et prépare déjà une nouvelle série pour HBO –Run, une comédie-thriller avec Merritt Wever et Domhnall Gleeson. Le règne de Phoebe Waller-Bridge ne fait que commencer et on s'en réjouit par avance.
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Ilana Glazer et Abbi Jacobson
En regardant Broad City, on a le sentiment qu'Ilana Glazer et Abbi Jacobson ne disent jamais non à une blague, la plus perchée soit-elle, du moment qu'elle les fait rire. C'est cette audace qui fait tout le charme et la singularité de leur série –un portrait à la fois absurde et réaliste de la vie new-yorkaise de deux vingtenaires un peu paumées, qui passent beaucoup de temps à fumer de l'herbe et à se lancer dans des aventures rocambolesques.
Les deux créatrices se sont rencontrées dans une troupe d'improvisation à New York et ont décidé de lancer leur propre web-série sur YouTube pour avoir une preuve tangible de leur travail à envoyer à leurs parents. C'est comme ça que Broad City est née, largement inspirée de leurs propres aventures qu'elles listaient religieusement dans un tableur Excel pour ne pas les oublier. Grâce au soutien d'Amy Poehler, la web-série s'est transformée en une série à part entière, diffusée sur Comedy Central.
Dix ans plus tard, Broad City est devenue l'une des meilleures comédies de la décennie grâce à la créativité, à l'humour et à la complicité explosive des deux femmes, qui nous ont offert l'une des plus belles incarnations de l'amitié féminine devant et derrière la caméra. Leur travail est un bel exemple de ce que la télé peut offrir: la possibilité pour deux femmes de s'exprimer librement et de créer une œuvre collaborative sans une once de compétition.
Mindy Kaling
The Mindy Project, la sitcom colorée et romantique de Mindy Kaling, a débarqué sur NBC en 2012: avant Insecure, avant Orange Is the New Black, et quelques mois seulement après la saison 1 de Girls. À ce moment-là, la télé américaine n'avait encore jamais vu d'héroïne à la peau sombre, aux courbes généreuses, et aux dialogues très politiquement incorrects.
Première sitcom à être menée par une Américaine d'origine indienne, The Mindy Project débarque comme une rafale d'air frais dans un univers télévisuel encore très blanc, et ouvre la voie à nombre d'autres programmes centrés sur la vie quotidienne de personnages racisés (Master of None, Black-ish, Fresh Off the Boat).
En se créant des idylles avec une succession de beaux gosses hollywoodiens, la créatrice a aussi entériné le fait que les romcoms n'étaient pas réservées qu'aux Blanches ou au minces. Depuis, le monde de la télé est devenu beaucoup plus inclusif, et Mindy Kaling, toujours plus ambitieuse, s'est transformée en une véritable force de l'industrie hollywoodienne: elle a lancé trois autres séries, a joué dans plusieurs gros projets comme Ocean's 8 ou Vice Versa, et a écrit un film avec Emma Thompson. Espérons que sa carrière fulgurante continuera encore longtemps.
Rachel Bloom
En 2010, Rachel Bloom sort la vidéo qui va la révéler au grand public: un clip musical très suggestif intitulé «Fuck Me, Ray Bradbury», où l'actrice déclare sa flamme à l'auteur de science-fiction qui a alors 90 ans. La chanson devient vite virale et l'écrivain lui-même affirme avoir été «charmé par tout ça». Suivront «I Steal Pets», où Rachel Bloom joue une petite psychopathe qui vole les animaux de compagnie des gens populaires de son lycée et «You Can Touch My Boobies», le fantasme d'un préado qui s'endort en classe et rêve des seins de sa prof d'hébreu.
Le talent de Rachel Bloom pour écrire des chansons à la fois catchy et hilarantes est déjà évident et c'est ce qu'on retrouvera dans sa série Crazy Ex-Girlfriend quelques années plus tard.
Présentée comme une comédie romantique satirique, CXG, coécrite avec la scénariste Aline Brosh McKenna, se révèle au fil des saisons être un portrait poignant d'une femme en proie à des problèmes de santé mentale. Rachel Bloom y a plusieurs casquettes: elle coécrit le scénario, joue le rôle principal et écrit plus de 100 chansons au fil des quatre saisons, couvrant tous les sujets et les genres musicaux. On y retrouve le ton audacieux et drôle des chansons qui l'ont fait connaître, avec des classiques comme «The Sexy Getting Ready Song», «Let's Generalize About Men», «The Math of Love Triangles», ou encore «Anti-Depressants Are So Not A Big Deal».
Son audace ne s'arrête pas là: avec les six derniers mots de la série, qu'elle avait planifiés dès le début, elle offre une voie inédite pour les héroïnes de comédies romantiques. Un cocktail jubilatoire que seul un cerveau aussi créatif que celui de Rachel Bloom aurait pu nous concocter.
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Shonda Rhimes
Dire de Shonda Rhimes qu'elle est la créatrice la plus influente de ces vingt dernières années ne suffit pas à lui rendre justice. La scénariste et productrice américaine est sans conteste la personnalité la plus puissante et accomplie de la télé contemporaine. Ses séries sont des blockbusters qui semblent défier toutes les limites du genre.
Grey's Anatomy, sa première création, en est à sa seizième saison et reste la série dramatique la plus regardée sur la chaîne ABC. Son spin-off, Private Practice, créé en 2007, a duré six saisons –ce qui peut paraître peu en comparaison mais reste remarquable de longévité pour la télé. Shonda Rhimes est aussi la créatrice de Scandal (autre série phénomène qui vient de se conclure après sept saisons et un nombre incalculable de mèmes et de scènes cultes) et productrice de Murder, qui en est à sa sixième saison. Bref, vous l'aurez compris: tout ce que Shonda Rhimes touche se transforme en or.
Mais ce n'est pas seulement son succès qui est admirable, c'est aussi ce qu'elle a apporté au paysage audiovisuel. En faisant de femmes de couleur les héroïnes de ses œuvres et en formant des castings remarquablement divers, elle a profondément changé le visage de la télé et ouvert la voie à toute une génération de séries qui n'auraient sûrement pas pu exister sans le succès des productions de Shondaland.
La créatrice est connue pour sa conscience professionnelle hors norme et pour ne jamais se reposer sur ses lauriers. Elle a d'ailleurs récemment signé un contrat avec Netflix, réservant l'exclusivité de ses séries à la plateforme et prouvant qu'elle n'est pas sur le point de s'arrêter.