Société

Tout plaquer pour s'installer sur une île, un choix de vie plus si fantasque

Temps de lecture : 5 min

Quitter la ville pour vivre autre chose, autrement, sur une île: beaucoup d'entre nous en ont déjà rêvé un jour, sans jamais oser sauter le pas.

Les petites îles incarnent des lieux où il semble possible de retrouver une qualité de vie perdue. À Raiatea, en Polynésie française, en 2018. | Nathalie Bernardie Tahir
Les petites îles incarnent des lieux où il semble possible de retrouver une qualité de vie perdue. À Raiatea, en Polynésie française, en 2018. | Nathalie Bernardie Tahir

«J'étais traiteur, restauration-traiteur, à Paris. J'en avais marre de travailler comme un fou, d'employer des gens et puis à la fin du mois, il ne me restait plus rien. Ça m'a un peu gavé, donc j'ai tout laissé tomber et je suis parti avec mes économies. J'ai monté une rôtisserie, c'est marrant, une rôtisserie de poulets en Nouvelle-Calédonie. J'y suis resté six ans, et puis après, je suis venu ici, en Polynésie.» (S., Raiatea)

Si ce témoignage relève à première vue d'une toquade isolée, de l'exception qui confirme la règle, la multitude des expériences de ce genre observées dans un grand nombre d'îles, en Bretagne, en Méditerranée, aux Caraïbes ou en Polynésie française, laisse penser qu'il ne s'agit pas d'un épiphénomène.

Bien sûr, il serait caricatural d'y voir, pour l'heure, une lame de fond inversant le sens des mobilités dominantes, longtemps polarisées par les centralités métropolitaines.

Pour autant, dans nos sociétés occidentales globalisées, hyper-métropolisées et hyper-connectées, de plus en plus d'hommes, de femmes, de familles quittent les centres et rompent avec des vies urbaines fébriles et turbulentes.

Puissant réservoir d'imaginaire

Ces personnes font le choix d'un projet de vie alternatif, marqué par de nouvelles unités de temps et de lieu. Ce ne sont désormais plus des opportunités d'emploi qui constituent le moteur de leur mobilité, mais d'abord et avant tout la recherche d'un environnement préservé et de relations humaines plus fortes.

Les îles, du moins une partie d'entre elles, offrent à cet égard un terrain d'étude privilégié. De fait, après des décennies de déclin économique, de déprise démographique et de marginalisation sociale et politique, pour l'essentiel liées aux contraintes de l'isolement et de l'exiguïté, certaines petites îles sont aujourd'hui le théâtre d'une reprise sensible, expression d'un changement de regard des sociétés occidentales et d'une nouvelle forme d'attractivité territoriale.

Précisons d'emblée que ce mouvement de retour/renaissance n'est pas l'apanage des petits territoires insulaires et s'observe plus largement dans un grand nombre d'espaces ruraux européens ou américains.

Il existe un regain pour les modes de vie alternatifs et autonomes en Europe ou aux États-Unis.

L'insularité forme toutefois un puissant réservoir d'imaginaire, fondé sur une altérité objectivée par l'apparente discontinuité marine. En d'autres termes, l'île affiche une différence paraissant d'autant plus évidente et naturelle qu'elle se voit, matérialisée par la barrière marine qui la sépare du continent.

La topographie tend ainsi à essentialiser une topologie spécifique, faisant de l'île le lieu de toutes les utopies, au sens de l'étymologie grecque u-topos («sans lieu», «nulle part») explorée par Thomas More.

La prégnance des représentations occidentales de l'idéalité insulaire joue incontestablement un rôle important dans ce renouveau des îles comme lieux où une nouvelle vie, plus harmonieuse et humaniste, est possible.

Profils variés, idéal partagé

La Polynésie française, sans doute plus encore que tout autre espace insulaire ou archipélagique, incarne pour les non-Polynésien·nes à la fois la distance, l'isolement et une forte puissance représentationnelle.

Qui sont donc ces «nomades des îles» rencontré·es à Raiatea et à Tahaa, dans l'archipel des îles Sous-le-Vent, ou encore à Rurutu, dans les Australes?


Carte des îles de Polynésie française. | Avec l'autorisation de Nathalie Bernardie Tahir

Les profils sont très variés, comme les enquêtes menées dans le cadre du programme de recherche ENVId'îles ont pu le montrer: des profs du secondaire en contrat pour deux ou quatre ans, des personnels (para-)médicaux (infirmièr·es, médecins, ostéopathes, kinés, sages-femmes…), des retraité·es, des plaisancièr·es au long cours qui, des années durant, ont sillonné les mers du monde avant de jeter l'ancre en Polynésie, des woofers, des entrepreneur·es, des jeunes, des moins jeunes, des femmes, des hommes, seuls ou en famille…

Bien sûr, il y a dans les récits de ces gens des fêlures personnelles, des ruptures ou accidents de la vie qui ont souvent précipité ces changements de cap et les ont conduits non seulement à tout quitter, mais aussi à s'installer le plus loin possible pour (se) reconstruire –la Polynésie étant de ce point de vue l'espace idéal, aux antipodes de la métropole.

Mais quels que soient leur parcours personnel et leur milieu social et professionnel, tous ont en partage un certain idéal: retrouver une qualité de vie perdue. Celle-ci se décline diversement.


S'expatrier en Polynésie française, un projet pas si fou que ça.

La recherche d'un environnement naturel préservé en constitue indiscutablement l'une des premières facettes. Pour la majeure partie des profils, l'île se confond même avec la nature, qui revêt tout à la fois une dimension esthétique forte et constitue un support de pratiques sportives réalisées pour une grande part dans le lagon et en mer.

«Moi, je préfère me réveiller le matin et voir le lagon, prendre le kayak pour aller juste en face. Les couleurs du lagon, ça va du bleu au vert, c'est beau. Je ramasse du bois flotté, des coquillages… Je préfère ça que de me réveiller dans mon 25m2 à Paris.» (A., Raiatea)

Retisser du lien social, repenser un vivre-ensemble à l'échelle familiale ou plus élargie participe également de ce nouveau projet de vie. Nombreuses sont les personnes qui évoquent la qualité des relations humaines, tout d'abord entre les enfants et les parents («voir ses enfants grandir» est une phrase récurrente), mais aussi avec les îlien·nes ou avec les autres nouveaux et nouvelles arrivantes, au travers de nombreux moments festifs en fin de journée ou de semaine.

Sobriété plus ou moins choisie

Ce changement de vie passe aussi par une rupture –à des degrés divers, certes– avec la société de consommation, au profit d'une vie plus sobre.

«On n'a pas du tout les mêmes besoins, ici. Les besoins primaires, c'est d'aller à la pêche, de manger, de se reposer, d'aller faire un petit tour au motu [petit îlot situé sur la barrière récifale, nda] (P., Raiatea)

Délibérément choisie ou parfois un peu subie, cette sobriété affichée est dans bien des cas la rançon d'un projet individuel ou familial passant souvent par une perte de revenus et un processus de déclassement économique.

«On a beaucoup vécu sur la maison qu'on avait vendue. On avait acheté un petit appartement avec cet argent-là, plus le bateau, et l'argent de la location de l'appartement nous a permis de vivre assez chichement –ce qui est intéressant aussi, parce que tu vas beaucoup plus à l'essentiel.» (A., Raiatea)

Ces petits territoires insulaires semblent continuer à servir de scène au déploiement de nouvelles utopies sociétales, dont il convient malgré tout de nuancer la portée et le périmètre et d'en souligner les apports et les déviances potentielles.

Celles-ci émanent le plus souvent d'élites occidentales, disposant pour l'essentiel de forts capitaux sociaux et culturels. Ces groupes sociaux arrivent dans ces territoires avec des représentations et des positionnements spécifiques, qui induisent des recompositions sociales et territoriales significatives.

Leurs divers investissements en font des acteurs à part entière de la vie locale, contribuant au développement de l'économie, à la dynamique associative ou encore à la protection environnementale.

Leurs regards et leurs pratiques peuvent néanmoins se révéler en décalage complet avec les modes de fonctionnement des îlien·nes, dont une majorité dispose de faibles capitaux économiques et sociaux.

L'installation des nouveaux et nouvelles venues introduit ainsi de nouveaux rapports de domination sociale et politique, qui invitent à relire les nouvelles modalités de ce vivre-ensemble à l'aune d'une réflexion nécessairement critique et postcoloniale.

Si les îles continuent de fasciner les citadin·es en mal de nature et de relations humaines, elles restent d'abord et avant tout des espaces de vie aux aspérités concrètes pour les personnes qui les pratiquent au quotidien. «Ceux qui vivent dans l'île sont rarement ceux qui en rêvent», écrivait le géographe Joël Bonnemaison en 1990.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l'article original.

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