Culture

Dans le luxe, l'identité de marque passe aussi par la couleur

Temps de lecture : 8 min

Déterminant, le choix d'une teinte contribue au succès et à la pérennité des plus grandes maisons.

Dans la mode ou la beauté, tout est une question de nuances. | Ricardo Gomez Angel via Unsplash
Dans la mode ou la beauté, tout est une question de nuances. | Ricardo Gomez Angel via Unsplash

«A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu»: les couleurs ne sont pas que voyelles, comme l'imaginait Arthur Rimbaud, mais aussi des codes très importants pour les enseignes de luxe. Véhiculé par des emballages, l'élément coloriel devient insigne, outil d'identification –c'est ce que l'œil perçoit de prime abord.

Si un choix de couleurs n'a pas été fait à l'origine, la reconnaissance de la marque est moins simple. Élément le plus prégnant dans l'identification immédiate, la couleur est pourtant rarement suffisante –comme c'est le cas pour le bleu Tiffany ou l'orange Hermès.

Au départ, la sélection d'une couleur se fait souvent en fonction du goût du fondateur ou de la fondatrice, mais il arrive que le hasard s'invite et modifie la donne.

Pour Vincent Grégoire, directeur du pôle Insights chez NellyRodi, avoir «sa» couleur est une forme de Graal. Il souligne que c'est une chance mais que cela peut aussi enfermer une marque dans l'obligation de créer à l'infini des produits suivant le même code couleur.

Quand le spécialiste travaille lui-même au choix d'une teinte pour une marque, il réfléchit notamment à sa symbolique, qui peut être différente d'une culture à l'autre.

Bleu Tiffany

La couleur emblématique de Tiffany & Co., un bleu-vert proche du turquoise, est depuis plus de 180 ans associée à la maison de joaillerie créée en 1837 à New York.

Ce Tiffany blue s'est imposé dès 1845 et symbolise à la perfection l'alliance pérenne entre une marque et sa couleur. Le fondateur, Charles Lewis Tiffany, l'a choisi pour le Blue Book, le catalogue de vente de sa collection de bijoux. À l'époque, le bleu Tiffany fut qualifié de «robin's egg» («œuf de rouge-gorge») ou de «forget-me-not» («myosotis»).

Dans le New York Sun en 1906, on pouvait lire: «Tiffany possède dans son magasin une chose qu'il refusera de vous vendre, qu'importe la somme d'argent que vous pourrez lui proposer. Cette chose, et il insistera pour vous l'offrir, est l'une de ses boîtes.»

Proche du cyan (le bleu dans sa dénomination d'impression), ce bleu porte désormais le n°1837 du Pantone Matching System (PMS). Il ne figure pas dans les nuanciers classiques Pantone mais a été élaboré avec la maison pour qu'il soit parfaitement identifiable. Il a reçu son numéro 1837 au début des années 2000, en écho à l'année de fondation de la marque.

Lors du changement de présidence aux États-Unis, Melania Trump remit officiellement un paquet de cette couleur à Michelle Obama. La presse se mit alors en quête de découvrir la nature du présent: un cadre photo en argent.


Melania Trump et Michelle Obama à la Maison-Blanche, le 20 janvier 2017. | Jim Watson / AFP

Si ce bleu est un mythe, le nom de Tiffany reçut également une notoriété littéraire et cinématographique, pour son adresse sur la Cinquième Avenue, avec Breakfast at Tiffany's, court roman de Truman Capote adapté sur grand écran par Blake Edwards.

En novembre 2019, Tiffany est passé pour 14,7 milliards d'euros dans le giron de LVMH, avec son bleu lumineux dans la corbeille.

Orange Hermès

À l'origine sellier, Hermès avait logiquement et modestement opté pour des emballages d'une couleur proche de celle d'un cuir naturel, marron. Mais pendant la Seconde Guerre mondiale, une pénurie de pigment empêcha la production du marron habituel et la maison opta pour l'une des rares couleurs disponibles: un orange.

Dynamique, cette couleur s'est révélée très attractive et est définitivement devenue associée à la marque de luxe. L'engouement autour de l'orange en question se traduit jusqu'en collection d'emballages siglés Hermès: boîtes en carton et sacs en papier se revendent même vides. La seule visibilité de l'iconique orange donne un statut au contenu.

Rouge Valentino, Cartier, Louboutin

Couleur forte, puissante, symbolique de l'amour et de la passion, le rouge est aussi dramatique et violent. Il est choisi par de nombreuses marques parce qu'il attire l'œil et qu'il s'agit de la première couleur reconnue dans toutes les civilisations après le blanc et le noir.

Quand Valentino crée sa maison à Rome en 1959, il choisit de présenter une collection haute en couleurs et se distingue par un rouge vif qui deviendra une signature, avec une première robe baptisée Fiesta.

En 2000 est publié Il libro rosso di Valentino, qui rassemble les photographies de quarante célébrités portant des robes rouges dessinées par le couturier.

La collection Shanghai, conçue pour la Chine en 2013, eut un bel écho dans un pays où le rouge est historiquement et symboliquement très prisé –il est lié à la révolution culturelle avec le Petit Livre rouge de Mao, mais c'est surtout la couleur du feu, du sud, de l'été, des mariages et du bonheur.

Pour la fin d'année 2019, un petit film publicitaire de la maison met Joan Collins en vedette et joue l'humour, dans une assemblée festive où toutes les femmes sont vêtues de rouge.

De son côté, Cartier a imposé, aux côtés de sa panthère, un rouge vif qui continue à imprégner ses écrins et ses emballages.

Le rouge choisi par Baccarat est quant à lui un peu plus chaud en tonalité que celui de Cartier. La marque le décline régulièrement, notamment à travers des objets en cristal rouge et son parfum baptisé Baccarat Rouge 540, hommage à la température de fusion permettant d'obtenir le cristal coloré.

Christian Lacroix, dont l'enfance fut vouée au rouge, le choisit ensuite de façon emblématique et articule toute sa charte colorielle autour d'un rouge vif chaud.

Christian Louboutin a lui aussi fait du rouge un élément distinctif de ses créations et a même intenté différentes actions en justice pour faire valoir son droit à la semelle rouge en tant que véritable signature de marque.

Choix plus ou moins heureux

Si le rouge brille par sa puissance, sa version édulcorée et féminisée (le rose layette) est peu choisie –trop tendre, trop douce, trop puérile sans doute. Charlotte Tilbury, pourtant, a fait le choix d'un crimson rose pour tout son maquillage.

L'éclatant et vif shocking pink de Schiaparelli demeure lui aussi emblématique et immédiatement identifiable; aujourd'hui encore, il continue de faire les beaux jours de la maison depuis sa renaissance.

Pour son champagne, Joseph Krug avait pris note dans un carnet d'une couleur très précise, devenue le black cherry emblématique de la maison. En 2015, en collaboration avec Krug, Berluti crée des patines exclusive du même nom, utilisées pour des souliers et des sacs.

Chez Dolce & Gabbana, l'or est devenu une signature et se retrouve très régulièrement, comme dans le restaurant Gold du duo italien à Milan. Très bling-bling, Versace a également opté pour le doré, mais s'y ajoutent la Méduse et les ornementations de grecques.

De manière générale, l'or reste pour le secteur des cosmétiques et les marques de luxe un marqueur important, aux côtés du noir –celui des étuis Chanel, MAC ou Nars, avec leur toucher gomme.

Chez Fendi, un jaune solaire à peine assombri est présent depuis 1933; chez Vuitton, il faut compter sur un brun rappelant le cuir, et chez Burberry sur un beige façon trench. Ces couleurs sont des alliées et participent incontestablement à l'univers des marques de luxe, mais elles ne se suffisent pas à elles-mêmes.

Au début de la maison Dior, le gris fut choisi par le couturier pour son chic. Cette teinte fut celle de la boutique de l'avenue Montaigne en 1946, reprise sur les murs, les tentures, les sièges. Christian Dior estimait que le gris «est la plus pratique et la plus élégante des couleurs neutres. C'est aussi la couleur idéale pour celles qui partagent leur temps entre la ville et la campagne».

Aujourd'hui, l'un des parfums Dior s'appelle Gris Montaigne. Cette couleur se lie aux perles pour mettre en valeur les bijoux de la maison en vidéo, mais elle pêche un peu par sa discrétion.

Parfois, le choix de la disruption est manifeste dès le départ, à l'image du très original vert du chocolatier Patrick Roger. La décoratrice Sarah Lavoine voit même son nom associé à une nuance de bleu qui lui est propre.

Retour du bleu

Couleur favorite en Occident, le bleu est aussi, de façon assez consensuelle, la couleur fétiche des réseaux sociaux, que ce soit Facebook, Twitter ou Linkedln.

C'est également l'option choisie par Rihanna pour sa marque Fenty, qu'elle complète d'un logo labyrinthique où figurent de façon cryptée les lettres composant son nom.

Chez Boucheron, un bleu sombre, roi, inspiré du saphir et combiné à l'or était associé à la marque, jusqu'à ce que Tom Ford ne fasse exhumer des archives un aubergine chocolat, magnifique pour un écrin de bijou somptueux mais ennuyeux et morose sur un simple emballage. Le chic n'a pas fonctionné; quelques années plus tard, la marque renouait avec son bleu couplé au doré.

Aux manettes d'Yves Saint Laurent, le même Tom Ford est également intervenu sur la beauté. Le maquillage qui brillait d'un or éclatant fut transmuté en marron, mais là encore, ce passage ne fut que transitoire.

Chez Dior, le traditionnel bleu est passé au rouge et noir, réhaussés par des touches d'or et d'argent.

Mais en 2020, le bleu retrouvera sans doute les faveurs du luxe, Pantone ayant élu le Classic Blue couleur de l'année.

En duo ou en rayures

Le choix des couleurs fonctionne aussi en binôme pour identifier des enseignes de tous les secteurs: on pense au rouge et blanc de Coca-Cola, au bleu et jaune d'Ikéa.

Côté luxe, Chanel utilise essentiellement une combinaison de blanc et de noir, inséré en liseré ainsi que pour le nom ou le logo de la marque. L'effet d'opposition est certes classique, mais finalement très élégant et assez facilement identifiable.

Chez Gucci, l'univers équestre a servi d'inspiration dès la fondation, en 1921. Un web (ceinture de cheval) vert et rouge s'est imposé en signature, en référence au monde britannique de la chasse –rouge pour les chasseurs, vert pour la campagne. Cette combinaison donnera la ceinture Gucci et, remise au goût du jour par Alessandro Michele, elle signe aujourd'hui encore de nombreux accessoires.

Pour Sonia Rykiel, il fallait une série de couleurs plutôt qu'une seule: ce sera la multico, arc-en-ciel de couleurs vives en rayures combiné à un noir majeur. Au début des années 1960, l'écrivaine Madeleine Chapsal écrivait à propos de la créatrice: «Sa vraie gloire, à l'égal de celle des peintres, ce sont les rayures.»

Quand la marque Little Marcel se mit à copier le motif iconique, la maison dut attaquer en justice pour faire reconnaître ses droits de propriété d'un assemblage de couleurs; elle gagna à deux reprises.

Si, d'un point de vue légal, on ne peut pas s'approprier une couleur, les subtilités de la législation peuvent varier d'un pays à l'autre. Les cas de propriété d'une couleur sont exceptionnels, mais l'usage permet d'identifier et d'associer les marques à une teinte sans qu'elles n'en aient l'exclusivité. En cas de litige, la marque copiée doit prouver qu'il existe une réelle confusion avec ses produits.

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