Égalités / Monde

Ce qu'il manque à «La Fragilité blanche»

Temps de lecture : 9 min

L'autrice de cet essai, l'Américaine Robin DiAngelo, est une femme blanche qui a passé des dizaines d'années délibérément embourbée dans la question de la race.

Le fossé entre savoir et nommer, sans parler de reconnaître, reste profond. | Kelly Sikkema via Unsplash.
Le fossé entre savoir et nommer, sans parler de reconnaître, reste profond. | Kelly Sikkema via Unsplash.

Cet article est la seconde partie de la traduction en deux volets de «What's Missing From “White Fragility”», un texte de Lauren Michele Jackson publié sur Slate.com.

Pour lire la première partie, c'est ici.

White Fragility (La Fragilité blanche) met en évidence un environnement où les discussions sur la blanchité ont fréquemment lieu en public –sur les réseaux sociaux, dans les tribunes des journaux– ainsi que dans la pop culture. Au cinéma et à la télévision, des adolescent·es comme Sabrina Spellman (de la série Les Nouvelles Aventures de Sabrina sur Netflix), Gert Yorkes (de la série Runaways sur Hulu) et les meilleures copines de Booksmart parlent la langue de la théorie culturelle et sociale –qui s'inscrit, comme l'a interprété Wesley Morris, dans le cadre de l'héritage des guerres culturelles des années 1990 en Amérique.

Et en effet, une expression comme «privilège blanc», vieille de trente ans, est quasiment démodée, épuisée par des gens comme le chanteur Macklemore et dissoute dans la critique parfaitement banalisée de notre enfer national actuel. Même les moins disposé·es à qualifier la blanchité de problème ont changé de langage et se sont approprié·es les termes progressistes à la mode. Après les tueries de masse motivées par un sentiment anti-immigrants à El Paso (Texas), Donald Trump lui-même a débité le jargon d'usage et appelé la nation à «condamner le racisme, le fanatisme et la suprématie blanche».

Une tricherie organisée

On a tous quelque chose d'un «ado Tumblr» en nous, à annoncer par réflexe sa position sociale pour se protéger de la désormais caricaturale rengaine: «Check your privilege» (qui prétend qu'on ne peut pas parler des expériences négatives que l'on n'a pas expérimentées soi-même). Mais si nombre de Blanc·hes signalent leur propre blanchité, parfois même avec un grand enthousiasme, ces aveux sont étrangement conditionnels. Lorsqu'il est devenu de notoriété publique que de nombreux parents célèbres étaient impliqués dans une tricherie organisée visant à faire admettre leurs enfants dans des universités prestigieuses par des voies détournées, les publications (de Refinery29 à the Atlantic en passant par Vox et, de manière quelque peu ironique, U.S. News et World Report) ont pris bien soin de nommer la combinaison couleur et classe sociale qui avait permis le recours à de tels passe-droits. Mon fil Twitter était dans l'ensemble sur la même longueur d'ondes quant à ces personnages. Pourtant, lorsque les gens ont commencé à raconter leurs propres histoires de courage face à l'adversité éducative, la pertinence du facteur blanchité a soudain perdu en importance. Contrairement aux enfants de ces célébrités, sous-entendaient les gens que je suivais, eux avaient travaillé dur et l'avaient mérité. Il sembla alors que la peau blanche des enfants de vedettes fonctionnait selon les règles généralement admises, tandis que la blanchité de tous les autres était l'exception. Le fossé entre savoir et nommer, sans parler de reconnaître, reste profond.

«Il existe un déni immense.»
Peggy McIntosh, activiste

Lorsqu'on les interroge sur l'état des whiteness studies sous Trump, McIntosh et DiAngelo avancent des opinions différentes. Tout en faisant l'éloge des efforts éducatifs des enseignants et des journalistes, McIntosh estime que le pays «reste très ignorant» quant au rôle de la couleur de peau d'un point de vue tant sociétal qu'individuel. «Il existe un déni immense» affirme-t-elle. Pour DiAngelo, en revanche, les élections de 2016 ont enterré l'optimisme volontaire transformé en complaisance qui régnait dans un passé pas si lointain, lorsque notre président était noir.

Dans le «climat politique actuel, m'a-t-elle confié, le déni a quasiment disparu». Les racistes assumés persistent, naturellement: «Je reçois des messages haineux épouvantables», notamment des menaces de mort, explique-t-elle –mais la fin abrupte de l'ère Obama, avance-t-elle, «a massacré ce fin vernis post-racial». En ce sens, ajoute-t-elle, «mon travail est plus simple. [...] De nombreux Blancs bien intentionnés se demandent: “Mais qu'est-ce qui se passe?”».

Je dirais, quant à moi, que le déni se manifeste discrètement. L'approbation et l'enthousiasme sont tout aussi aptes à faire caler la conversation que l'agressivité, le retrait et les larmes. Comme McIntosh, je ne vois pas grand-chose me permettant de penser que l'Amérique ait appris quoi que ce soit sur la race au cours des trente dernières années, mis à part le meilleur moyen de cacher son racisme. L'élection de Trump a pu faciliter un certain travail antiraciste –en faisant asseoir certaines personnes et en leur faisant lire certains livres– mais elle a également fourni aux Blancs bourrés de bonnes intentions un monstre à côté duquel leur racisme quotidien semble désormais bien peu de chose. Il suffit d'admettre que le racisme existe, que la blanchité peut être un problème. Si on baisse la barre d'un nouveau cran on va se retrouver au sous-sol.

Déchets radioactifs

Les objectifs déclarés des ateliers publics de DiAngelo sont ostensiblement modestes: pour elle, il s'agit de «fournir une analyse exhaustive du système»; pour nous, «d'identifier une complicité personnelle». Au Brava Theater de San Francisco, on nous demande de partager de façon structurée, en petits groupes, et de répondre tour à tour à des questions comme «Quel degré de mixité raciale régnait dans votre quartier quand vous étiez enfant?» et «Comment vous sentez-vous en ce moment?». Nous avons une minute de temps de parole et sommes encouragés à l'exploiter, faute de quoi il faut la passer en laissant s'écouler les secondes dans le malaise jusqu'au tour de la personne suivante.

Il n'y a pas vraiment de règles, plutôt des recommandations. «Pas de bavardages. Les Blancs, ne restez pas en retrait et ne forcez pas la seule personne de couleur de votre groupe à prendre la parole en premier. Ne prenez pas toute la place non plus. Si c'est votre métier, laissez les autres essayer avant de passer en force. Les Blancs, “Montrez-vous.”» Derrière chaque suggestion je devine les déchets radioactifs laissés par les ateliers précédents, ou peut-être les détritus suivant la plupart des conversations autour de la race avec un progressiste blanc prédisposé à transformer le concept «d'antiraciste» en revendication identitaire.

Ils sont un magnifique échantillon représentatif de l'évolution du langage progressiste. Des mots différents,
la même opacité.

Mary, la vieille dame blanche assise juste à ma gauche, enfreint un des commandements dès notre première «discussion» en me laissant, moi, toute nouvelle professeure de littérature afro-américaine, définir l'interrelation des mots préjugés, discrimination et racisme systémique. Mary a grandi à San Jose et ne peut «se rappeler avoir entendu parler de race» pendant son enfance, bien qu'elle ait connu, sans équivoque possible, la seule famille «hispanique» de son quartier. Mary, travailleuse sociale titulaire d'un master, est venu avec son enfant, Chase, qui ressemble à un millennial et parle comme un millenial. Contrairement à sa mère, Chase, qui s'identifie comme queer et trans, n'a aucun problème à nommer son «privilège blanc» et à acquiescer à l'idée de «l'impact» que la race a sur sa vie.

Je ne doute pas que les enjeux de ces dialogues soient plus chargés de sens pour moi, et pourtant même les «bonnes réponses» sont barbantes. Mary éprouve une honte de bon aloi face à son ignorance et les remords idoines face à tout ce que les Blancs ont provoqué. Chase, parfaitement en phase avec le discours de notre époque, sait que le fait d'être queer ne l'exempte en rien du «racisme systémique». Tous les deux sont pétris de bonnes intentions et disent bien tout ce qu'il faut dire. Ils sont, côte à côte, un magnifique échantillon représentatif de l'évolution du langage progressiste. Des mots différents, la même opacité.

Une entrave

S'ils étaient mes étudiants, je leur répondrais par une question très simple: «Avez-vous des preuves? Ils ont le quoi, mâtiné d'un brin de pourquoi, mais rien du comment. Ils ont conscience de leur blanchité mais sont incapables de donner un seul exemple de situation raciale dans leur vie. Dans un exemplaire récent du New York Times Magazine, Claudia Rankine fait l'inventaire de ses propres tentatives avortées de parler de privilège blanc masculin à des hommes blancs. Aucune conversation ne semble aussi condamnée à l'échec que celle qu'elle tente d'avoir avec son propre mari: «Certainement il emploie la bonne terminologie, même quand ces termes consensuels nous empêchent de nous aventurer dans des moments de vraie reconnaissance. Ces expressions –fragilité blanche, réaction de défense blanche, appropriation blanche– ont pris l'habitude de remplacer le désordre compliqué d'une vraie conversation.»

Aurais-je préféré voir mes voisins lutter pour nommer quelque chose de spécifique? Probablement pas. Peut-être ma présence était-elle une entrave qui faisait trébucher mes partenaires, de quelque côté qu'ils se tournassent. Et puis cette question revient: À quoi peut bien servir un atelier? À quoi peut bien servir un atelier sans qu'on ait l'air idiot? À quoi peut bien servir un atelier s'il n'y a pas de travail? Si mes partenaires avaient eu une autre personne blanche sur laquelle s'appuyer, est-ce que leurs réponses auraient été plus articulées? Auraient-elles été plus audacieuses, moins assurées? Probablement pas. En fait, étant donné la manière dont les bons Blancs aiment à faire étalage de leur vertu au bénéfice d'autres Blancs –«en s'assurant que les autres nous voient comme des personnes qui sont arrivées», comme l'écrit DiAngelo– il y a toutes les raisons de penser que ces réponses auraient été exacerbées, et non plus modestes, si je n'avais pas été là.

Dans un article publié il y a quinze ans dans le Borderlands e-journal, Sara Ahmed demande: «Est-ce qu'une blanchité qui s'angoisse de ce qu'elle est –de son narcissisme, de son égoïsme, de son privilège, de son égocentrisme– est plus souhaitable?» Ouvertement préoccupée par des whiteness studies qui disent tout ce qu'il convient de dire, Ahmed avance que «verbaliser la blanchité [...] même de manière critique, n'est pas un acte antiraciste». Déclarer que la blanchité existe pour les autres ou pour soi– ne réalise rien, en soi. Dire «J'ai un privilège» n'a d'autre effet que celui, pour celui qui le dit, de se sentir bien, et se sentir bien est l'antithèse du changement sociétal.

«L'équilibre blanc est un cocon de confort racial, de sentiment d'être supérieur, le tout ancré dans l'identité de bonnes personnes dégagées de tout racisme.»
Robin DiAngelo, sociologue, autrice

DiAngelo serait sûrement d'accord. Car se sentir bien, en réalité, nourrit les conditions de la fragilité blanche. «L'équilibre blanc est un cocon de confort racial, d'autocentrisme, de sentiment d'être supérieur et d'avoir des droits naturels, d'apathie raciale et d'inconscience, le tout ancré dans l'identité de bonnes personnes dégagées de tout racisme», écrit DiAngelo dans son livre. Personne ne perturbe le statu quo sans mettre en jeu son équilibre. Pendant l'atelier, la complicité a été identifiée, la complicité a été confessée, la complicité est restée à l'état de rudiment. Nous avons payé pour avoir l'honneur d'être honnêtes les uns envers les autres, et l'air n'avait rien d'électrique. Si certain·es se sont sentis bousculé·es, en tout cas personne n'a eu l'air touché.

Du point de vue du spectacle, la conférence est aussi bonne qu'incritiquable: DiAngelo a tellement anticipé les possibles pièges que j'ai fini par arrêter de craindre les embûches. Lorsqu'elle nous a donné sa longue liste (pourtant abrégée) des «pratiques raciales responsables», comprenant des «partenaires responsables» de couleur payés pour leur temps et leur expertise, je n'ai pu m'empêcher de penser, dangereusement, Quel monde merveilleux ce serait si on pouvait la cloner. Difficile de ne pas tomber sous le charme de la Blanche qui refuse de se qualifier d'alliée ou qui imagine, contrairement à tant de femmes blanches aujourd'hui, que si elle était née un siècle auparavant elle ne se serait probablement pas opposée à son éducation religieuse pour devenir suffragette.

Apprendre à changer de pied

Selon Ahmed, pour que les whiteness studies dépassent la bienveillance de l'éducation des Blanc·hes par les Blanc·hes, toutes les personnes impliquées doivent se livrer à une sorte de manège piqué éthique. La manœuvre ne requiert non pas un tour mais plusieurs, et la danseuse se déplace en traçant un cercle tandis que son corps tourbillonne et que sa tête contrôle le tout. Ce n'est pas tant que c'est difficile plutôt que susceptible de vous désorienter: il suffit de perdre sa concentration un instant et tout s'effondre dans un vertige.

Pour aborder correctement le problème de la blanchité, les Blanc·hes doivent «à la fois s'éloigner et se tourner vers» la blanchité, «se tourner vers leur rôle et leur responsabilité dans ces histoires de racisme» tout en «se détournant d'eux-mêmes pour aller vers les autres». Pour l'instant nous sommes bloqués dans le premier tour, tout en lenteur, la tête tendue vers le miroir, captivés par notre image, captivés par notre blancheur. Mais il nous faut faire le deuxième tour, et celui d'après, et celui d'après encore. Nous devons nous concentrer sur notre destination et apprendre à changer de pied.

DiAngelo maîtrise parfaitement la chorégraphie et ne rate jamais une seule répétition. En tournoyant, elle s'éloigne toujours plus du pire de ce que peut apporter la blanchité (et son étude). Elle affronte son public, consciente que cette autorité a ses limites. «Je ne peux pas contenir toutes vos histoires, dit-elle. Vous allez devoir le faire vous-même.» C'est exactement ce dont j'ai peur.

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