En Tunisie, la prostitution reste légale dans certains lieux où elle est encadrée par les autorités. Pour retourner aux origines de ces quartiers qui font exception dans le monde arabe, retrouvez «En Tunisie, il reste des quartiers réservés à la prostitution légale».
À Tunis
Un numéro de téléphone est dessiné à la peinture sur la façade d'une maison de la médina. À l'angle de la rue Zarkoun et de l'impasse Sidi Abdallah Guech, la bâtisse est proposée à la vente. Elle est fermée depuis un certain temps, comme en témoigne la poussière qui recouvre tout. Au rez-de-chaussée, une pièce centrale donne accès à quatre chambres très sombres. Dans chacune d'elles, on trouve un lavabo, un bidet et une toute petite fenêtre qui laisse à peine passer un filet d'air. Il y a aussi une salle de bain et une minuscule cuisine qui servaient collectivement à toutes les filles.
L'entrée du quartier réservé de Tunis, impasse Sidi Abdallah Guech. | Matthias Raynal
Ici, dans chaque chambre travaillait, dormait, vivait une travailleuse du sexe (TS), sous la direction d'une patronne qui gérait la maison close. Elle a fermé, après le départ des dernières pensionnaires. «Il n'y avait personne pour les remplacer», explique un vieil homme qui s'est improvisé agent immobilier pour l'occasion. Il est membre du petit personnel de Sidi Abdallah Guech depuis quarante ans. Cette impasse abrite l'un des derniers quartiers réservés de Tunisie.
En fait, il n'en reste plus que deux. Celui-ci, dans la capitale, et un autre un peu plus au sud, à Sfax. Dans ces lieux, la prostitution est légale. Une centaine de TS bénéficieraient toujours de ce régime spécifique. Inscrites au registre du bureau des mœurs à Tunis, elles sont strictement encadrées. Reçoivent deux fois par semaine la visite d'un médecin, subissent des analyses tous les deux mois et exercent sous la surveillance étroite de la police.
À LIRE AUSSI Tinder et Grindr, nouveaux lieux de la prostitution
Système en crise
À Sfax, les clients se font rares ces derniers temps. En voilà un: la cinquantaine passée, costume bas de gamme, veste trop longue et pantalon trop large, il jette des regards furtifs autour de lui avant de s'engouffrer dans la rue Essour. Il est presque 11 heures du matin. Cinq minutes plus tard, un t-shirt rouge ondule tranquillement en direction de la ruelle. L'homme marche, sans pression.
En cinq minutes, deux clients seulement. Kelthoum est brisée. «Y a plus rien, c'est la misère», lâche cette travailleuse du sexe de 37 ans qui a du mal désormais à vivre de ce métier, qu'elle a commencé en 2010. Sa famille est pauvre et elle a un fils autiste de 11 ans dont la prise en charge lui coûte une fortune. «Je suis prête à manger des pierres pour qu'il aille mieux. Tout ce que je gagne, je le dépense pour lui. J'espère qu'un jour il saura parler.»
«Ils veulent fermer les quartiers, parce qu'on est le seul pays musulman qui dispose d'une prostitution légale.»
Elle a vu le quartier réservé se vider de ses pensionnaires. Passant de quatre-vingts à une vingtaine de TS. Avec parfois des départs forcés. Kelthoum vit dans la crainte d'être un jour rayée du registre du bureau des mœurs et de ne plus pouvoir exercer légalement. Le moindre manquement au règlement peut lui coûter sa place. La consommation d'alcool, une bagarre, une dispute, ce qui autrefois était considéré comme des infractions mineures est devenu un motif suffisant: «Pour la moindre des choses, les filles sont mises dehors, jetées à la rue.»
Il ne reste que les anciennes, qui ont toutes plus de 30 ans. Le lieu n'attire plus autant de clients, qui se sont tournés vers les maisons illégales de prostitution.
C'est la révolution qui a tout changé. Durant les deux années qui ont suivi, la quasi-totalité des «karti» ont fermé sous la pression des extrémistes. «Les salafistes faisaient ce qu'ils voulaient. Les autorités ne géraient plus rien. Avant, on était en sécurité, personne ne pouvait nous menacer», se souvient Camilia, 42 ans, une ancienne TS de Sousse où le quartier a dû fermer en 2012, après plusieurs attaques. Camilia se remémore l'un de ces assauts: «Cinq cents personnes sont arrivées. Elles ont tout cassé. Nous, on s'est enfuies. Mais certaines filles n'ont pas été assez rapides. Elles ont été frappées.»
Vidéo de l'assaut de Sousse en 2011, filmée, éditée et montée par des extrémistes tunisiens.
À Gafsa, à Tunis, on a pu assister à des scènes similaires de manifestations qui ont dégénéré en violences. Depuis, Camilia a été mutée à Sfax, mais elle reste traumatisée par ce qu'elle a vécu. Elle ne se sent plus en sécurité et rien n'est fait pour la rassurer. «On n'a plus de gardien, on n'a plus de policiers en faction depuis la révolution. La nuit on a peur, on sait qu'on doit se défendre nous-mêmes.» Elle en veut à l'État d'avoir abandonné les travailleuses du sexe et l'accuse de poursuivre un agenda caché. «C'est sûr, ils veulent fermer les quartiers, parce que la Tunisie est le seul pays musulman qui dispose d'une prostitution légale.»
Volonté politique
Depuis quarante ans, il rend visite deux fois par semaine aux TS de Sfax: le docteur Abdelmajid Zahaf dénonce cette stratégie de l'État tunisien. «Le nombre de travailleuses du sexe se réduit de plus en plus pour la simple raison que le ministère de l'Intérieur qui leur accorde l'autorisation d'exercer ce métier est devenu très avare. Il n'accepte plus les nouvelles recrues depuis 2013.» Il soupçonne le ministère d'avoir reçu des consignes.
Entre l'index et le majeur, il tient un cigarillo toujours éteint depuis qu'il a arrêté de fumer dans les années 1990. Le docteur Zahaf est un homme de volonté, qui sait aussi faire des compromis. En 2015, il a tenté de lancer un dialogue avec les autorités en écrivant une lettre aux ministres de l'Intérieur et de la Santé. Il attend toujours leur réponse.
«Les travailleuses du sexe ont besoin de gagner leur vie. Elles n'ont plus d'autre solution que la prostitution illégale.»
Le ministère de l'Intérieur n'a pas non plus donné suite à nos sollicitations. «Aujourd'hui, il ne reste plus que les dames qui sont là depuis quelques années, qui vont être obligées de partir parce que, une fois atteint 50 ans, elles n'ont plus le droit d'exercer. Je crois que dans trois à quatre ans les dernières maisons closes vont fermer. Leur disparition, c'est l'objectif à atteindre.» Certains officiels ne s'en cachent même pas.
Dans une interview accordée à nos confrères d'Inkyfada, Raoudha Bayoudh, qui est à la tête du bureau des mœurs, le reconnaissait en 2018: «On n'accepte plus d'enregistrement de prostituées, parce qu'on veut éradiquer cette activité.» D'après elle, l'État entend ainsi se conformer aux nouvelles législations en vigueur, concernant notamment la traite des êtres humains. Sur le terrain, le docteur Zahaf, lui, constate une augmentation du nombre de TS clandestines. «Elles ont besoin de gagner leur vie et elles n'ont pas d'autre solution».
Bataille idéologique
Mais il est hors de question pour les autorités tunisiennes de tolérer un système de prostitution légale qui date de l'instauration du protectorat. Raoudha Laâbidi, présidente de l'Instance nationale de lutte contre la traite des personnes (INLTP), souhaite la fermeture des quartiers réservés. «L'État est tenu de protéger ces femmes-là. C'est une forme d'exploitation. Que l'État gère ça, c'est impossible.» Les TS sont incitées à changer de métier. «Un travail est fait par les associations des droits des femmes pour les accompagner vers une sortie de cette activité.» La méthode fait débat au sein même des organisations de défense des droits des femmes.
Ahlem Belhadj appartient à l'Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD). Elle témoigne de ces tiraillements. «Notre position de principe initiale, c'est bien sûr que l'État exploite ces femmes. C'est vrai qu'il offre une certaine protection sanitaire et sociale, mais quand même, les conditions de travail sont infernales. Dans le même temps, on est contre le fait que l'État ferme ces lieux en catimini, sans lancer de discussion.»
Certes, lui aussi reconnaît les limites et les dérives du système, mais Wahid Ferchichi, défenseur des droits humains qui milite pour la dépénalisation de la prostitution, ne veut pas céder un pouce de terrain aux conservateurs sur cette question. Il conçoit ce débat comme une bataille idéologique.
Deux ans ferme, c'est la peine que prévoit le code pénal tunisien à l'encontre des travailleuses du sexe.
Ce sont les islamistes d'Ennahdha qui auraient, selon lui, «initié cette politique prohibitionniste après leur victoire de 2011», dans leur reprise en main morale de la société tunisienne. Faux, répond Meherzia Labidi Maïza, membre du bureau exécutif du parti: «Ça n'a jamais fait partie de notre programme. Oui, on aimerait bien voir ces femmes quitter les maisons closes pour devenir des citoyennes à part entière et gagner leur vie autrement. Mais Ennahdha n'a rien à voir avec ça», conclut-elle. Nous n'en saurons pas plus.
Wahid Ferchichi, lui, refuse de décider à la place des travailleuses du sexe. «Si 2% d'entre elles le font parce qu'elles sont convaincues de leur activité, on va leur dire: “Ah non, vous n'avez plus le droit de disposer de votre corps”?» Fermer ces lieux ne règlera pas le problème de la prostitution, d'après lui, mais cela condamnera les dernières TS légales à la clandestinité et les exposera à la prison. Deux ans ferme, c'est la peine que prévoit le code pénal tunisien.
Paroles d'invisible
Hedia en a fait les frais. À 53 ans, cette ancienne travailleuse du sexe a la voix cassée des lendemains de soirée difficiles. Vestige d'une vie d'excès et de fastes. C'est comme ça qu'elle décrit son parcours dans les quartiers réservés, à Tunis, Bizerte, Gabès et Gafsa. Dans les années 1990, elle mène la grande vie. Elle gagne 7.000 dinars (un peu plus de 2.200 euros) les mauvais mois. Une paye de ministre dans la Tunisie de l'époque. Mais, en 2004, Hedia bascule dans la clandestinité et finit par atterrir dans un commissariat de police pour «excitation à la débauche». C'est ainsi que l'article du code pénal est intitulé. Il définit la prostitution d'une manière très floue et laisse libre cours à l'interprétation des forces de l'ordre. «J'étais toute seule, je marchais dans la rue. En fait, les policiers se sont fondés sur ce que je portais et sur mon maquillage pour m'arrêter. J'ai pris un an, et ma peine a été réduite à quatre mois en appel.»
Hedia a tout arrêté en 2013 et mène depuis un travail de terrain auprès des TS de Sfax, au sein de l'Association tunisienne de lutte contre les MST et le sida (ATL MST sida bureau national).
Kelthoum, elle, n'est pas prête à abandonner le quartier, ses règles strictes, mais aussi ses quelques avantages. «On travaille et on dort ici. On ne peut sortir qu'avec une autorisation du bureau des mœurs. La liberté, je n'en n'ai pas besoin tant que je suis protégée. Ça reste mieux que la rue où on doit affronter le regard des gens. Et où l'on risque l'agression et la prison…»
Si un jour Sfax fermait, alors l'État devrait au moins assurer «une petite pension» et garantir «l'accès aux services de santé» pour les anciennes travailleuses du sexe. Voilà tout ce que demande Kelthoum, de ne pas être abandonnée à son sort.