L'épisode conflictuel que provoque la réforme des retraites dans les relations entre les organisations syndicales et le gouvernement est, sans aucun doute, le plus tendu depuis le début du quinquennat.
La mobilisation syndicale avait été limitée au moment des ordonnances dites «Travail» en 2017; elle était cantonnée aux personnels cheminots pour la réforme du statut de la SNCF en 2018.
Elle touche désormais de nombreuses franges de la population et promet de s'inscrire dans la durée. La montée des tensions entre puissance publique et démocratie sociale se confirme.
Corps intermédiaires marginalisés
Ce qu'il y a de commun à ces trois épisodes est le fait, pour le gouvernement, de marginaliser le rôle des corps intermédiaires dans la conduite des réformes –une tendance qui n'est d'ailleurs pas propre à l'actuel gouvernement.
Rappelons-nous que le gouvernement de Manuel Valls a terminé son mandat avec une réforme du code du travail via le fameux article 49.3 et sans concertation sociale préalable, malgré la loi de 2007.
Pensons également à la campagne menée par Nicolas Sarkozy pour l'élection présidentielle de 2012. À l'occasion de son premier discours de candidat, le 16 février à Annecy (Haute-Savoie), il avait déclaré: «Les syndicats, les partis, les groupes de pression, les experts, les commentateurs, tout le monde veut parler à la place du peuple sans jamais se soucier de ce que le peuple veut, de ce qu'il pense et de ce qu'il décide. Comme si le peuple n'était pas assez intelligent, pas assez raisonnable.»
Il y a, à cela, des raisons structurelles qui tiennent entre autres aux décalages entre le temps du politique et le temps du dialogue social ou encore à la légitimité dégradée des organisations syndicales, que les gouvernements ne perçoivent plus comme des appuis pour la conduite des réformes.
La réforme actuelle des régimes de retraite est également l'occasion de revenir sur un autre enjeu de taille pour la démocratie sociale. L'un des paramètres de la réforme faisant l'objet de controverses est en effet celui de la gouvernance du futur régime universel.
Parmi les quarante-deux régimes qu'il est question de fusionner, on trouve sans surprise une forte diversité au regard de cette question. Par exemple, le régime général –originellement confié aux partenaires sociaux– a vu le rôle de l'État aller grandissant, jusqu'à devenir dominant.
Le régime complémentaire Agirc-Arrco reste pour sa part dans une gouvernance paritaire, soit sous la responsabilité conjointe des organisations syndicales et patronales.
Autre exemple, la Caisse nationale des barreaux français, la retraite des avocats, est pilotée par un conseil d'administration exclusivement composé d'avocat·es élu·es.
En formant un régime universel, il faudra choisir un seul régime de gouvernance. Qui de l'État ou des corps intermédiaires y jouera un rôle central? La question est de taille, car elle a des implications concrètes.
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Risque de pilotage politique
Une crainte est régulièrement exprimée quant à l'évolution de la valeur du point dans le nouveau régime universel. En faisant varier la valeur du point, il sera possible d'augmenter ou diminuer le montant des pensions: c'est précisément le premier levier de pilotage créé par ce nouveau régime.
Parmi les autres leviers, notons les règles budgétaires que seront tenu·es d'observer les futur·es décisionnaires. Dans son rapport, Jean‑Paul Delevoye propose une «règle d'or d'équilibre», selon laquelle le régime devra impérativement avoir un solde cumulé positif ou nul par période de cinq années.
Autrement dit, la possibilité de faire reposer sur des réserves conséquentes un déficit pour absorber une baisse conjoncturelle des cotisations (comme le fait le régime Agirc-Arrco) serait considérablement limitée.
Les conditions de départ en retraite, enfin, peuvent reposer sur un âge dit «pivot» ou sur une durée de cotisation, comme c'est le cas actuellement.
Pour chacun de ces trois leviers de pilotage, il s'agit alors de savoir qui sera en position de décider. Cet aspect de la réforme, même s'il est minimisé dans le débat public, est central tant le défaut de confiance semble être élevé.
Une vidéo de l'ancien Premier ministre François Fillon, largement relayée sur les réseaux sociaux, donne à voir les enjeux.
François Fillon et la retraite par points, octobre 2019.
En acceptant un régime universel à points confié à l'État, la population française ne prend-elle pas le risque de voir les retraites fluctuer au grès des alternances politiques?
L'un des scénarios de sortie de crise envisagés par le gouvernement montre bien l'enjeu que représente la confiance dans le futur système de gouvernance: selon un article des Échos, l'exécutif pourrait renvoyer à plus tard les décisions dites paramétriques pour mettre le régime à l'équilibre. La réforme consisterait alors à réformer le système à budget constant et à confier au futur organe de gouvernance la charge des ajustements budgétaires.
Paritarisme en danger
À l'heure où nous écrivons ces lignes, le projet gouvernemental n'est pas connu et seul le rapport Delevoye en livre une préfiguration.
Il y est prévu qu'un conseil d'administration paritaire aurait à formuler des avis, mais la décision en reviendrait au gouvernement et au parlement via un processus législatif. En d'autres termes, c'est l'État qui aurait essentiellement la main sur les décisions, ouvrant la voie à une forme d'instabilité du régime si les retraites devenaient une variable d'ajustement pour les responsables politiques.
Par exemple, les «primes Macron» octroyées en pleine crise des «gilets jaunes» ou la défiscalisation des heures supplémentaires ont provoqué un déficit que le gouvernement envisage de combler par un recul de l'âge de départ en retraite.
Alors que le débat public suscité par la réforme semble se focaliser sur sa dimension distributive (qui sont les gagnant·es, qui sont les perdant·es?), une transformation plus structurelle est à l'œuvre dans le prolongement des dernières réformes.
Le paritarisme, qui constitue l'un des piliers de la démocratie française, apparaît effectivement en retrait depuis plusieurs années. Il n'y a pas à cela de grande surprise pour qui est alerte sur la question: le programme d'Emmanuel Macron, tel qu'il apparaît dans son ouvrage Révolution, le laissait entendre.
En multipliant les propositions de réforme de l'assurance-chômage –droits ouverts aux salarié·es démissionnaires, bonus-malus pour les entreprises selon l'usage qu'elles font des contrats courts, financement par l'impôt plutôt que par les cotisations sociales–, Macron revendiquait des prérogatives sur ce régime pourtant cogéré par les partenaires sociaux.
De fait, la réforme entrée en vigueur le 1er novembre 2019 aura été conduite sans les organisations syndicales et s'apparente à une étatisation.
Idem quant à la gestion des fonds de la formation professionnelle: alors que ceux-ci étaient collectés et gérés par les partenaires sociaux au sein des organismes paritaires collecteurs agréés (OPCA), ils le seront désormais par l'Urssaf, soit l'État. Les partenaires sociaux ne conserveront qu'un rôle réduit sur certains pans du financement et auront essentiellement un rôle de conseil et d'appui technique.
Alors que la crise que traverse actuellement la France devrait nous alerter sur les difficultés à former un consensus sur les réformes, le risque est finalement d'en sortir avec le renforcement d'un pouvoir politique unilatéral.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l'article original.
