[ATTENTION SPOILERS] Cet article contient des éléments déterminants de l'intrigue de The Irishman.
L'entrée en matière peut paraître étrange, mais Martin Scorsese n'a jamais été un réalisateur vieux. À 77 ans, il continue d'être associé avec la fougue juvénile qui caractérise Means Street, After Hours, Les affranchis ou plus récemment Le loup de Wall-Street. Son appétence pour l'invention de formes et la transgression des cadrans moraux, ainsi que sa capacité à exciter le système nerveux du spectateur n'ont été que rarement prises en défaut au fil des ans. Bref, Martin Scorsese incarne à peu près tout ce que n'est pas Frankie Sheeran, le personnage principal joué par Robert De Niro de The Irishman, le nouveau et très attendu film du réalisateur actuellement disponible sur Netflix.
Hors-la-loi dans les clous
Quiconque ayant vu Les affranchis, Casino ou encore Les infiltrés ne peut que voir ses stimulis cérébraux s'enclencher à la lecture du pitch de The Irishman (au crépuscule de sa vie, un ancien tueur de la mafia se remémore son parcours). Mais Scorsese avait prévenu: The Irishman n'aura rien à voir avec ses précédents films de gangsters.
Depuis ses premières projections en festival, on retrouve souvent le même champ lexical récurent pour qualifier le dernier film de l'auteur des Nerfs à vif. «Marche funèbre», «requiem d'un monde», «enterrement d'un genre». Et effectivement, The Irishman regarde la mort en face. Il y a quelque chose d'immédiatement lugubre dans la façon dont le réalisateur filme cet homme, qui a survécu à tous ses amis, se remémorer ses souvenirs. Mais la morosité du film ne commence pas avec la vieillesse du personnage: c'est toute la vie de Frankie Sheeran qui a un goût de sépulture.
La figure du hors-la-loi tire principalement son romantisme dans cette idée d'individus prenant leur destin en main, au mépris des conventions qui corsètent le commun des mortels. Tension à l'œuvre dans toute la filmographie de Scorsese, catholique contrarié (pléonasme) qui n'a eu de cesse de somatiser son besoin de transgresser une culture d'interdits à l'écran.
Mais contrairement à lui, Frankie Sheeran ne fait que suivre les ordres venant d'un «en haut» qui s'impose et échappe à tout le monde à la fois. Il va proposer ses services à tel mafieux sous l'impulsion de son mentor, il tue indistinctement selon les indications qu'on lui donne, il intimide les concurrents d'après les consignes... Même lorsqu'il quitte sa première femme pour une serveuse qu'il vient de rencontrer, Scorsese procède à une ellipse et une voix-off pour expédier l'affaire.
Dawn of the dead
Contrairement à Henry Hill ou Nicolas Santoro, grandes figures scorsésiennes débordées par leurs ambitions et leurs excès, Sheeran ne provoque jamais son destin. Il le dit lui-même à Russell Bufalino, joué par un Joe Pesci magnifique de mélancolie résignée: après avoir survécu à la guerre, il décida que peu importe ce qui adviendrait, il suivrait. Frank Sheeran devient un gangster parce qu'il marche dans la direction du vent, là où ses prédécesseurs scorsesiens finissaient par le prendre de face.
Certes, l'idée de personnages dépassés par la grande histoire n'est pas neuve chez Scorsese, qui n'a cessé de filmer des individus consommés par l'illusion de leur mainmise sur les choses. Mais Sheeran s'impose comme le premier personnage de sa filmographie à s'accommoder de son impuissance. Au point de ne pas persister lorsque sa propre fille se réfugie dans son mutisme en sa présence (superbe Anna Paquin). Les dialogues de Steven Zaillian matérialisent d'ailleurs cette passivité presque contrite. En effet, on ne compte plus les échanges se déroulant à coups de périphrases et de détours incertains, comme si cette parole empêchée (on rappelle que le précédent film du réalisateur s'intitulait Silence...) incarnait à elle seule l'aveu d'échec des personnages.
Peggy Sheeran, interprétée par Anna Paquin. | Capture écran de la bande-annonce Netflix
Or, c'est bien l'état d'esprit de cet antihéros au sens propre (c'est-à-dire qui ne se montre jamais proactif) qui va gouverner les partis-pris de Scorsese et marquer la singularité de The Irishman dans sa filmographie. Car malgré la violence et l'amoralité dont pouvaient faire preuve les personnages des Affranchis ou Casino, ils entraînaient le public dans leur outrance. Non seulement le spectateur voulait-être avec eux mais il ÉTAIT avec eux, et c'est ce qui a parfois encouragé le malentendu dans la démarche du réalisateur, comme le fait remarquer l'immense Thelma Schoonmaker, la monteuse de (très) longue date du cinéaste: «Tout le monde voulait rejoindre la mafia après Les affranchis, parce qu'ils avaient l'air de passer tellement de bon temps.» Il ne s'agissait pas de faire l'apologie du gangsterisme mais de communiquer l'ivresse procuré par une vie de transgression. La chute ne s'en révélait que plus brutale, et les morts plus violentes. Mais c'était des films de (très) bons vivants.
Or, The Irishman n'est pas un film de bons-vivants, mais un film de mort-vivant dans lequel le héros a bien trop peur de la mort pour vivre l'offre dionysiaque inhérente au milieu dans lequel il évolue. Un aspect qui se concrétise dans la mise en scène du film, Scorsese convoquant nombre de ses figures de styles pour leur imprimer un rythme au ralenti (Thelma Schoonmaker: Il [Martin Scorsese] a été clair que le film allait être simple. Il n'y aurait pas beaucoup de choses flashys dans le film (…). Cela ajoute à la simplicité trompeuse d'un film qui vous accroche pour mieux vous frapper à la fin»). Un peu comme si Sheeran vivait dans la zone grise du Loup de Wall Street, lorsque Jordan Belfort se voit contraint à la sobriété après avoir passé trois heures à brûler la chandelle par les deux bouts.
À LIRE AUSSI «Le Loup de Wall Street» est-il fidèle à la réalité?
L'étrange histoire de Benjamin Button
Mais c'est le très commenté procédé du «de aging», utilisé pour rajeunir numériquement les acteurs afin de leur faire jouer leur rôle sur plusieurs époques différentes, qui va entériner la démarche du cinéaste. Si la technologie accuse clairement ses limites (on a du mal à voir les personnages vieillir dans la durée), l'étrangeté qu'elle confère au personnage de Robert DeNiro sert in fine le propos. L'acteur se révèle constamment disruptif avec son environnement, notamment avec un regard au bleu translucide très appuyé, comme si Scorsese voulait rappeler qu'il était là pour regarder avant tout (on en revient à ce phénomène de passivité).
Mais surtout, il ressemble à ce que les effets spéciaux ne parviennent pas à effacer: un vieil homme grimé en jeune. Car si le visage de De Niro bénéficie d'un ripolinage, le corps lui ne cesse d'être celui d'un acteur de 77 ans. Cela aurait pu s'avérer un handicap, mais le résultat fait converger The Irishman vers ce que Scorsese raconte vraiment. À savoir l'histoire d'un homme qui n'a jamais été jeune et n'a jamais fait autre chose que d'attendre.
Capture écran d'un des trailer Netflix de The Irishman.
Au fond, Frank Sheeran n'est pas le vrai premier rôle de The Irishman, statut qui revient plutôt à Jimmy Hoffa, le célèbre leader syndical connu pour ses accointances avec la mafia, et mystérieusement disparu jusqu'à ce que Sheeran ne clame l'avoir assassiné. Il est le seul à faire outrage au statu quo, à prétendre bousculer l'histoire, à refuser de coucher ses ambitions individuelles pour obéir aux ordres de quelques-uns. Hoffa est le seul personnage vivant du film, et le plus scorsesien, qui plus est habité par la fièvre des grands jours d'un Al Pacino au sommet de son art, contrastant parfaitement avec un De Niro merveilleusement effacé et hésitant. Si Scorsese avait voulu compléter sa trilogie mafieuse, il aurait fait un film sur lui. Mais il choisit de suivre la trajectoire d'un destin d'exception sous les yeux d'un figurant de la grande histoire. Figurant qui finira par l'assassiner, toujours pour obéir aux ordres.
Une vie à attendre
The Irishman présente effectivement des allures de testament pour son réalisateur. Mais contrairement à Clint Eastwood dans l'épicurien La mule, où l'auteur de Gran Torino parlait de lui et de ses regrets à l'approche de la quille, Scorsese fait le portrait de celui qu'il n'est pas. Car comme on l'a dit, Martin Scorsese a toujours eu la transgression chevillée au corps, et son assaut récent contre le consensus dont bénéficient les productions Marvel est là pour le rappeler. Il faut connaître l'œuvre scorsesienne pour comprendre que si bilan il y a dans The Irishman, il concerne un homme tout à fait en paix avec le chemin qu'il a emprunté, et qui n'est pas celui du personnage.
Ironiquement, la démarche du cinéaste ne fait que rendre plus désirable l'horizon de ses précédentes incursions dans le genre. C'est peut-être le geste le plus subversif de The Irishman: faire en sorte que tout ou presque se révèle plus enviable que cette image d'un Frank Sheeran laissant la porte entre-ouverte pour la faucheuse après avoir passé sa vie à l'anticiper. Certes, l'histoire Henry Hill, Nicky Santoro ou Jordan Belfort sont celles d'hommes dévorés par leur ambition et emportés par leurs passions, qui se faisaient brutalement recaler par les éminences grises du rêve américain. Ils étaient des losers qui le redevenait s'ils avaient la chance d'être en encore en vie à la fin. Mais au moins, ils avaient le temps de profiter de l'usufruit de leur désobéissance. Contrairement à cet Irishman, hymne à la vie par contradiction.