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A la recherche de Saddam 3/5

Temps de lecture : 8 min

Les introuvables frères Musslit étaient le chaînon manquant qui devait mener les enquêteurs à l'antre du dictateur.

Le sergent-chef Eric Maddox ne voulait pas d'Izzat Ibrahim al-Douri dans son organigramme. Chargé des interrogatoires dans le cadre des opérations spéciales à Tikrit, Maddox avait élaboré des graphiques semblables à ceux de l'équipe des renseignements du colonel Jim Hickey, et leur ajoutait des noms à chaque information fournie par les prisonniers. Certes, al-Douri, confident roux de Saddam considéré par beaucoup comme son bras droit - le roi de trèfles dans le jeu de carte de l'armée - était activement recherché, mais Maddox estimait qu'il avait dû quitter son patron depuis un bail.

Pour Maddox comme pour les hommes de Hickey, le chemin menant à Saddam passait par la capture de personnages bien moins connus, à Tikrit et aux environs. Un seul problème: le haut commandement - les patrons des patrons de Maddox - ne l'entendaient pas de cette oreille, et exigeaient que des personnalités éminentes comme al-Douri soient représentées dans l'organigramme des hommes à capturer. Pour éviter les problèmes, Maddox en fit deux versions: celle à partir de laquelle lui et les analystes travaillaient, et celle qu'ils affichaient ostensiblement dès que quelqu'un d'important pointait le bout de son nez.

Maddox ne manquait pas de noms pour remplir ses graphiques. Lorsqu'il avait rejoint le groupe d'opérations spéciales en juillet, un interprète lui avait montré une longue liste de tous les anciens gardes du corps de Saddam et de leurs familles vivant dans la région. Parmi eux, figuraient 40 Musslit. Maddox en tira deux conclusions: d'abord que les Musslit étaient une famille influente dans la région, et ensuite que Saddam Hussein avait beaucoup de gardes du corps.

Au fil des interrogatoires, Maddox découvrit une chose curieuse. Alors que certains gardes du corps étaient clairement engagés dans l'insurrection, d'autres semblaient avoir quasiment pris leur retraite. (Maddox apprit qu'un ancien garde du corps au grade très élevé était tranquillement resté chez lui, au vu et au su de tous, depuis le début de la guerre). Il lui fallait à présent déterminer lesquels, de tous les anciens protecteurs de Saddam, étaient encore en contact avec lui - et pour cela, étudier les rôles d'avant-guerre de chacun n'était pas d'une grande utilité. Comme l'écrit Maddox dans son mémoire de cette époque, Mission: Black List #1, «l'Irak était un lieu complètement différent de ce qu'il avait été avant la guerre».

Centralité intermédiaire

Au cours de la traque de Saddam, Maddox et ses homologues durent prendre une foule de décisions subjectives pour déterminer qui -parmi tous ces gardes du corps, et tous ces Musslit - revêtait la plus grande importance. L'intuition du lieutenant colonel Steve Russell lui dictait que les frères Rudman et Mohammad al-Musslit étaient de ceux-là, au vu de leurs riches propriétés de Tikrit, des photos où ils figuraient aux côtés de Saddam et des rapports des renseignements où leurs noms ne cessaient d'apparaître. L'analyse, plus tard, du major Brian Reed, qui allait écrire son mémoire sur cet organigramme, montra que la théorie du réseau confirmait l'intuition de Russell.

L'une des façons de mesurer l'importance d'une personne dans un réseau social consiste à étudier sa «centralité intermédiaire». Cette mesure est élevée si la personne est un connecteur - c'est-à-dire, si elle est susceptible de se trouver sur le plus court chemin entre deux autres nœuds, contribuant ainsi à former la connexion entre eux. Un individu n'a pas besoin d'être directement relié à de nombreux nœuds pour avoir une grande centralité intermédiaire; il suffit qu'il relie deux groupes sociaux, de façon qu'un chemin allant de l'un à l'autre devra nécessairement passer par lui.

Dans un réseau de mes collègues et de mes amis de fac, par exemple, ma centralité intermédiaire est au plus haut - puisque c'est moi qui comble le fossé entre deux groupes qui n'ont rien d'autre en commun. Des connexions fortuites peuvent aussi déboucher sur de hautes valeurs de centralité intermédiaire. Pensez à toutes les connexions inattendues que vous avez vues sur Facebook. Un exemple: un de mes collègues est allé au lycée avec un de mes amis d'université. Cela leur octroie à chacun de hauts niveaux de centralité intermédiaire à l'intérieur de mon réseau - même sans moi, mes collègues pourraient remonter jusqu'à mes compagnons de fac grâce à ce lien.

Le cœur du réseau de Saddam est représentée ci-dessous. Je l'ai élaborée à partir du mémoire de Reed, de comptes-rendus publics et d'entretiens avec les militaires sur le terrain en Irak. Il apparaît clairement que Mohammad al-Musslit est le lien vital entre Saddam et l'intégralité du clan Musslit. Rudman obtient aussi un score élevé car c'est le chef des opérations de l'insurrection.

 

Les calculs derrière chaque note impliquent des opérations mathématiques relativement compliquées, mais la raison de l'importance des deux frères est claire: Rudman et Mohammad sont situés exactement entre Saddam et le reste de la famille Musslit. Et, ce qui ajoute à leur importance, les deux frères sont aussi le lien entre Saddam - via un mariage dans la famille Musslit - et un autre clan au rôle majeur dans l'insurrection. (Le diagramme établi par Reed et le major Stan Murphy, des renseignements, figure dans le mémoire de Reed sous une forme très élaborée. J'ai pu y identifier Rudman et Mohammad en me basant sur les comptes-rendus et les déductions grâce aux nœuds voisins. En revanche, je n'ai pas su identifier la deuxième famille à laquelle les frères Musslit étaient reliés).

Faire le tri dans les Musslit

Curieusement, l'un des hommes du diagramme de Reed à la centralité intermédiaire élevée était mort depuis vingt ans quand la 4e division d'infanterie est arrivée à Tikrit. Son importance restait cependant primordiale pour le réseau car il formait l'un des rares liens entre les Musslit et le deuxième clan mentionné plus haut, également actif dans l'insurrection.

Rudman et Mohammad, en revanche, étaient tout ce qu'il a de plus vivants. Le réseau et son instinct disaient la même chose à Maddox: ces types-là le conduiraient à Saddam Hussein. Mais l'instinct seul, même étayé par un organigramme, ne constitue pas une base assez solide pour organiser un raid et mettre en danger la vie de soldats américains.

Maddox devait gagner la confiance des commandants des opérations spéciales en avançant les preuves que ses organigrammes reflétaient des réalités sur le champ de bataille. Maddox commit sa part d'erreurs — en préconisant des raids qui ne donnèrent rien du tout, et en s'opposant à d'autres qui s'avèreraient fructueux. Mais à mesure que les interrogatoires continuaient de confirmer ce que le réseau avait laissé entendre - qui était important, et qui ne l'était pas - le commandant et l'analyste de l'équipe acceptèrent de prendre le risque de se fier davantage au réseau. Maddox finit par faire partie de l'équipe qui organisait et exécutait les raids, rôle inhabituel pour un interrogateur.

A Tikrit, Maddox passait un temps fou à faire le tri dans des dizaines de Musslit pour tenter de se frayer un chemin jusqu'à Rudman et Mohammad. Les Musslit n'étaient pas seulement des fidèles de Saddam. Si les hommes de Tikrit s'appelaient mutuellement Ibn 'Amm ou 'Amm - cousin ou oncle, selon la différence d'âge - la famille Musslit était réellement liée à Saddam du côté maternel. Selon un arbre généalogique élaboré à la main par l'expert de l'Irak Amatzia Baram, le clan Musslit partageait avec Saddam un arrière-grand-père - le Musslit originel. Parmi les enfants de cet ancêtre commun figuraient le grand-père maternel de Saddam, Talfah, et un homme appelé Omar, grand-père des Musslit qui organisaient l'insurrection.

Se contenter de traquer les Musslit n'allait pourtant pas mener à ceux qui étaient les plus proches de Saddam. Pour reconstituer une image détaillée de l'insurrection, Maddox et ses collègues devaient aussi remplir les cases correspondant aux figurants. Outre les cinq principales familles qui semblaient orchestrer les opérations, le lieutenant colonel Steve Russell et ses hommes se lancèrent sur la trace d'un réseau de familles de deuxième niveau, plus directement impliquées dans les combats des rues. Chaque raid rapportait son lot de renseignements. Le capitaine Timothy Morrow, officier des renseignements de Russell, se souvient avoir confisqué des représentations élaborées de l'arbre généalogique de Saddam - dont l'un comportait «Adam et Eve» tout en bas - qui s'avérèrent essentielles pour compléter les organigrammes. Comme me le dit Russel lors de ma visite dans l'Oklahoma:

Il y avait en fait deux familles qui ne figuraient pas dans le réseau des cinq grandes, mais qui nous sont apparues comme très importantes. C'était ceux qui organisaient la plus grande résistance contre nous. C'était les gars qui planifiaient l'explosion de bombes sophistiquées au bord des routes, contrairement à ce que nous avions dû affronter avant... Nous les avions combattus dans les rues pendant l'été. Nous connaissions leurs noms. Ce n'est que quand on a commencé à en attraper un certain nombre et qu'on a pu relier les points entre eux qu'on a compris, “La vache, regardez-le papa de ce groupe-là est marié à la demi-sœur de Saddam”. On a réalisé: “Ces types sont vraiment liés entre eux”.

Le 22 juillet, les fils psychopathes de Saddam Hussein, Oudaï et Qoussaï, furent abattus par l'armée américaine à Mossoul (ils avaient tué l'un des chiens renifleurs de bombes de l'armée, provoquant des représailles explosives). Leur mort permit à Maddox de se concentrer davantage sur des insurgés aux noms moins connus.

Mohammad et Rudman restaient les cibles prioritaires, mais les analystes esquissèrent une image plus complète du reste du clan. Ses membres semblaient obéir à une division du travail: certains cuisinaient, d'autres livraient la nourriture (peut-être à Saddam), d'autres encore organisaient l'insurrection. Le but était de remonter le réseau des Musslit - du cuisinier au plus haut membre de l'état-major, et à partir de tous ces cousins de la base, remonter à Mohammad et Rudman, au sommet.

Les précieuses erreurs des prisonniers

Dans les jours qui suivirent la mort d'Oudaï et de Qoussaï, Steve Russell et ses soldats firent pour la troisième fois une descente sur la ferme de Faris Yasin Omar al-Musslit. Ils ne parvinrent pas à pincer Faris, mais cette opération leur permit de découvrir des photos qui les aidèrent à identifier une nouvelle fournée de gardes du corps de haut rang. Peu de temps après, un bataillon sous le commandement de Hickey utilisa ces tout nouveaux renseignements pour attraper Nazhan Ibrahim Omar al-Musslit, l'un des frères de Rudman et Mohammad. Le cœur de la famille Musslit se rapprochait.

En rassemblant les éléments du puzzle pour reconstituer ce réseau, Maddox raconte qu'il obtenait parfois directement des prisonniers tout ce qu'il voulait savoir. «Ils ne veulent rien dire de l'insurrection» expliqua-t-il. «Mais ils vous disent qui est copain avec qui». Convaincus qu'ils détournaient l'attention des interrogateurs, les petits chefs conduisaient Maddox plus près de sa cible. Ces prisonniers commettaient en quelque sorte la même erreur que l'armée américaine au début de la guerre en Irak. Des renseignements institutionnels sur l'insurrection n'auraient pas aidé les soldats de la coalition à trouver la cachette de Saddam Hussein. Les renseignements sociaux fournis par ces Musslit de peu d'importance étaient bien plus précieux. Maddox voulait les noms des amis de Saddam, pas ceux de ses anciens collègues.

Le 3 août, les soldats de Russell firent une descente dans un complexe de fermes élaboré, propriété de la famille Musslit. Cette fois encore, ils ne trouvèrent aucune de leurs cibles, mais ils récupérèrent de nouvelles photos de famille et une source bien vivante, particulièrement précieuse: Omar al-Musslit lui-même, le grand-père de la plupart des Musslit fauteurs de troubles. Russell souligne avec ironie que le numéro de carte d'identité nationale d'Omar était le 666 - symbole approprié pour celui qui engendra tant d'hommes de main de Saddam. Dans la semaine qui suivit, le 1er bataillon du 22erégiment d'infanterie continua de capturer des membres des cinq familles. Et, lors d'un nouveau raid dans la ferme personnelle de Rudman, le gardien leur asséna qu'ils venaient de rater Rudman et Mohammad de moins de 24 heures.

Chris Wilson

Traduit par Bérengère Viennot

Photo: Arrestation à Tikrit en ocotbre 2003. Damir Sagolj / Reuters

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