Tout Robuchon, 800 recettes du maître cuisinier
Le grand chef poitevin multi-étoilé dans le monde entier nous a quitté le 8 août 2018, victime d'une longue maladie. Pour l'ensemble des gourmets, des cuisiniers amateurs et professionnels, pour les fidèles de ses restaurants et Ateliers répartis sur la planète, une trentaine d'adresses, l'Asie en particulier, c'était une perte immense, un vide sidéral pour la cuisine française dont il a été un recréateur de génie –sa purée lissée au beurre et au lait chaud demeure une merveille d'enfance, un legs d'exception.
Ses trois enfants assurent la succession et ses proches collaborateurs dont Guy Job, responsable du nom Robuchon, Éric Bouchenoire (MOF), son bras droit en cuisine depuis un quart de siècle et les chefs nommés par lui, Christophe Cussac à Monte-Carlo, Thierry Karakachian à l'Atelier Étoile, le formidable pâtissier François Benot perpétuent l'œuvre culinaire du créateur de l'admirable gelée de crustacés au caviar et crème de chou-fleur, l'un de ses chefs-d'œuvre qu'il faut avoir savouré au moins une fois, il figure à la carte du Drugstore Étoile (41 euros).
Disons-le, la mort subite du fondateur des tables de luxe (à Tokyo, à Las Vegas) et des Ateliers pour tous les publics n'a pas compromis le développement du groupe, bien au contraire. Le nom Robuchon fonctionne comme une marque en vue, tout comme Dior, Chanel, Vuitton d'autant que le renouvellement des plats de saison (ravioles aux truffes blanches) accroît la créativité des chefs en charge de l'évolution des menus (49 euros à l'Atelier de l'Étoile) et les cartes ô combien gourmandes, en petites portions si l'on veut.
L'esthétique des plats, le goût du beau et du bon, le respect des produits de base, la règle immuable des trois éléments dans l'assiette pas plus (les spaghetti au homard européen, émulsion coraline épicée), la régularité des préparations servies toujours dans la manière robuchonienne, c'est ce que souhaite sa fille unique Sophie, très concernée par le répertoire, la rigueur, le savoir-faire des brigades en place. Elle est fière du livre testament Tout Robuchon.
Joël Robuchon dans les cuisines de La Grande maison, à Bordeaux | Nicolas Tucat / AFP
L'ouvrage de 848 pages est construit à partir des produits alimentaires de saison, des fonds et des sauces, des plats de sa mémoire de cuisinier inventif et traditionnel à la fois.
Le lecteur s'attachera à découvrir des mets bourgeois, nobles, ménagers (potages, salades) que le divin chef du Jamin (75016), son premier restaurant en 1981, a peaufiné, amélioré, enrichi comme le gingembre dans le pot-au-feu.
Toute la cuisine française a été revisitée par ce chef méticuleux, admiré, fêté qui a gagné tous les prix de sa corporation: MOF, trois étoiles, Chef de l'Année, Cuisinier du Siècle, Prix Taittinger. Il a même été le président du concours des Meilleurs Ouvriers de France.
«Ce fut le plus grand cuisinier du monde, la perfection en tout, le modèle de l'artisan savant, pointilleux. Son livre de cuisine pour tous est intemporel et sa purée, le plus beau plat du monde: quel cadeau pour les fêtes!», écrit Frédéric Anton, trois étoiles au Pré Catelan, son élève si aimé.
Des chapitres sur le service, les vins, les ustensiles complètent cette formidable somme comparable au Guide culinaire d'Auguste Escoffier (1902). On regrette l'absence d'une notice biographique sur la destinée de ce français modeste, élevé, à l'adolescence, dans un couvent religieux où il a appris la discipline, le respect des autres et l'amour du bien.
Tout Robuchon. 848 pages. Pas de photos, mais un lexique très complet et un index des recettes. Éditions Solar. 29,90 euros.
L'alsacien Bernard Antony, l'Einstein des fromages au lait cru
Qu'est-ce qu'un grand fromage? Une merveille de saveurs lentement maturées.
Bernard Antony | Sébastien Bozon / AFP
Ancien ouvrier à l'usine Sola de Vieux-Ferrette, un village pentu de l'Alsace du Sud, épicier de campagne puis chauffeur d'un camion de victuailles sillonnant les routes de sa province, Bernard Antony, un quinquagénaire aux papilles trieuses, a eu la chance de rencontrer Pierre Androuët en 1979, le Descartes des fromages fermiers, un savant des pâtes sèches, des croûtes lavées, des gruyères d'alpages qui lui a transmis son immense savoir, son expérience des fromages d'abbaye et les goûts vrais des camemberts au lait cru, des chèvres moelleux «à déguster à genoux» (Pierre Androuët).
Le Maître Androuët (1915-2005) qui a eu dans les années 1980 un restaurant de plats fromagers à Paris, 41 rue d'Amsterdam (75008), a été le découvreur de dizaines de fermiers, artisans de pâtes, tommes, bûches, comtés d'anthologie.
Ce gentilhomme de la France paysanne a été le Bocuse des plateaux de fromages partout fêté, admiré et suivi. «Un dessert sans fromage est une belle qui n'a qu'un œil», écrit Brillat-Savarin avec justesse.
Pierre Androuët fut un singulier gourmet aux vastes connaissances sur la naissance et l'accouchement des coulommiers, des bleus, des bries, des reblochons qu'il a fait adopter par de très fameux épicuriens et des restaurateurs réputés. Claude Terrail a inscrit, dans les années 1980, une carte des fromages à La Tour d'Argent alors double étoilée.
Plateau de fromages chez Bernard Antony | Guillaume Czerw
Entre Pierre Androuët, le messie du lait cru, et l'humble Bernard Antony s'est forgée une admirable relation de fraternité. Le maître Androuët a tenu à transmettre à l'ancien épicier son savoir encyclopédique, les secrets de son palais et ses adresses de fromagers bien nés, les deux seuls mouleurs de roqueforts, les rares artisans du beurre de baratte, du munster des Vosges, des fromages de brebis d'Aveyron et des comtés millésimés –la spécialité majeure de Bernard Antony.
Moulage du fromage chez Bernard Antony | Guillaume Czerw
Cette corporation des fromagers des prés et des champs expédie à Bernard Antony le fruit des travaux fermiers, le citoyen goûteur de Vieux-Ferrette les élève, les bichonne, les retourne dans les sept caves de sa maison familiale du Sundgau.
Ainsi, dès 1979, Antony entre en religion fromagère grâce à l'exemplaire Androuët, comprend la mystérieuse alchimie des pâtes en affinage. Comme pour le vin, l'effet du temps, du silence des caves bonifie les matières lactées. En 1986, Antony est promu Maître Fromager et en 2014, Maître Honoris Caseus, un titre très rare.
Affinage du fromage chez Bernard Antony | Guillaume Czerw
Dès lors, Antony perfectionne son œuvre d'affineur aidé de son fils Jean-François, chaque fromage a une personnalité qu'il faut respecter, amplifier par l'observation, la palpation et, surtout, la dégustation. Il devient un as du comté croquant affiné des années qu'Alain Passard propose en tommes rondes de 40 kilos à l'Arpège –c'est l'instant magique si attendu.
Alain Ducasse qui a publié la captivante biographie d'Antony indique dans la préface qu'«Antony est un militant derrière le fromager hostile à l'industrialisation menaçante, le camembert standardisé est défiguré» –un seul artisan du camembert estampillé AOC.
En cela, Antony est bien plus qu'un éleveur de fromages vrais, il préserve une authentique tradition et des goûts uniques d'où le succès de ses pâtes saisonnières à l'exportation dans la restauration étoilée.
Jamais les grands fromages n'ont été autant demandés chez lui –jusqu'en Asie, à Hong Kong, à Singapour, au Japon (treize clients) et en Chine (six clients) où il envoie par avion ses fromages faits à cœur. Son préféré, sachez-le, c'est le gruyère suisse à se damner. «Pour qui mange du fromage, jamais santé ne fait naufrage.»
Fromage, Bernard Antony. Textes de la talentueuse Katherine Khodorowsky. Photographe: Guillaume Czerw. Paru chez Ducasse Édition. 848 pages. 45 euros.
Maison Antony « Sundgauer Käs Kaller », 17 rue de la Montagne 68480 Vieux-Ferrette. Tél. : 03 89 40 42 22. Fermé le dimanche.
Le goût de ma vie par Pierre Arditi
Ce grand acteur présente dans ses mémoires la figure d'un bon vivant amateur de vins choisis et de bonne chère. L'ouvrage fourmille d'histoires de table et d'émotions vécues par un épicurien de haut vol. Le texte très vivant donne faim et soif.
Pierre Arditi dans les vignes | Jean-Claude Roca
L'œnologue Arditi de mère belge s'est fait tout seul. Dans sa famille, le vin n'est pas de mise et il n'aime pas la campagne. La cuisine et le vin vont lui apprendre la géographie, c'est-à-dire les voyages dans les bons restaurants et chez les vignerons des grands terroirs français.
Le comédien Arditi a endossé la tenue d'un œnotouriste au palais affiné. Au pays de Rabelais, de Pasteur et de la Romanée-Conti, il y a dix millions d'œnotouristes, cette corporation active vit pour le bien manger et le savoir boire.
La cave de l'acteur contient des merveilles et à table, quand il cuit un poulet fermier pour son épouse Évelyne tant aimée et lui-même, il débouche une Côte Rôtie La Landonne de Guigal, une sorte de chef-d'œuvre né à Ampuis, dans la Vallée du Rhône.
«Si vous possédez vos cinq sens, instruments de la perception, vous savez donc déguster. Il ne vous reste plus qu'à les éduquer et à les entraîner afin de pouvoir apprécier les plaisirs sensoriels et charnels qui en découlent.»
Le buveur savant révèle, tout au long de ses pages, une nature fraternelle de pédagogue: «La dégustation classique se vit grâce à la vue, l'olfaction et le goût en plus du toucher (la préhension du verre) et l'ouïe (le liquide qui se déverse, la pétillance du champagne)…»
Ce septuagénaire sentimental cuisine pour les siens, il a l'ardent désir de donner du plaisir, il fait ses courses lui-même au marché et peut traverser Paris pour dénicher un produit rare et qu'il veut offrir. «Quand tu procures du plaisir aux autres, c'est un cadeau que tu te fais à toi-même», la phrase de James Joyce (Ulysse, grand livre) a marqué son cerveau. Et puis son métier de comédien le conduit sur les routes de France, ainsi s'attable-t-il chez les grands chefs devenus ses amis. Il se définit comme l'ambassadeur du bien manger et un connaisseur des voluptés gourmandes, chroniqueur régulier de la revue Terre de Vins, il est aussi parrain de la Cité du Vin à Bordeaux.
Pierre Arditi, membre de la confrérie des Chevaliers du Tastevin au Château du Clos de Vougeot | Jean-Luc Petit
Ses grands toqués préférés sont Émile Jung à Strasbourg, Marc Haeberlin en Alsace, Gérald Passédat au Petit Nice à Marseille, Georges Blanc à Vonnas (Ain), Michel Roth à l'Hôtel Wilson de Genève, Jean-François Piège (le Grand Restaurant à Paris), Éric Briffard, ancien du Plaza, Marc Veyrat à Manigod au-dessus d'Annecy, et les regrettés Philippe Rochat et Benoît Violier à Crissier près de Lausanne, premier trois étoiles suisse.
Son livre fourmille d'histoires de mets et de vins, on salive en lisant le récit de gueuletons fantastiques. Et quelquefois, il entre en scène légèrement ivre comme après un déjeuner pantagruélique chez les Guigal où il a bafouillé son texte dans le Don Juan de Molière en face de Marcel Maréchal, tout aussi mal en point que lui –une méchante aventure de gueulardise!
«Très souvent, le vin sublime la nourriture, mais je ne crois pas qu'un vin médiocre puisse réveiller un plat.» Il souligne en toute modestie qu'il n'est pas un professionnel du vin, il évoque seulement sa propre expérience des nombreuses bouteilles et magnums qu'il a décalottés. Ce qui lui plaît dans le vin, c'est l'aventure, la découverte d'un petit vin merveilleux, pas nécessairement le plus cher. L'acteur au palais en pente a ses filières, ses amis viticulteurs, et son livre regorge d'adresses, de conseils, de souvenirs de flacons savourés dans ses pérégrinations d'acteur boulimique de rôles. Il a joué un œnologue détective dans une fameuse série romanesque, Le sang de la vigne sur France 3, vingt-deux épisodes captivants. La chaîne devrait les reprogrammer, c'est de la culture vivante.
«La France a la vigne dans le sang», ajoute-t-il dans son langage simple et clair, c'est la qualité majeure de ce récit autobiographique plaisant à lire: «Comme on est savant quand on boit bien.»
Pierre Arditi dans une cave de vinification | Jean-Claude Roca
Le voici, dans sa cave de collectionneur avisé, où un double magnum de Haut-Brion 1982 aux arômes admirables s'est brisé devant ses yeux, ce qui hante sa mémoire pour toujours. «Je m'amuse (m'angoisse?) à constater que ma vie, ce qu'il en reste, ne suffira pas à venir à bout de ce que je vois là, dont la finalité n'est pas d'être contemplée, vécue, c'est-à-dire bue.»
Philosophe, sage et réfléchi, il écrit: «Le vin est un lien aux autres, il contribue à nous rassembler à une époque où l'on ne connaît même plus son voisin de palier. Vive le vin! Quelle belle vie nous avons eue», lance-t-il en savourant un Yquem 1944, sa date de naissance.
Le goût de ma vie de Pierre Arditi, avec la contribution de Christophe Casazza. Photos des vignerons et de l'auteur dans les vignobles et dans sa cave. 240 pages. Éditions Hugo Document. 19,95 euros.