Monde

Caricatures de Mahomet: l'insupportable chantage

Temps de lecture : 5 min

Le cabinet d'avocats Yamani tente de soutirer des excuses aux quotidiens danois.

Le document dont je viens d'achever la lecture compte, à n'en pas douter, parmi les plus stupides et les plus pervers ayant jamais atterri sur mon bureau. C'est une lettre. Elle a été rédigée par un cabinet d'avocats d'Arabie Saoudite, dirigé par un certain Ahmed Zaki Yamani. Ses destinataires: plusieurs quotidiens scandinaves. Premier extrait:

Ces derniers mois, mon cabinet a été contacté par plusieurs milliers de descendants du Prophète. Ces personnes ont appris que votre journal avait décidé de republier la caricature représentant leur estimé ancêtre sous les traits d'un terroriste kamikaze cachant une bombe dans son turban.

En tant que descendants du Prophète, ces personnes se sentent insultées, bouleversées, et s'estiment diffamées par la republication de cette caricature dans vos pages. Ils ont donc fait appel à mon cabinet, et m'ont demandé de vous contacter...

Voilà pour le côté stupide - le simple fait qu'un groupe de «descendants» d'un chef de guerre prédicateur du VIIème siècle pense être en mesure d'intenter un procès aux personnes lui ayant manqué de respect est tout simplement ridicule. Le côté pervers, lui, fait son apparition quelques paragraphes plus tard:

Si votre journal accepte les conditions susmentionnées, votre geste serait, j'en suis sûr, perçu comme une preuve de respect et de sympathie par le monde musulman; votre journal pourrait ainsi aider à résoudre le grave conflit créé par la republication de la caricature dans vos pages. Comme vous le savez sans doute, ce conflit affecte toujours les intérêts danois et arabes, et ce en particulier au Moyen-Orient, où certains produits danois sont toujours boycottés.

Il est impossible de ne pas noter le caractère menaçant de ce deuxième extrait. Les Danois se souviennent parfaitement de la campagne organisée, des représailles hystériques ayant suivi la première publication de quelques caricatures (pas bien méchantes) du prophète Mahomet, en 2005: ambassades brûlées, civils lynchés par la foule... L'histoire ne s'arrête pas là: en 2008, les autorités découvrent qu'un groupe d'assassins particulièrement déterminés prévoient de tuer les caricaturistes; un grand nombre de quotidiens danois décident alors de republier les dessins pour leur manifester leur soutien, et défendre la liberté d'expression. Dans la nuit du 1er janvier 2010, un homme armé d'une hache s'introduit chez Kurt Westergaard, caricaturiste de 74 ans, qui a invité sa petite fille pour la nuit; il s'en est fallu de peu pour qu'il ne les tue pas tous les deux. Mais l'excuse ne viendra ni des agresseurs, ni des instigateurs; elle viendra de leurs victimes. A la fin du mois de février, Politiken, un quotidien de Copenhague, a accepté de présenter des excuses publiques, se pliant ainsi aux exigences du cabinet de Yamani.

Se félicitant publiquement de cette abjecte décision lors d'une conférence de presse organisée il y a quelques jours, à Beyrouth, Yamani s'est à nouveau targué de représenter 94.923 descendants du prophète outragé. Et, une fois de plus, il a joint l'absurde au sinistre:

Toutes les icônes religieuses, quelle que soit leur origine religieuse - la Vierge Marie, Jésus Christ, Moïse -, sans oublier ceux qui (bien qu'ils ne puissent être comparés à des prophètes et à des messagers), ayant contribué à l'évolution de l'humanité, sont devenus des icônes non religieuses - Mahatma Gandhi, Nelson Mandela, Martin Luther King, le Dalaï-lama, mais également Ibn Sina, Ibn al-Haitharn et Albert Einstein - sont dignes de respect, et méritent à nos yeux d'être protégés du ridicule et de la diffamation.

Il est relativement rare de voir une personne faire preuve d'autant de crétinisme en si peu de mots. Yamani semble penser que «Mahatma» est un prénom, et non un titre honorifique hindou; quant au Dalaï-lama, je ne vois pas vraiment ce qu'il vient faire dans la liste des personnalités non religieuses.

Pour couronner le tout, l'homme se dit prêt à défendre le très sévère et très spinoziste Albert Einstein (vous conviendrez, soit dit en passant, que l'ajout d'un nom juif à la liste n'a rien d'anodin). L'illustre scientifique est souvent moqué, on le sait, pour l'ensemble de ses erreurs théoriques: Big Bang, mécanique quantique.... Bref, la culture n'est pas le fort du juriste. Sa spécialité? La menace:

Nous souhaitons que tous les quotidiens danois ayant publié les Caricatures acceptent de régler ce conflit à l'amiable, comme vient de le faire Politiken; en publiant des excuses publiques, ils pourraient s'éviter de multiples contentieux ainsi que d'importants dommages-intérêts réclamés par nos clients.

Si vous vous demandiez encore si M. Yamani se soucie plus du monde spirituel que du (très terre-à-terre) monde matériel, vous n'allez pas tarder à être fixés. Il suffit d'analyser sa rhétorique: les doux appels à la négociation sont vite contrebalancés par des menaces directes; des menaces qui jouent sur les sombres souvenirs des Danois, sur leur peur d'un nouveau déchaînement de violence. En somme, sa philosophie tient en quelques mots: «Yamani or your life». [Jeu de mot: à l'oreille, cela donne «your money or your life», soit «la bourse ou la vie»].

Mais les journaux sont publiés dans le monde matériel; et c'est dans le monde matériel que les lois et la constitution leur donnent le droit d'imprimer ce qu'ils veulent, libres de toute censure et de toute tentative d'intimidation. C'est la loi du monde matériel qui protège les grands pères et leurs petites filles des assassins fanatiques. Allons-nous renoncer à ces droits gagnés de haute lutte pour satisfaire l'hypersensibilité d'individus se réclamant d'une figure quasi-mythologique; figure qui n'aimait ni lire, ni écrire, et qui préférait réciter? Voilà qui est sans précédent. Est-ce là ce que l'avenir nous réserve? Une avalanche de procès intentés par les descendants d'Henry VIII, de Mussolini, de Christophe Colomb ou d'Ivan le Terrible? (Seul soulagement: pas d'inquiétude du côté de la Vierge Marie... à moins que nous n'adhériez à la thèse Dan Brown).

Toute cette affaire serait restée dans le domaine du ridicule si Yamani n'avait pas réussi à faire plier l'un des quotidiens danois. L'Irlande vient, il y a peu, de voter une loi contre le blasphème: manquer de respect envers l'Eglise catholique irlandaise (par ailleurs disgraciée et mise en cause dans plusieurs affaires) ainsi, d'ailleurs, qu'envers toute autre religion est désormais passible de fortes amendes. On retrouve cette tendance pseudo-œcuménique aux Nations Unies, où les Etats musulmans tentent, année après année, de faire passer une résolution prohibant toute atteinte à la religion. Si les croyants pensent que la foi est la réponse à tous les maux, grand bien leur fasse. Mais aujourd'hui, on veut nous interdire de remettre en cause, de critiquer, de nous moquer d'une telle vision du monde - et c'est inacceptable.

Cela doit cesser, et vite. Tous les Etats démocratiques, toutes les assemblées devraient déjà être en train de réfléchir à un projet de loi garantissant - comme le Premier amendement [de la Constitution des Etats-Unis] - le droit de débattre librement de tous les sujets touchant à la religion, et rejetant toute tentative de chantage orchestrées par les cabinets d'avocats et les «descendants» d'hommes et/ou de femmes illustres.

Christopher Hitchens

Image de Une: Des manifestants à Gaza en février 2008, REUTERS/Mohammed Salem

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