Acte I. Macron et l'étoilé d'Épernay (Marne)
On peut user du vin comme d'un symbole politique et diplomatique. Dans les premiers jours de novembre, en voyage officiel en Chine, le président français a offert à son homologue Xi Jinping une simple bouteille de la célébrissime Romanée-Conti –millésime 1978. Comptez plusieurs milliers d'euros. Symboles en abyme: date en référence à l'ouverture la Chine au marché mondial –et au début des échanges avec la France; pinot noir et robe rouge en hommage aux Hans, au Petit Livre rouge et au drapeau national; clin d'œil appuyé à Donald Trump qui ne cesse de menacer de nouvelles taxes les grands vins français.
On retrouve Emmanuel Macron le 14 novembre pour un déplacement officiel destiné à «renouer avec les territoires» (sic). À cette fin, il fait une halte dans un restaurant étoilé d'Épernay autour d'un turbot rôti et de plusieurs flacons de vin de Champagne. C'est l'occasion pour le chef de l'État d'échanger avec quelques représentants du riche milieu viticole champenois. Parmi les sujets brûlants, arrive sur la table la menace agitée depuis le ministère des Solidarités et de la Santé –qui a nié en être à l'origine–, d'organiser un Dry January (littéralement «janvier sec») à la française au lendemain des fêtes de la nouvelle année.
Quel est, sur un tel sujet, le point de vue du président de la République? L'affaire est bientôt rapportée, par le menu et avec délice, sur le site spécialisé Vitisphère: «Emmanuel Macron s'oppose au “janvier sec”»: «Le président de la République nous a affirmé qu'il n'y aura pas de “janvier sec”, rapporte Maxime Toubart, président du Syndicat général des vignerons de la Champagne et coprésident du Comité Champagne, à l'issue de son déjeuner avec le président de la République», peut-on lire. On apprend qu'Emmanuel Macron a partagé la table des deux coprésidents Comité Champagne –et qu'il a, notamment, dégusté un «coteaux champenois blanc de Charles Dufour» et un «coteaux champenois rouge de René Geoffroy».
«Le président, qui n'a jamais caché son penchant épicurien s'est, semble-t-il, offusqué qu'une proposition comme le “janvier sec” soit envisagée», peut-on encore lire. «Vous pouvez faire savoir qu'il n'y aura pas de “janvier sec”, nous a-t-il dit», indique Maxime Toubart. «La Champagne obtient ainsi une position présidentielle qui ne manquera pas de soulager la filière viticole française quelque peu crispée autour de ce projet incitant les Français à la sobriété pendant un mois.»
Peu de temps auparavant, début novembre, une audience sur ce thème avait été demandée à Édouard Philippe par les représentants de la filière des vins spiritueux[1] également radicalement opposés à un «mois sans alcool». L'objectif ouvertement affiché est de faire capoter ce projet porté par l'agence Santé publique France (qui dépend du ministère des Solidarités et de la Santé). Cette opération, selon eux, «remet en question la politique de santé publique favorisée jusqu'à présent par les autorités françaises, en substituant la notion d'abstinence à celle de modération».
Acte II. La révolte des addictologues
Dès le lendemain du repas étoilé d'Épernay, on enregistre une réplique musclée des présidents de quatre associations de lutte contre les addictions[2]: «Dry January à la française: les associations appellent le gouvernement à ne pas céder à la pression des lobbies», où l'on découvre que ces organisations tentent une manœuvre politique: s'appuyer sur certains leviers gouvernementaux contre le Palais de l'Élysée. Pour elles, si la déclaration d'Emmanuel Macron devait être confirmée, elle constituerait un nouveau symptôme de l'influence majeure de la filière alcool sur les choix politiques en matière de santé publique.
Et de rappeler ce qu'est le «mois de mobilisation sociale autour de la consommation d'alcool, mis en œuvre initialement sous le nom de “Dry January” au Royaume-Uni». Loin de prôner une «abstinence totale», il ne s'agit que de proposer aux personnes qui le souhaitent de faire, chacune à sa façon, une «pause avec l'alcool», et de constater les bénéfices sur leur corps et dans leur quotidien. Afin de s'interroger, en somme, sur sa consommation et, plus généralement, de prendre conscience du rapport qu'entretient notre société avec, bien loin des seuls vins, l'ensemble des boissons alcooliques industrielles.
Ces quatre associations rappellent aussi que, aujourd'hui, quatorze campagnes annuelles de ce type sont déployées à l'étranger. Et de souligner que le mois de janvier est un moment privilégié dans la mesure où l'on est «davantage prêt à bousculer ses habitudes après les excès de fin d'année». De fait, une baisse significative de consommation auto-déclarée a bel et bien été observée, six mois après, chez les personnes qui ont participé volontairement au Dry January en Angleterre ou à la «Tournée Minérale» belge.
Didier Guillaume, ministre de l'Agriculture et de l'Alimentation, contre-attaque immédiatement à l'antenne de Public Sénat. Il se déclare «très opposé au mois de janvier sans vin»: «Je trouve ça aberrant. Je préfère la modération toute l'année, que l'interdiction et la prohibition un mois de l'année», dit-il. Le lendemain, redoutant d'avoir été mal compris, il publie un communiqué pour préciser sa pensée: «[Le ministre] a précisé être pour la “modération de la consommation plutôt que la prohibition”, appelant ainsi à l'éducation et la responsabilisation de chacun. C'est en ce sens qu'il a précisé son opposition au mois de janvier sans alcool indiquant qu'il vaut mieux la modération toute l'année que l'interdiction totale pendant un mois. Enfin, il a rappelé son engagement total dans la lutte contre toutes les addictions.»
Acte III. L'adresse au président
La question dès lors est posée. Qui allait l'emporter? L'édition 2020 du Dry January à la française verra-t-elle le jour? Officiellement, cette opération est bien soutenue par Santé publique France. Le Dr Nicolas Prisse, président de la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca) l'avait annoncé en juin lors du congrès de la Fédération Addiction. Comment imaginer que le gouvernement ne tiendrait pas ses promesses? On attend les explications de Geneviève Chêne, nouvelle directrice générale de Santé publique France. En vain.
De violentes accusations visent alors l'exécutif. «Confondu par les uns avec le “Mois sans tabac”, au risque d'accentuer les craintes d'imposer une “abstinence générale”, ce défi collectif proposant de faire l'expérience d'une simple PAUSE des consommations restera une année de plus dans les tiroirs des pouvoirs publics, dénonce la Fédération Addiction. L'incapacité à ouvrir un dialogue, comme c'est le cas dans d'autres pays associant les acteurs concernés, simples consommateurs de boissons alcoolisées, malades et anciens malades, professionnels de santé ou acteurs économiques, aura conduit à un triste immobilisme dont la santé des Français·es continuera de pâtir.»
Et cette association de condamner, une fois encore, l'absence d'une «concertation organisée» – absence qui a favorisé l'influence politique de puissants lobbies qui ont conduit à cet abandon. «Il serait temps de réapprendre à se parler, sans diabolisation partisane ou petites lâchetés politiciennes qui produisent de l'inertie, déclare-t-elle. L'immobilité reste une spécialité française, alors que dans une société qui promeut toujours plus une consommation sans limites, la question essentielle d'une évolution de nos politiques de régulation des substances addictives se pose avec toujours plus d'acuité, qu'il s'agisse de tabac, d'alcool ou de cannabis…»
«C'est un groupe de pression qui se prévaut de sa proximité avec la présidence pour faire échouer une action de prévention.»
Vient une ultime tentative de peser sur le politique avec une adresse solennelle au président de la République signée de six médecins titrés[3] responsables à des degrés divers de la prévention et de la lutte contre l'addiction à l'alcool. «Nous avons appris avec surprise, et évidemment consternation, que l'opération de mobilisation sociale, préparée de longue date par le ministère de la Santé et l'agence Santé publique France et prévue en janvier prochain, serait remise en cause du fait de la pression du lobby alcoolier», écrivent les professeur·es avec une fausse naïveté au président de la République, avant de prendre l'opinion publique à témoin:
«Cette opération, sur la base du strict volontariat, s'inscrit dans une démarche de responsabilisation collective et individuelle, et il serait incompréhensible, pour les professionnels de santé que nous sommes, mais aussi pour l'opinion, qu'elle soit annulée sous la pression d'un lobby qui n'en comprend visiblement pas l'enjeu. Ce groupe de pression se prévaut de sa proximité avec la présidence pour faire échouer une action de prévention en santé publique. C'est pourquoi nous estimons que, porteurs de l'intérêt général et non d'intérêts particuliers, nous méritons la même écoute et la même attention.»
Acte IV. Silence et contradictions d'Agnès Buzyn
Silencieuse durant tous ces échanges, comment Agnès Buzyn allait-elle pouvoir publiquement s'expliquer sur la «reculade» dont le gouvernement été accusé? «La campagne est en train d'être travaillée. Cette mesure n'a pas encore été validée par le ministère de la Santé, elle ne m'avait pas été proposée, commença-t-elle par dire sur France Info. Nous avons un comité interministériel dédié à la prévention en santé en février et c'est à ce moment-là que les programmes de prévention sont validés par le gouvernement. Les équipes de Santé publique France ont travaillé sur des campagnes qui ne sont pas encore abouties et sur lesquelles je dois prendre position mais ça n'est pas forcément ce format-là qui sera retenu.»
Cette ligne de défense politique semble bien fragile après les engagements annoncés en juin par le président de la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives. Une ligne d'autant plus fragile à la découverte du compte Twitter de Santé publique France, qui émet ses premiers messages, annonçant qu'un blog et un site web n'attendait qu'à être programmés.
Le 23 novembre, France Info révèle qu'une opération de sensibilisation «avait bien été préparée par la ministre des Solidarités et de la Santé». À verser au dossier pour en témoigner, une lettre officielle adressée à Laurence Cottet, présidente de l'association Méthode H3D, précisant que le Fonds de lutte contre les addictions finançait bien déjà «une opération nationale de marketing social sur l'alcool qui se déroulera en janvier 2020».
Datée du 5 novembre, cette lettre est signée par le département de la Prévention et de la promotion de la santé, un service de l'Assurance maladie, membre du Fonds de lutte contre les addictions, au même titre que différentes directions du ministère des Solidarités et de la Santé. En pratique, le département de la Prévention et de la promotion de la santé a émis un avis défavorable au projet de «Janvier Søbre» –en invoquant un financement déjà accordé, fin octobre, à une opération concurrente.
Comment, dès lors, Agnès Buzyn peut-elle affirmer le 21 novembre que la décision n'a pas encore été prise, renvoyant à un comité interministériel qui se tiendrait en février 2020? Comment ne pas voir là le refus par le président de la République de voir des deniers publics financer une opération de sensibilisation aux rapports complexes entretenus avec les boissons alcooliques? Il ne reste plus qu'à se rapprocher de l'épilogue de l'affaire.
Acte V. Faute de «Janvier sec», voici le «Janvier Søbre»
L'opération Dry January à la française s'évanouissant on vit soudain apparaître «Janvier Søbre»[4], une opération officiellement «soutenue par la présidence de la République française», assure François-Xavier Lauch, chef de cabinet d'Emmanuel Macron.
Cette opération est le fruit de la collaboration de «vingt-huit associations de patients, usagers, fondations et de professionnels de santé; des communautés d'entraide sur Facebook qui regroupent plus de 5.000 personnes; un site Internet: www.janviersobre.info; des outils gratuits d'accompagnement et de soutien; quatorze rencontres citoyennes planifiées au mois de janvier; pas d'argent public; l'assurance donnée de l'absence de soutien financier de la part des alcooliers».
«Pourquoi un “Janvier Søbre” et pas un “Janvier zéro alcool”? Notre objectif n'est pas l'abstinence pour tous, mais une consommation d'alcool à moindre risque, beaucoup plus adaptée à la culture française, nous explique Annie Eggermann, fondatrice-dirigeante de l'agence de communication Katana-santé à l'origine de ce projet. Nous voulons laisser le choix aux Français: abstinence ou modération –ce qui va dans le sens de la politique de “réduction des risque et des dommages (RdRD)” défendue par les addictologues depuis 2013. Notre action a une visée pédagogique.»
L'initiative est aussitôt dénoncée, parfois avec violence, par le camp adverse qui voit là une trop grande proximité avec les géants alcooliers. Et qui souligne la différence majeure de concept entre le Dry January (se tester vis-à-vis de l'alcool) et le «Janvier Søbre» (simple respect des recommandations habituelles sur la modération «pour votre santé, maximum deux verres par jour et pas tous les jours»). Non pas un «défi lancé à soi-même» mais un simple rappel à la raison –en postulant que la raison est encore opérante dans le champ des addictions.
«Nous nous étonnons de la polémique, répond Mme Eggermann. Certains professionnels des addictions prônent à la fois une abstinence totale pendant un “janvier sec” ET une modération de la consommation. Tout ceci crée une incompréhension dans l'opinion qui ne peut être que contre-productive. “Janvier Søbre” a été créé par une patiente experte en addictologie: un vécu qui vaut bien expertise.»
Face au «Janvier Søbre», et en dépit de l'abandon du gouvernement, les partisans du Dry January se sont remobilisés, ce sera #LeDefiDeJanvier qui, lui, aura su résister aux manipulations du lobby alcoolier. En janvier, tout le monde pourra participer.
1 — L'Association nationale interprofessionnelle des vins de France (Anivin de France), la Confédération nationale des vins et eaux-de-vie AOC (CNAOC), la confédération des vins à indication géographique protégée (vin IGP), le Comité national des interprofessions des vins à appellation d'origine et à indication géographique (CNIV), les Vignerons coopérateurs de France (VCF), les Vignerons indépendants de France (VIF), l'Union des maisons et des marques de vin (UMVIN) et Vin & Société. # Retourner à l'article
2 — Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie (ANPAA), Fédération française d'addictologie (FFA), Fonds Action Addiction (F2A), Société française d'alcoologie (SFA). Retourner à l'article
3 — Prs Michel Reynaud (Fonds Actions Addictions), Mickael Naasila, (Société française d'alcoologie), Amine Benyamina (Fédération française d'addictologie), Nicolas Simon (Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie), Axel Kahn (Ligue nationale contre le cancer). Retourner à l'article
4 — Le «ø» se veut un rappel du concept de réduction des risque et des dommages défendue par les addictologues. Il est ici associé au dessin d'une main située au-dessus d'un verre et qui veut symboliser la tempérance, la mesure, la retenue, la pondération: «De temps en temps, il faut savoir dire NON à un verre d'alcool, il faut savoir être raisonnable: soyons dans une consommation raisonnable, raisonnée, responsable.» Retourner à l'article