Facebook, Instagram... La bataille fait rage entre les plateformes numériques pour accaparer l'attention des adolescent·es. Mais depuis 2018, c'est Snapchat qui revendique une position dominante chez les 13-34 ans.
Ce réseau social éditorialise les relations amicales et produit une quantification de leur intensité affective. L'algorithme classe ainsi les meilleur·es ami·es de chaque utilisateur ou utilisatrice, leur attribue des trophées en fonction de la nature des images échangées et du rythme des interactions. C'est ainsi qu'un record de «flammes» récompense l'échange quotidien de photos, sans interruption.
Créateur du bouton like de Facebook, dont il a reconnu le fonctionnement addictif, Justin Rosenstein compare même Snapchat à une drogue, l'héroïne. Face à ces machines de guerre économique, comment est-ce que les ados réussissent à préserver l'authenticité de leurs relations amicales? À protéger leur vie privée et la civilité de leurs échanges?
Une enquête qualitative de terrain, menée en mai 2019 auprès d'une cinquantaine de lycéen·nes en Normandie, nous permet d'esquisser des pistes de réponse. Au cours de nos entretiens, ils et elles ont manifesté un certain recul sur leurs pratiques et sur les rouages des réseaux sociaux. Néanmoins, cinq points de vigilance sont à noter.
Snapchat, réseau de référence
Rares sont les élèves qui déclarent utiliser peu fréquemment les réseaux sociaux, encore plus singulier·es sont celles et ceux qui n'en utilisent qu'un. Les plus cités: Snapchat, Instagram, Twitter, WhatsApp, Facebook et Messenger.
Si les quatre premiers sont nommés spontanément, Facebook l'est plus rarement, alors même que les élèves y sont très majoritairement inscrits. Les ados l'oublient car il s'agit «d'un vieux réseau», qui ne leur sert quasiment plus, si ce n'est pour se souvenir des anniversaires des membres de leur famille ou de leurs ami·es. Twitter, bien que régulièrement cité, est peu détaillé ensuite par les lycéen·nes.
Les réseaux préférés sont Snapchat et Instagram. Snapchat est le réseau social conversationnel de référence, où s'échangent des vidéos ou des photos amusantes, des informations (pour la classe) mais aussi des confidences. Il permet des conversations en mode public, avec un certain nombre de contacts, ou en mode privé avec des contacts électifs. Le système des flammes oblige les ados à s'envoyer coûte que coûte des photos quotidiennement (et souvent un écran noir!) pour continuer de marquer l'amitié d'un trophée.
Quelles que soient les stratégies de contournement, la plupart hésitent à rompre le système dès lors qu'il s'est enclenché, sous peine de risquer une brouille. Comment faire la distinction entre les exigences de la plateforme et la déception de l'ami·e qui risque de «perdre les flammes»? En témoignent le nombre de sites qui proposent des astuces pour les «retrouver»… L'amitié se nourrit d'une exigence de preuves numériques constantes, qui par moment les étouffent. C'est ainsi qu'elle se retrouve hackée par le réseau.
L'hyperconnexion pour ne pas blesser l'autre
Il ne suffit pas simplement de regarder ce qu'il se passe sur ses réseaux, il faut réagir immédiatement lorsque les amis postent des messages ou des photos. Liker est un minimum. Et quand ils ou elles envoient photos ou messages, les adolescent·es se trouvent dans une impatience aiguë, la vitesse de réaction de la part du destinataire servant de jauge du degré́ d'affection qu'il leur porte.
Pour éviter de blesser ses ami·es, il faut donc être toujours en action. La plateforme accentue l'attente en informant celle ou celui qui a envoyé le message de la présence du destinataire en ligne. La réponse rapide sert de témoignage et de preuve de leur amitié. Trop poster de messages finit cependant par lasser l'entourage.
Sur Snapchat, où se partagent les images drôles, les selfies d'autodérision, il est déconseillé de les enregistrer, à moins d'être proche et de préparer «un dossier», sorte d'album photo numérique et ironique publié lors de l'anniversaire du jeune, qu'il est attendu de tolérer.
Compter son nombre d'ami·es, de contacts, de followers, celles et ceux avec qui on a une flamme et depuis combien de temps, participe d'une culture de la quantification de soi, qui fortifie ou abîme un narcissisme fragile.
Sur Instagram, il faut donner l'image de soi la plus lisse possible, mettre des photographies qui flattent l'amour-propre. Il faut être beau, belle, à l'instar des images de papier glacé des magazines.
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Les filles ont plus de pression
Des règles, plus ou moins tacites, doivent être respectées. Malheur au contrevenant ou, plus précisément, à la contrevenante. Car, au jeu de l'exposition de soi, les règles sont bien plus strictes pour les filles que les garçons. Avoir une réputation revient en l'occurrence à avoir mauvaise réputation, ce que redoutent les adolescentes.
Elles peuvent rapidement la perdre si elles mettent en scène trop explicitement ce qui est considéré comme de l'intime, notamment leurs relations de couple. En ce cas, peu d'espoir d'empathie de la part des membres de leurs réseaux de contacts. Elles l'auront «cherché». Les filles en ont bien conscience, car elles ont en tête, comme les garçons, des cas de cyberharcèlement survenus au collège.
Le traitement souvent différencié de la mise en scène de soi et de ce qui est toléré selon les sexes comporte des éléments de misogynie sur lesquels il est important de continuer de travailler.
Le manque d'empathie s'exprime aussi dans les comportements de ghosting, qui consistent à rayer de ses contacts numériques, sans prévenir, des ami·es avec lesquel·les il y a fâcherie, ou pis, son ou sa petit·e ami·e, signifiant ainsi par le bannissement la fin d'une relation amoureuse. Bien que la pratique soit connue et courante, elle n'en est pas moins blessante pour celles et ceux qui subissent cette mise à mort symbolique par les réseaux, qui matérialise la fin d'une affinité élective forte.
Réflexion sur la pratique
Le cyberharcèlement demeure une préoccupation pour les jeunes. Si le danger semble plus grand au collège, il n'a pas totalement disparu au lycée. Tous mentionnent la gestion subtile des filtres (public ou privé) des groupes distincts, formés afin de pouvoir poster le plus en sécurité possible leurs messages, leurs photos et leurs émois.
Les ados tentent aussi de verrouiller les temps d'exposition des photos postées: «Quand on envoie une photo, on sait que ça peut être “screené”, donc on change le temps pour qu'ils n'aient pas le temps de la récupérer», commente une lycéenne.
Pour répondre à ces cinq points de vigilance, il est extrêmement important de créer de manière régulière des moments d'interactions avec les adolescent·es pour les aider à réfléchir à leurs pratiques.
Loin d'être naïf, un jeune a néanmoins besoin d'être accompagné pour pouvoir étayer une distanciation vis-à-vis des plateformes, mais aussi plus largement travailler sur les valeurs qu'elles instrumentalisent: amitié, convivialité, solidarité, mouvements d'humeur.
Cela peut se faire dans le cadre de l'éducation aux médias et à l'information. Les attitudes et discriminations genrées peuvent y être mises en question. Le respect de l'altérité, la protection de l'intimité, l'attention aux autres, ces grandes notions philosophiques, relèvent du champ éducatif et débordent largement des compétences instrumentales dans lesquelles on ne doit pas enfermer l'approche des réseaux numériques. Mais la régulation des techniques de captation de l'attention développées par les plateformes reste à bâtir, et c'est urgent.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l'article original.
