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En Écosse, la conception du nationalisme n'a rien à voir avec la nôtre

Temps de lecture : 7 min

Paradoxalement, il permet de lutter contre le renfermement.

Le 2 novembre, 20.000 personnes se sont réunies à Glasgow, pour demander un nouveau référendum sur l'indépendance. | Andy Buchanan/AFP
Le 2 novembre, 20.000 personnes se sont réunies à Glasgow, pour demander un nouveau référendum sur l'indépendance. | Andy Buchanan/AFP

Le 2 novembre 2019, une mer bleue et blanche prenait possession de George Square, la grande place de l'hôtel de ville, à Glasgow. Ce jour-là, un rassemblement organisé par The National, le seul quotidien écossais ouvertement en faveur de l'indépendance de l'Écosse, a attiré près de 20.000 personnes, brandissant des drapeaux écossais, mais pas seulement: il y avait aussi des drapeaux de l'Union européenne et de pays membres, des drapeaux kurdes, des drapeaux anglais… Autant de gens d'origines diverses, qui se retrouvent dans l'idée que l'Écosse doit avoir un nouveau référendum sur l'indépendance, et vite.

Pour ces militant·es et sympathisant·es, il s'agit de prendre la sortie de secours que représente une Écosse indépendante, pour quitter un Royaume-Uni qui risque de se renfermer sur lui-même et qui voit, avec le Brexit, une explosion des valeurs excluantes. Dans leur esprit, ce n'est pas leur indépendantisme qui menace le Royaume-Uni: c'est le Royaume-Uni –et surtout l'Angleterre– qui a changé de visage et qui pousse l'Écosse vers la sortie.

Un groupe de manifestant·es anti-indépendance, en plus petit nombre, a également répondu à l'appel. Pour répliquer à leurs Union Jacks et aux mégaphones qui livrent Rule Britannia, un chant nationaliste britannique, des membres du groupe English-Scots for Yes, qui rassemble les Écossais d'origine anglaise et militant en faveur de l'indépendance, entonnent Flower of Scotland, l'hymne écossais, notamment chanté au rugby.

Ce face-à-face symbolise l'état du débat sur le futur de l'Écosse: peut-on combattre un nationalisme avec un autre nationalisme? Tous les pro-Brexit et anti-indépendance ne sont pas des nationalistes anglais·es, certes. Mais il est clair que le Brexit est made in England. L'Angleterre représente 84% de la population britannique et a voté à plus de 53% pour quitter l'UE, tandis que 62% des Écossais·es (soit 8% de la population) ont voté contre.

Est écossais qui vit en Écosse

En Écosse, le nationalisme a toutefois un tout autre visage, malgré les déclarations de leaders unionistes comme Jo Swinson, la cheffe du parti libéral-démocrate, elle-même écossaise: il s'agit du nationalisme civique, porté notamment par le Scottish national party (SNP), au pouvoir en Écosse depuis maintenant douze ans. Pour s'en convaincre, rien de tel qu'un tour sur le Twitter indépendantiste, qui se précipite toujours pour souhaiter la bienvenue aux «nouveaux Écossais» et les remercier d'avoir choisi leur pays pour y faire leur vie.

Le Brexit donne au SNP une opportunité parfaite de se présenter, avec son discours pro-européen et ouvertement pro-immigration, comme le seul barrage crédible face à un Brexit orchestré par le parti conservateur à base de nouvelles barrières entre le Royaume-Uni et le reste du continent européen, de nouvelles contraintes pour les citoyen·nes européen·nes qui ont choisi d'y vivre, et de l'idée que l'immigration est avant tout un problème qu'il faut résoudre en la réduisant le plus possible.

Le concept est résumé par la première ministre écossaise Nicola Sturgeon, dans son discours à l'occasion de l'ouverture de la nouvelle session du Parlement écossais en 2016, à quelques jours seulement du référendum sur le Brexit: «Nous sommes les petits-enfants et arrière-petits-enfants des milliers d'Irlandais venus travailler dans nos chantiers navals et nos usines. Nous sommes les 80.000 Polonais, 8.000 Lituaniens, 7.000 Français, Espagnols et Allemands, et ceux venus de tant d'autres de pays plus lointains, que nous sommes si privilégiés d'avoir parmi nous. Nous sommes plus d'un demi-million de personnes nées en Angleterre, au Pays de Galles et en Irlande du Nord, qui ont choisi de vivre en Écosse. Nous sommes les milliers d'Européens qui étudient dans nos universités. Nous sommes les médecins et les infirmiers du monde entier qui travaillent pour notre santé. Que nous soyons d'ici depuis des générations ou que nous soyons de nouveaux Écossais d'Europe, d'Inde, du Pakistan, d'Afrique ou d'ailleurs, nous sommes tout cela et plus encore.»

«Si vous avez choisi de venir vivre ici, alors vous êtes autant écossais que moi, qui suis née et ai grandi ici.»
Jeane Freeman, ministre écossaise de la Santé

Est écossais qui vit en Écosse: c'est la raison pour laquelle au SNP, on considère que la population d'Écosse doit pouvoir déterminer le futur du pays. D'ailleurs, le livre blanc pour l'indépendance, qui en 2013 détaillait pas à pas ce à quoi devrait ressembler une Écosse indépendante, commence par ces mots: «Nous, le peuple d'Écosse, qui vivons ici.» Et cela ne changera pas lors du prochain référendum, selon la ministre écossaise de la Santé Jeane Freeman, venue assister au rassemblement de Glasgow. «Si vous avez choisi de venir vivre ici, alors vous êtes autant un citoyen écossais que moi, qui suis née et ai grandi ici. Vous avez le droit de vous occuper ce qui se passe en Écosse. Restez, votez, et aidez-nous à obtenir l'indépendance.»

Si ce deuxième référendum a lieu (l'Écosse doit, en principe, attendre le feu vert de Londres pour qu'il soit légal), les ressortissant·es européen·nes auront, comme en 2014, le droit d'y participer, au même titre que les Britanniques qui habitent en Écosse. C'est le cas pour toutes les élections concernant uniquement cette nation de 5 millions d'habitant·es, celles relatives aux municipalités et au Parlement écossais.

Le Parlement écossais, à Édimbourg, est même en train de débattre d'un projet de loi pour donner le droit de vote à toutes les personnes légalement résidentes en Écosse, peu importe leur nationalité. À Westminster, en Angleterre, les opinions sont diamétralement opposées: en juin 2015, l'immense majorité des député·es britanniques avaient refusé d'étendre le droit de vote pour le référendum sur l'appartenance à l'UE aux ressortissant·es européen·nes, en estimant que leurs intérêts divergeraient nécessairement de ceux des Britanniques. Les 56 député·es SNP de l'époque avaient unanimement voté pour.

Un discours écossais plus apaisé

Cela veut-il dire que la population écossaise est significativement plus ouverte que celle d'Angleterre? Pas tout à fait, selon les autrices et l'auteur de No problem here: understanding racism in Scotland, qui mettent en garde contre ce que les critiques décrivent comme un prétendu exceptionnalisme écossais. En Écosse aussi, une personne non-blanche aura moins de chances de décrocher un travail qu'une personne blanche, et le racisme anti-Irlandais a encore la peau dure.

Selon les chiffres officiels, 1.744 offenses à caractère raciste ont été répertoriées sur la période 2017-2018, contre plus de 4.500 il y a dix ans. À titre de comparaison, en Angleterre, on est passé de 40.000 entre 2009 et 2010 à plus de 103.000 entre 2018 et 2019. Même ramenés à la population de chacune des deux nations (sachant que l'Écosse compte globalement dix fois moins d'habitant·es que l'Angleterre), ces chiffres montrent près de six fois plus d'injures à caractère raciste par habitant·e en Angleterre qu'en Écosse. Et alors que l'Écosse a vu ses chiffres divisés par trois, ceux de l'Angleterre ont plus que doublé.

Est-ce grâce à un discours politique plus apaisé côté écossais? Selon l'universitaire Maureen McBride, co-autrice de No problem here, «il y a beaucoup d'éléments positifs dans la manière dont le gouvernement écossais actuel parle d'immigration. La rhétorique est ici plus accueillante envers les migrants, mais je pense que l'Écosse a, comme ailleurs, des problématiques profondément enracinées qu'elle ne traite pas correctement. Ce n'est pas que nous ne sommes pas une nation progressiste, c'est plutôt que c'est un discours un peu simpliste».

«Les arguments en faveur de l'immigration sont solides, puissants et indéniables.»
Jackson Carlaw, leader intérimaire du parti conservateur écossais

Les discours du Parlement écossais sur l'immigration, moins électrisés que ceux au Parlement britannique, ne sont pas uniquement du fait du SNP. Même dans les rangs du parti conservateur écossais, l'ouverture à l'immigration fait consensus. Jackson Carlaw, l'actuel leader intérimaire du parti, a ainsi déclaré: «L'idée selon laquelle l'immigration est au cœur des pressions sur nos services publics et notre vie publique est un fantasme, qui plus est malveillant et illusoire. Je veux être très clair, je le dis personnellement et au nom de tous les conservateurs écossais: l'immigration, d'où qu'elle vienne, est nécessaire et désirable. Les arguments en faveur de l'immigration sont solides, puissants et indéniables.» Qui aurait pu s'attendre, à l'heure du populisme triomphant, à entendre cela de la bouche du leader écossais du parti de Boris Johnson?

L'avantage principal de ce discours est qu'il est favorablement accueilli par celles et ceux qui sont directement concerné·es: les immigré·es, en particulier européen·nes. D'après une étude de l'Université Robert Gordon d'Aberdeen, les ressortissant·es européen·nes en Écosse souffrent d'une anxiété liée au Brexit et son lot de frustrations, d'un sentiment d'exclusion et d'incertitude.

Toutefois, la rhétorique de l'ouverture les a rassuré·es et séduit·es, selon Piotr Teodorowski, qui a contribué à l'étude. «Comme toutes les régions d'Écosse ont voté “Remain”, il y a ce sentiment que les Européens et les Écossais sont dans le même bateau. De plus, l'identité écossaise est perçue comme étant plus tolérante: ceux qui ont connu l'Angleterre post-Brexit, avec l'augmentation des crimes à motifs racistes, avant de venir en Écosse, disent se sentir plus à l'aise ici pour parler leur langue maternelle en public, par exemple.»

Quid de l'anglicité?

Si l'identité écossaise a pu se définir de cette manière, c'est aussi parce que contrairement à l'Angleterre, de loin la plus grande nation du Royaume-Uni, l'Écosse dispose d'un endroit pour en débattre depuis maintenant vingt ans: le Parlement écossais, à Édimbourg. En plus d'avoir agi de manière décisive dans des domaines divers comme la santé, l'agriculture, les droits LGBT+ ou l'éducation, il a permis une expression de l'Écosse de manière institutionnelle.

Le travailliste Donald Dewar, le tout premier Premier ministre de l'Écosse subitement décédé en 2000, avait dit, lors de l'ouverture du Parlement écossais en juillet 1999: «Il s'agit de plus que notre politique et nos lois. Il s'agit de notre identité et de comment nous nous comportons.» Au contraire, en Angleterre, il n'y a pas de Parlement concernant la nation, ni de parti grand public, comme le SNP ou Plaid Cymru au Pays de Galles, pour défendre l'anglicité –une notion aujourd'hui souvent liée à l'extrême droite, même si certain·es à gauche essaient de se la réapproprier.

Le nationalisme écossais, qui continue de dominer la politique écossaise même après douze ans au pouvoir, pourrait-il avoir pour effet inattendu de forcer l'Angleterre à se définir? L'identité anglaise n'est plus, dans l'imaginaire collectif, vraiment distincte de l'identité britannique. Alors que les régions anglaises les plus défavorisées réclament que leur voix soit elle aussi entendue, le Royaume-Uni tel qu'on le connait aujourd'hui pourrait changer de forme dans les prochaines années.

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