Une «notoriété bizarrement acquise». Existe-t-il une expression plus adéquate que celle de Gilles Le Gendre, patron des député·es La République en marche à l'Assemblée nationale, pour qualifier la trajectoire d'Alexandre Benalla?
En juillet 2018, les révélations du Monde déclenchent l'affaire qui porte le nom de ce jeune homme de 27 ans, inconnu du grand public. Celui qui est alors collaborateur d'Emmanuel Macron est identifié, casque de police sur la tête, en train de frapper des manifestants place de la Contrescarpe, le 1er mai de la même année. Renvoyé sur le champ du palais présidentiel, il devient persona non grata rue du Faubourg-Saint-Honoré.
Au Parlement, deux commissions d'enquête sont ouvertes, tandis que s'accumulent les mises en examen et les procédures judiciaires à son encontre.
Plus d'un an et demi après les faits, l'ombre du 1er mai flotte encore: les enquêtes préliminaires sont toujours en cours. Le principal protagoniste semble pourtant être passé à autre chose, en tentant de transformer son involontaire notoriété en atout.
Sur la période, Alexandre Benalla –qui n'a pas répondu à nos sollicitations– a fondé Comya Group, une société de sécurité privée dont le chiffre d'affaires, dit-il, serait de «trois millions d'euros». Il a, plus tard, laissé planer le doute sur sa possible candidature à la mairie de Saint-Denis (93). Puis, enfin, il a sorti un livre (Ce qu'ils ne veulent pas que je dise, Plon, 2019), dans lequel il raconte sa version personnelle des faits qui ont provoqué son éviction de l'Élysée.
Et si Alexandre Benalla a rendu tout cela possible, c'est en prenant une décision radicale: troquer un an de silence médiatique contre une parole boulimique, afin de se faire une place dans le paysage politico-médiatique français.
C'est peu dire que le jeune homme partait de loin. «On ne passe pas de la Contrescarpe à Saint-Denis en un claquement de doigts», avouait-il ainsi, lucide, dans l'Opinion, le 9 novembre dernier.
Le 17 juillet 2019, un nouveau venu s'invite sur Twitter. Alexandre Benalla rejoint le monde des 280 signes, affublé de l'étiquette très officielle de «fondateur de Comya Group». L'activité du nouveau venu sur le réseau allait-elle donc se cantonner à son rôle de chef d'entreprise, malgré ses démêlés avec la justice?
Pour Florian Silnicki, expert en communication de crise, cette approche de départ aurait pu s'avérer payante: «L'ouverture de son compte Twitter est d'abord liée à une stratégie de valorisation de sa société de sécurité privée. Benalla aurait pu se faire entendre très efficacement sur ce secteur, mais ce n'est pas ce qu'il a choisi de faire: il s'est laissé emporter.»
Le néo-twitto commence pourtant par mettre en avant une interview laudatrice au sujet de son entreprise et par partager des tweets traitant de l'actualité du continent africain. Mais ses messages finissent rapidement par s'éloigner de cette stratégie initiale, sur le papier très ciblée.
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Culture du clash et second degré
Car Alexandre Benalla ne rêve pas d'une carrière dans la sécurité. «C'est bien, c'est intéressant, je gagne ma vie, mais est-ce que ça me plaît? Pas plus que ça», reconnaissait-il dans Le Figaro au début du mois de novembre.
Peu surprenant, dès lors, de voir le natif d'Évreux changer rapidement son fusil d'épaule et profiter de sa célébrité pour exploiter les pléthoriques possibilités du réseau social.
L'ancien conseiller jeunesse d'Emmanuel Macron, Quentin Lafay, a rencontré Alexandre Benalla en juillet, au lendemain de l'ouverture de son compte Twitter. Dans un article pour Vanity Fair, il se souvient de l'attitude de son interlocuteur, qui avait «l'air excité, soulagé même, de renaître sur les réseaux sociaux, de pouvoir porter ses coups lui-même, sans avocat ni communicant».
En plusieurs semaines, Alexandre Benalla, se présentant toujours en sa qualité de chef d'entreprise, allait en effet développer une véritable culture mêlant second degré et clashs incessants, où responsables politiques et journalistes font office de cibles principales.
Après avoir attaqué l'ancienne ministre Nadine Morano, la reprenant notamment sur son orthographe, puis défié un champion brésilien à un combat de MMA, Alexandre Benalla s'en prend, à la rentrée, à Jean-Luc Mélenchon.
«En France, le seul procès politique, pour un homme politique, c'est celui de l'élection [...], et les décisions rendues depuis 2017 sont sans appel», écrit le jeune homme le 7 septembre, en réaction à une tribune où le chef de file de La France insoumise (LFI) dénonçait son traitement par la justice française.
S'en suit une passe d'armes par tweets interposés avec le député LFI Alexis Corbière, bien vite soutenu par Ugo Bernalicis, son acolyte au Palais-Bourbon. Ce dernier propose ses services «pour représenter [son] camarade dans l'octogone» face à l'ancien chargé de mission de l'Élysée. Qui répond en publiant, depuis la fête de l'Humanité, une vidéo.
Dans celle-ci, Alexandre Benalla, barbe de trois jours et t-shirt à logo, se tient debout aux côtés d'une équipe de MMA –qui ignorait tout de son identité– et y appelle ses adversaires insoumis à venir s'entraîner avec lui. Tout sourire, il offre alors une image sympathique et détachée, tranchant avec la rigueur de ses premières prises de parole publiques.
Bonjour @Ugobernalicis et @alexiscorbiere, je suis à la @FetedelHumanite. J’ai un petit message pour vous @obyfight @FranceInsoumise #fetedelhumanite #OctogoneDesIdees pic.twitter.com/CI66j16roA
— Alexandre Benalla (@ABenalla_) 14 septembre 2019
Cette façon de se mettre lui-même en scène, presque comique, Alexandre Benalla la réitérera deux mois plus tard sous l'objectif d'un photographe du Point, adressant un coup de pied dans les airs de sa jambe droite tendue, les boutons de sa chemise tout près de se détacher sous l'effet de l'acrobatie. Un cliché détourné plus tard sur son compte Twitter, pour faire de lui l'un des protagonistes de la chute du mur de Berlin.
— Alexandre Benalla (@ABenalla_) 9 novembre 2019
Cette maîtrise certaine de son image épate l'un de ses anciens collègues du palais présidentiel. «Il possède une intelligence rare et une distance hors du commun. Je n'ai jamais rencontré quelqu'un qui avait autant la conscience de son propre storytelling», estime celui-ci. Un avis positif partagé par Florian Silnicki, qui considère «qu'il faut incontestablement mettre à l'actif d'Alexandre Benalla le fait d'avoir su apparaître comme quelqu'un de sympathique».
L'indélébile Contrescarpe
Malgré tous ces efforts pour renvoyer une image positive, Alexandre Benalla voit toujours son compte Twitter constellé de commentaires d'utilisateurs sur le fameux coffre-fort disparu à la suite de son départ du palais présidentiel, renvoyant constamment le jeune homme à son péché originel du 1er mai 2018, paradoxal tremplin pour sa carrière.
Lui-même a donc fait le pari de continuer, par à-coups, d'en parler. Peut-être parce que, comme le disait à son sujet Vincent Crase, son compagnon d'infortune du 1er mai, en avril 2019 dans Libération: «Nous n'avons pas vécu l'affaire de la même façon. Moi, j'ai fui dans ma forêt, à Louviers (Eure), il n'y a que là-bas que je suis bien. Lui a adoré être au centre du jeu, dans la lumière.»
Dans les faits, le 25 octobre dernier, Alexandre Benalla publie deux tweets en réaction à une vidéo dans laquelle on distingue des agents de police qui ne portent aucun signe distinctif. «Comme quoi on peut avoir d'un côté un vrai policier sans brassard et de l'autre un observateur avec un brassard...», écrit-il, en interpellant le ministre de l'Intérieur Christophe Castaner.
Deux mois plus tôt, l'homme avait déjà posté deux photos de lui plus jeune, accompagnées de la légende, taquine, «depuis petit, jamais sans mon casque». La référence est claire.
Depuis petit, jamais sans mon casque... https://t.co/ytV0bqwAbq pic.twitter.com/7iTKUFvw2A
— Alexandre Benalla (@ABenalla_) 20 août 2019
«Il a compris que pour bien communiquer sur Twitter, il fallait être entier, analyse l'ancien collègue de l'équipe présidentielle. Or, avec ce qu'il a fait, il est obligé de tourner en dérision les faits du 1er mai. S'il n'en parlait pas, il ne pourrait pas évoquer sérieusement ce qui l'arrange.»
Se souvenant de ses échanges virtuels avec Alexandre Benalla, l'insoumis Ugo Bernalicis confie de son côté avoir «constamment tenté, dans [ses] piques, de le ramener à son rôle sur la place de la Contrescarpe», tout en concédant à son adversaire «l'efficacité» de sa communication sur le 1er mai 2018: «Il a totalement raison de le traiter ainsi, si ça lui permet de mieux vivre avec cet antécédent.»
Ces tweets sur ses démêlés judiciaires prennent aussi la forme de diatribes –à l'encontre, entre autres, de Fabrice Arfi, journaliste à Médiapart, ou de l'association anticorruption Anticor, contre qui Alexandre Benalla et son avocate Jacqueline Laffont ont déposé plainte pour dénonciation calomnieuse.
À chaque fois, pour l'ancien garde du corps, il s'agit de défendre bec et ongles sa version des faits, en remettant –souvent– en cause celle des journalistes.
Pendant ce temps là en "MACRONIE", @anticor_org et @Mediapart ne font que leur travail ...
— Alexandre Benalla (@ABenalla_) 26 octobre 2019
Merci pour votre abnégation, votre honnêteté intellectuelle, votre dévouement et votre engagement au service de l'intérêt général et du public !
pic.twitter.com/sRlzejIr5l
«C'est un réflexe humain, quand on a vécu une épreuve judiciaire, de se sentir obligé de devoir étaler sur la place publique ce qu'on pense être sa vérité», estime l'expert en communication Florian Silnicki. Selon lui, néanmoins, Alexandre Benalla ferait une erreur en remettant sans cesse son passé sur le tapis, «au lieu de réserver sa parole aux juges».
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Un compte, plusieurs casquettes
Une conduite pas si facile à suivre pour un jeune homme qui se décrit, dans une interview accordée à Brut, comme «sans limites». Dans Vanity Fair, Quentin Lafay présente ainsi le compte Twitter d'Alexandre Benalla comme un «fourre-tout».
Le député Joachim Son-Forget, qui a quitté LREM fin décembre 2018 après une salve de tweets incendiaires envers son propre parti, s'affiche à ses côtés sur le réseau, vantant une «team foufou» dont les deux hommes partageraient le même grain de folie.
L'élu des Français de l'étranger et l'ancien chargé de mission de l'Élysée ont en commun un faible pour une communication instinctive et peu cadrée, hors des sentiers habituels de la «com pol'».
Certes, le cadet s'est récemment attaché les services d'une équipe de communication d'une trentaine de volontaires. Mais la teneur de ses tweets reste similaire à son activité actuelle, qu'il divise entre la valorisation de sa société de sécurité et ses ambitions politiques dyonisiennes.
Alexandre Benalla peut-il donc vraiment espérer jouer, et réussir, sur tous les tableaux, comme il tente de le faire sur Twitter? En off, l'ancien proche de la rue du Faubourg-Saint-Honoré ne tarit pas d'éloges sur son ex-acolyte: «Il est l'homme que je connais qui a le champ des possibles le plus large. Si jamais il se lance à Saint-Denis, il voudra aller encore plus loin. S'il ne le fait pas, il pourra toujours faire fructifier sa société de sécurité privée.»
Reste que pour l'instant, la probable aventure politique à Saint-Denis de celui qui est toujours résident marocain ne convainc pas les observateurs, à l'image de Florian Silnicki: «On ne peut pas être tout. Aujourd'hui, Alexandre Benalla veut à la fois être un expert de la sécurité internationale, une figure politique locale et un innocent dans les affaires judiciaires qui sont ouvertes. Certes, il est authentique, mais cela ne fait pas de lui un homme politique crédible.»
«On n'est pas au cirque!», taclait début octobre l'ancien député socialiste de Seine-Saint-Denis Mathieu Hanotin, cité par franceinfo. Ugo Bernalicis, lui, est persuadé que «politiquement, Benalla, ça ne vaut pas un clou».
Quant à ses activités dans la sécurité, elles semblent encore loin d'être un recours miracle. «Dans le milieu, il n'est pas connu, ni présent, ni visible», résume un connaisseur du secteur, qui admet qu'Alexandre Benalla «ne se pointe jamais» aux fréquentes réunions rassemblant les pontes du domaine. Dont celles réunissant de grandes boîtes étrangères, cibles de son entreprise affichées par le jeune homme dans son interview donnée au Nouvel économiste, le 15 juillet 2019: «[Son but]: faciliter l'implantation d'entreprises étrangères en Afrique en leur garantissant une information fiable qui épargne les mauvaises surprises et réduit les risques d'échec.»
Trois mois plus tard, Alexandre Benalla s'est d'ailleurs rendu aux MEDays, une réunion internationale se tenant au Maroc, en tant qu'«expert cybersécurité». Une étiquette de plus. L'originelle, celle de «fondateur de Comya Group» a, elle, disparu depuis longtemps de sa description Twitter.