Le 12 octobre dernier, à Vienne, le coureur de fond kényan Eliud Kipchoge devenait le premier homme du monde à effectuer un peu plus de 42 km en moins de deux heures. Le lendemain, à Chicago, Brigid Kosgei, une compatriote, envoyait aux oubliettes le précédent record féminin du marathon.
Ces deux exploits ont suscité au choix enthousiasme, scepticisme ou rejet absolu. Et l'objet de la défiance tient en deux mots: innovation technologique.
Dans les deux cas, les athlètes avaient aux pieds des chaussures Nike. Depuis trois ans, l'évolution de ces chaussures est contestée par certain·es participant·es aux compétitions. L'amélioration des temps leur paraît trop criante et suspecte pour n'être qu'une simple rupture technologique.
Leur rejet se cristallise sur un cas particulier, le record (1h 59min 40s) du Kényan Eliud Kipchoge à Vienne –un record symbolique, puisqu'il n'est pas officialisé par l'Association internationale des fédérations d'athlétisme (IAAF).
Chronos de la discorde
Chez les hommes, les huit meilleurs chronos mondiaux établis en marathons officiels ont tous été réalisés avec des chaussures Nike. La suprématie de la marque est moins marquée chez les femmes, où seuls sont concernés le record du monde et la quatrième meilleure performance mondiale. Quant au rejet, il s'est emballé tout récemment.
Le 29 septembre, à Berlin, l'athlète éthiopien Kenenisa Bekele, dont on pensait la carrière terminée après des abandons sur ses derniers marathons, établit en Nike la seconde meilleure performance mondiale, à 2 secondes du record officiel.
Le 12 octobre suivant, à l'occasion de l'Ineos 1:59 Challenge se déroulant à Vienne, Eliud Kipchoge atomise son record officiel. Il court en chaussures Nike AlphaFly à trois lames de carbone. Son record est aussitôt contesté au vu des conditions de course inédites, que ce soit par le parcours ou les quarante-et-un relais de «lièvres» de très haut niveau lui offrant une protection aérodynamique avantageuse.
Le 13 octobre, à Chicago, la Kényane Brigid Kosgei, elle aussi chaussée de Nike, détrône le vieux record féminin de Paula Radcliffe, avec un marathon accompli en 1min et 20s de moins.
Nouvelles stratégies de course
Nonobstant la formidable performance d'Eliud Kipchoge, c'est en des termes très péjoratifs et suspicieux que seront décrites ses différentes composantes (organisationnelle, technique et humaine) dans certains médias.
Il est vrai que cette course n'a en commun avec les marathons IAAF que la distance courue (42,195 km). Mais c'est bel et bien un marathon, comme le sont ceux du pôle Nord, de l'Everest ou encore de la Grande Muraille de Chine, que personne ne conteste.
Contrairement à ce qui est allégué, la course de Vienne n'est pas dénuée d'intérêt: elle révèle en effet de nouvelles stratégies de course (drafting) pour aller toujours plus vite sur les marathons IAAF.
Comment le marathonien a-t-il amélioré sa vitesse? Écartons d'emblée l'idée du dopage, même si maints athlètes kényans –stars et de second rang– ont été sanctionnés. Eliud Kipchoge, qui est au plus haut niveau depuis son jeune âge (champion du monde du 5.000 m à 18 ans), n'a jamais été contrôlé positif.
Réduction du coût énergétique
Pour courir plus vite, l'une des meilleures options consiste à réduire le coût énergétique du déplacement, c'est-à-dire améliorer l'économie de course. On peut y parvenir en faisant progresser sa technique et/ou ses chaussures.
À l'évidence, sur ce point, Nike a mieux réussi que ses concurrents pour le marathon. Au passage, avec des chaussures elles aussi dotées d'une lame en fibre de carbone, la marque Hoka One One a permis à l'Américain Jim Walmsley de battre le record du monde du 50 milles, en 4h 50min et 16s.
Une vision idéalisée et fantasmée de l'athlétisme voudrait laisser croire au grand public que la performance repose presque uniquement sur les capacités physiques et mentales du coureur ou de la coureuse. Il n'en est rien. Si à l'instar des sports automobiles, il n'y a pas de championnat du monde des constructeurs en athlétisme, dans les faits, la compétition entre équipementiers est féroce. En 2016, Nike a investi 1,5 milliard de dollars en recherche et développement, soit trois fois plus que son concurrent Adidas.
Aujourd'hui, l'entreprise glane les fruits de son investissement, au grand dam des coureurs non équipés de VaporFly. En ce sens, les réactions du triple champion de France de cross Hassan Chahdi, sponsorisé par Adidas, relèvent d'une utopie surprenante: «Ça crée des inégalités. On devrait tous être égaux sur la ligne de départ», expliquait-il en octobre à Ouest-France. Qu'envisage-t-il? Un modèle de chaussure unique pour tous les marathonien·nes élites, comme pour les pneumatiques en Formule 1, ou courir pieds nus, comme l'autorise l'IAAF?
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Conception optimisée
Les VaporFly diffèrent des chaussures de course conventionnelles en trois points: avec l'insertion d'une plaque en fibre de carbone dans toute la longueur de la semelle, pour le matériau de la semelle intermédiaire et pour l'épaisseur de cette semelle.
Ces trois composantes, prises isolément, visent à réduire les pertes d'énergie à chaque impact au sol. Les chaussures ne créent pas de force motrice: elles sont optimisées pour limiter la déperdition énergétique lors des appuis au sol. Difficile de qualifier cette optimisation de dopage technologique, car toutes les chaussures concurrentes jouent ce même rôle mais de façon moins efficace.
La plaque en fibre de carbone augmente la rigidité durant la flexion longitudinale de la chaussure: on la trouve classiquement sur les modèles de sprint. En rigidifiant l'articulation qui relie les os du métatarse à la base des premières phalanges des doigts de pied, elle diminue le travail de la cheville et réduit ainsi le coût énergétique de la course d'à peu près 1%.
Les AlphaFly d'Eliud Kipchoge, le 12 octobre 2019 à Vienne. | Alex Halada / AFP
La semelle intermédiaire est en élastomère Pebax, un matériau plus léger et plus résistant que l'acétate de vinyle (EVA) et le polyuréthane thermoplastique (TPU) traditionnels. Cela lui confère de sérieux avantages: la semelle de la VaporFly restitue 87% de l'énergie emmagasinée lors de sa compression, contre 76% pour le modèle Adios Boost d'Adidas en TPU et 66% pour le Zoom Streak de Nike en EVA.
L'épaisseur de ladite semelle peut être accrue sans rajouter de masse à la chaussure, grâce à la moindre densité du Pebax. La VaporFly pèse 184 g pour une hauteur de talon de 31 mm, contre 181 g pour 23 mm avec le modèle Zoom Streak.
In fine, ce matériau est avantageux à plus d'un titre: outre sa résistance, il permet sans poids supplémentaire d'améliorer l'amortissement et d'augmenter la longueur effective de la jambe de l'athlète. Cet allongement réduit encore le coût énergétique de la course: il représente probablement 25% du gain induit par les VaporFly.
Influence incertaine
Le physiologiste du sport sud-africain Ross Tucker a remarquablement décrit l'influence que pourrait induire un gain de 1% à 5% (valeur maximale donnée par Nike) de l'économie de course.
D'après ses estimations, un gain de 1% pourrait faire progresser de 0,65% à 0,7% la performance chronométrique d'un très bon marathonien. Une amélioration de 2,9% permettrait de passer du record du monde obtenu en 2008 à Berlin par l'athlète éthiopien Haile Gebrselassie (2h 3min 59s) à celui obtenu dix ans plus tard au même endroit par Eliud Kipchoge (2h 1min 39s).
Ross Tucker n'omet toutefois pas de préciser que l'on ne sait rien de l'amélioration due aux VaporFly chez Kipchoge. Aussi conclut-il que tout ce qui se dit et s'écrit sur la part des chaussures du Kényan dans ses temps en marathon n'est que spéculation. Gageons que les ingénieur·es de Nike ne spéculent pas et ont de leur côté mesuré le gain de performance.
Nouvelle norme à définir
Après la course de Vienne, un groupe d'athlètes pros a déposé une plainte formelle auprès de l'IAAF, estimant que la chaussure Nike fournit un avantage «inéquitable». Reste que ce modèle a été approuvé par l'IAAF en mai 2018; qui plus est, il est en vente libre.
On peut donc supposer que cette plainte n'aboutira pas à une interdiction. Elle pourrait en revanche conduire l'IAAF à définir une norme sur les chaussures de courses longues.
De fait, l'IAAF devra se positionner rapidement pour continuer à encourager le développement technologique des équipements individuels et collectifs, tout en préservant l'équité et l'esprit d'universalité de l'athlétisme.
Si la règle devait changer, elle devrait être claire, sans quoi il faudra continuellement statuer sur les améliorations reposant sur des ruptures technologiques.
À ce sujet, notons que Geoffrey T. Burns (École de kinésiologie de l'université du Michigan) et Nicholas Tam (département de physiologie de l'université du Pays basque de Bilbao) proposent d'arrêter une géométrie de chaussures de courses longues sans limitation sur la nature de leurs matériaux. Précisément, ils suggèrent de fixer une norme sur l'épaisseur de la semelle intermédiaire. L'idée est judicieuse et réaliste, puisque l'IAAF l'a déjà appliquée pour les chaussures de saut en longueur et en hauteur.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l'article original.
