Les insectes comestibles semblent conquérir l'Hexagone. Que ce soit en épicerie fine, sur internet ou même au restaurant, il paraît aisé de s'en procurer. Le 19 septembre, la start-up FoodChéri a écoulé en moins d'une heure ses 400 burgers aux insectes, proposés en édition limitée. Tandis qu'à l'approche d'Halloween, l'émission «Le meilleur pâtissier» mettait les candidat·es au défi de confectionner un gâteau avec une farine à base de grillons.
Toutes ces initiatives s'avèrent pourtant illégales en France. Ce qui explique que, depuis le 25 novembre 2015, la filière française s'estime lésée par rapport à ses concurrents européens. À cette date, un nouveau règlement a été adopté par le Parlement et le Conseil européens. Entré en vigueur le 1er janvier 2018, il classe les insectes comme «novel food». Ceux-là requièrent, par conséquent, une autorisation de la Commission européenne avant leur mise en vente.
Certains pays comme les Pays-Bas et la Belgique ont alors permis aux producteurs, transformateurs et distributeurs de continuer à commercialiser leurs produits à base de criquets, punaises et autres larves en attendant que l'Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa) rende ses premières évaluations de risques.
Début 2020, cette dernière devrait statuer sur les trois dossiers déjà en cours d'étude tandis que neuf autres devraient suivre. Mais les autorités françaises ont, de leur côté, préféré rester fidèles à leur «principe de précaution absolu», déplore Virginie Mixe, sommée de mettre en veille son site d'e-commerce Minus Farm, même si elle poursuit son élevage d'insectes pour sa propre consommation. Saluée par nombre d'expert·es, cette vigilance a sans nul doute retardé le développement des insectes comestibles made in France.
Production à bas coûts et mass market
«Cela crée une concurrence déloyale entre États membres qui est vraiment insupportable», s'insurge Jacky Petiz. Membre, comme Virginie Mixe, de la Fédération française des producteurs, importateurs et distributeurs d'insectes (FFPIDI) qui regroupe quelque 150 entrepreneurs et entrepreneuses, ce Nantais a lui aussi dû interrompre son commerce de produits protéinés et festifs (type gâteaux apéritifs) aux insectes. En août 2016, seulement six mois après avoir lancé la plateforme Insectéine, il a reçu un arrêté administratif lui interdisant d'en vendre.
«Finalement, on est en train de favoriser les filières d'insectes hors Europe au détriment de la filière française. Ceux qui vendent des insectes depuis des années, notamment en Asie du Sud-Est et en Amérique latine, ont développé un vrai savoir-faire et vont pouvoir, une fois l'autorisation “novel food” donnée [par la Commission européenne], envahir nos marchés avec des insectes produits à bas coûts et pas forcément aux normes alimentaires européennes», prédit Jacky Petiz, un brin alarmiste.
Il ne voit pas d'un meilleur œil ses concurrents belges et néerlandais qui, selon lui, «se sont aussi tournés vers le “mass market” et le mono-élevage d'insectes avec deux ou trois espèces alors que sur le territoire français, on travaillait beaucoup de variétés: du criquet, du ver à soie, trois ou quatre types de grillons, au moins deux autres espèces de vers...», énumère-t-il.
La Cour de justice de l'Union européenne saisie
Rien ne justifie, toujours d'après les professionnel·les du secteur, cet essor à deux vitesses. «Le nouveau règlement prévoit une période de transition pour permettre aux opérateurs commercialisant déjà des insectes comestibles de poursuivre leurs activités jusqu'à ce qu'une autorisation soit délivrée sur le produit ou l'espèce considéré, avance Christophe Derrien, le secrétaire général de la Plateforme internationale d'insectes pour l'alimentation humaine et animale (Ipiff). Certains pays comme la Belgique, les Pays-Bas, la Finlande ou le Royaume-Uni s'y sont conformés. Ce qui n'est pas le cas de la France qui estime que l'insecte entier et ses dérivés étaient couverts par l'ancien règlement “novel food” et nécessitent donc le dépôt d'un dossier d'autorisation. [...] Nous considérons que la position française, légalement parlant, s'avère très fragile», tranche le représentant de ce lobby.
En attendant que l'Efsa rende ses premières évaluations, la Cour de justice de l'Union européenne devrait prochainement se prononcer sur la légalité, ou non, de l'arrêté du préfet de police de Paris qui suspend, depuis le 27 janvier 2016, la vente d'insectes entiers destinés à l'alimentation humaine. Saisi par la société Entoma, propriétaire de la marque Jimini's, le Conseil d'État a en effet, après avoir donné raison à cette entreprise, renvoyé l'affaire devant l'instance européenne.
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«Protéger le consommateur»
Si les professionnel·les de la filière la regrettent, certain·es expert·es saluent la prudence française. «[La consommation d'insectes] s'est quand même développée rapidement, dans un vide réglementaire, donc je trouve normal qu'on n'autorise pas la commercialisation d'aliments sans procéder à des vérifications. C'est pour protéger le consommateur», assure le microbiologiste Michel Gautier.
«Il existe pas mal d'incertitudes sur les risques sanitaires liés à l'ingestion des insectes, précise-t-il. D'abord d'ordre chimique puisqu'on peut se retrouver avec des polluants, notamment des métaux lourds en fonction de ce que l'animal a mangé. [...] D'autre part, il n'y a pas eu assez d'études sur la microbiologie de l'insecte en relation avec ses pathogènes [pour savoir s'il est susceptible de transmettre ses maladies à l'être humain, ndlr].»
«Le problème c'est que l'Anses mélange tous les insectes. C'est comme si on mélangeait tous les mammifères!»
Dominique Parent-Massin, titulaire de la section «alimentation humaine» au sein de l'Académie d'agriculture de France, approuve également les précautions prises par les autorités françaises. «La consommation d'insectes ou de protéines d'insectes peut présenter des dangers potentiels microbiologiques (dus à la présence de microorganismes pathogènes), toxicologiques (induits par la présence de molécules toxiques sur ou dans les insectes), nutritionnels (induits par la présence de substances anti-nutritionnelles)», résume-t-elle dans un article publié sur le site pseudo-sciences.org.
Ce qui n'empêche pas l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) de mettre en avant, depuis plusieurs années, les bénéfices de la consommation d'insectes (ou entomophagie) à la fois pour l'environnement avec une moindre utilisation d'eau par rapport à la viande et pour la santé. Mais ces vertus tardent à être confirmées par l'Efsa. Alors que l'évaluation prend habituellement neuf mois, «[cette instance] a demandé des renseignements complémentaires. Tant qu'elle ne les obtient pas, elle ne peut pas statuer», explique Dominique Parent-Massin, précisant qu'il reviendra ensuite à la Commission européenne de délivrer ou non les autorisations.
Manque d'informations et incompréhensions
Sur le terrain, les acteurs de la filière française s'impatientent. «Le problème c'est que l'Anses [Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail] mélange tous les insectes. C'est comme si on mélangeait tous les mammifères!, s'indigne l'éleveuse Virginie Mixe. Les chercheurs estiment alors que certains peuvent être dangereux car ils contiennent du venin et d'autres vecteurs de maladies comme le moustique», constate-t-elle, regrettant que les insectes réellement comestibles ne soit pas considérés à part.
La responsable de Minus Farm fait référence à un rapport datant de 2015 dans lequel l'Anses recommande d'établir «des listes positives et négatives des différentes espèces», d'«explorer la question du bien-être animal» –pour le moment non prise en compte pour les invertébrés– ou encore de «définir un encadrement spécifique des conditions d'élevage et de production des insectes et de leurs produits permettant de garantir la maîtrise des risques sanitaires».
«Je ne veux pas savoir pourquoi les autorités ne viennent pas nous embêter, par contre j'aimerais savoir pourquoi ce n'est pas encore légal.»
Au bout de la chaîne, les distributeurs semblent peu au courant des blocages ralentissant le développement de la filière. C'est le cas des responsables de l'épicerie fine Kikéran située à Saint-Jean-de-Luz (Pyrénées-Atlantiques) qui ont cessé non sans regrets de proposer leurs grillons et ténébrions goûts barbecue, salsa et curry quand leur fournisseur a arrêté d'en commercialiser l'an dernier.
Mais aussi du restaurateur Laurent Veyet qui a ouvert, il y a deux ans, l'établissement Inoveat au cœur du IIe arrondissement de Paris. «Pour l'instant, on est passé à travers, mais c'est vrai qu'on pourrait très bien avoir des problèmes, reconnaît-il. Je trouve quand même ça scandaleux quand on sait qu'il existe des ingrédients nocifs qui sont autorisés dans certains aliments dont la vente demeure autorisée. Alors que les insectes que nous cuisinons s'avèrent à la fois bons pour la santé et pour l'environnement. Je ne veux pas savoir pourquoi les autorités ne viennent pas nous embêter, par contre j'aimerais savoir pourquoi ce n'est pas encore légal», abonde-t-il.
Risque de monopole
Laurent Veyet se fournit chez Micronutris. Ce leader de l'élevage d'insectes dans l'Hexagone installé près de Toulouse se révèle la seule entreprise française à avoir rassemblé les fonds nécessaires –que le secrétaire de l'Ipiff Christophe Derrien évalue entre 300.000 et 400.000 euros– pour présenter deux dossiers à la Commission européenne et compte donc parmi les douze en attente d'évaluation. Quand bien même ce producteur-transformateur entrerait dans la légalité, le reste de la filière tricolore pourrait encore attendre.
«La logique de la nouvelle réglementation “novel food” consiste à génériser les autorisations et non à les délivrer pour une entreprise. Le seul garde-fou, c'est la possibilité de protéger ses données pendant cinq ans pour éviter qu'un opérateur qui investit de l'argent voie son travail directement utilisable par un concurrent», insiste, depuis Bruxelles, Christophe Derrien. Autrement dit, le précurseur Micronutris pourrait en droit, une fois l'autorisation européenne délivrée, s'octroyer pendant cette durée le monopole de la production et de la transformation. Et sélectionner les distributeurs à qui il souhaite vendre ses produits à base d'insectes comestibles.
Les autres producteurs continuent, de leur côté, à élever des insectes pour leur propre consommation, pour l'alimentation animale ou encore pour la filière cosmétique. Tout en leur permettant de développer et d'entretenir leur expertise, ces débouchés, certes moins lucratifs que ceux dédiés à la gastronomie, ont l'avantage d'être légaux.