Médias

La télévision continuera à produire des Julie Graziani

Temps de lecture : 6 min

Une polémiste peut en cacher beaucoup d'autres.

Julie Graziani sur le plateau de LCI, le 5 novembre 2019. | Capture écran via YouTube
Julie Graziani sur le plateau de LCI, le 5 novembre 2019. | Capture écran via YouTube

Lundi 4 novembre, Julie Graziani, chroniqueuse du magazine L'incorrect, a tenu des propos qui ont fait scandale sur le plateau de LCI et a été licenciée par son employeur.

Mon analyse propose d'emblée d'éviter une réflexion ad personam mais plutôt de se concentrer sur les étapes de la construction du discours polémique en télévision et aux réactions que ces propos ont engendrées.

La question de savoir qui est Julie Graziani n'a d'après moi aucun intérêt, bien que je partage beaucoup des réflexions du politologue Clément Viktorovitch; je pense que trop se focaliser sur la polémiste en question occulte la fonction qu'elle occupe dans les médias.

En prenant de la hauteur, il est rapidement visible qu'une Julie Graziani peut en cacher beaucoup d'autres.

Clément Viktorovitch sur «Clique TV».

Les éditocrates, œuvre d'un produit médiatique

En 2009, un ouvrage s'indignait déjà de la liberté laissée aux «éditocrates» capables de «parler de (presque) tout en racontant (vraiment) n'importe quoi».

Hors de l'Hexagone, le cas de Julie Graziani me fait beaucoup penser à l'éviction de la chroniqueuse belge Emmanuelle Praet, écartée de l'antenne du débat politique dominical de RTL-TVI «C'est pas tous les jours dimanche», en novembre 2018.

Tout comme Julie Graziani, Emmanuelle Praet avait fait preuve de condescendance à l'égard d'une classe plus pauvre, en passant pour celle qui allait faire la leçon, expliquer aux ignorant·es ce qu'il fallait savoir.

Tout comme Julie Graziani, Emmanuelle Praet était coutumière de propos à la limite de l'acceptable. Elle aussi travaillait pour une chaîne qui savait parfaitement pourquoi elle était engagée. Il faut donc dépasser le cas des personnes et s'intéresser au produit médiatique que constitue le discours polémique.

Les étapes de la construction du discours polémique

Ma lecture suggère que l'épisode Graziani n'est rien d'autre qu'une répétition d'événements invariables, comme ceux que l'on retrouve dans un mauvais feuilleton sentimental où toute l'intrigue de la romance est jouée d'avance. La surprise est attendue, l'indignation est feinte. Les médias télévisuels mettent en scène de manière implicite une suite logique d'événements qu'on peut résumer par ces différentes étapes:

  • Étape 1: Donner la parole à un chroniqueur ou une chroniqueuse susceptible de bousculer le dispositif du plateau. Pour le média, l'élément essentiel est de susciter la curiosité du public. Il faut suivre une émission parce qu'il va se passer quelque chose. Elle agit alors comme un événement sportif, où tout le monde finit par suivre l'histoire pour connaître la suite.

    L'émission est tautologique, parce qu'elle crée elle-même sa propre mise en scène. Elle n'est plus le relais entre l'événement et le public, elle est son propre événement. Sur ce point, on relira avec intérêt la thèse de l'autoparodie des médias soutenue par Alain Vaillant dans son étude sur le rire, qui reprend l'idée d'un média qui crée lui-même sa propre actualité en se tournant en dérision.

  • Étape 2: faire vivre la polémique. Le chroniqueur ou la chroniqueuse, bien installé·e dans l'émission, produit ses premiers clashs: une séquence conflictuelle qui fait polémique dans l'émission, puis après dans d'autres émissions qui en parlent et sur les réseaux sociaux. Le programme dépasse son propre cadre et, ce faisant, attire un public nouveau.

  • Étape 3: Provoquer le buzz final. Le chroniqueur ou la chroniqueuse pousse la polémique au plus haut et parvient à produire un discours répugnant qui va créer une bulle de réactions sur les réseaux sociaux.

    Ce déluge de réactions est une victoire: tout le monde en parle, donne un avis éclairé ou non –peu importe. Le discours devient inaudible et plus personne n'analyse vraiment le fond de ce qui s'est passé.

    Comme les réactions sont nombreuses, impossible de distinguer quelque chose à en retenir et seules restent célèbres la chaîne LCI et la chroniqueuse Julie Graziani. Le pouvoir de la télévision s'érige ainsi sur une bulle issue des réseaux sociaux, qui rend inaudible tout discours construit. Bourdieu aurait dit toute pensée pensante.

  • Étape 4: S'indigner et se séparer du chroniqueur ou de la chroniqueuse: c'est l'étape finale, l'opération «pattes blanches», où le média –ici le magazine L'incorrect– met en scène son indignation en se séparant de sa polémiste, avant d'aller en chercher une autre et de recommencer le même circuit. Une Graziani peut donc plus que jamais en cacher une autre.

Comment la dérision peut aggraver le problème

Dans le cas de l'épisode Graziani, un ensemble de réactions m'a particulièrement intéressé, c'est celui des détournements parodiques produits par des humoristes.

Je pense que ces réactions ont contribué à brouiller le débat et n'ont pas servi à nourrir un regard critique sur les médias. Cela rejoint les limites d'une critique par l'humour, qui ne vise pas toujours les organes qui ont le plus de pouvoir.

Nombre d'humoristes ont continué à faire vivre cette histoire en se moquant de Julie Graziani, commettant alors l'erreur de l'attaque ad personam.

Des humoristes comme Pablo Mira, cofondateur du Gorafi, ont attaqué la personne: «Il y a un autre endroit où il y a peu d'éclaircies en ce moment, c'est dans le cerveau de Julie Graziani.» Puis les commentaires qui revenaient sur l'épisode Graziani: «Ce qu'on sait, c'est que le commentaire qui suit et qu'on doit à un certain Julien, il ne finira jamais en blague Carambar. On y va: “Quelle est la différence entre Julie Graziani et un bol de merde? Le bol” [applaudissements et rires du public].»

Un flux télévisuel commente donc un flux sur les réseaux sociaux qui commentait un autre flux télévisuel. La critique se dissout, le spectacle est total et tout cela a l'air d'un joyeux moment de divertissement.

Même dans les émissions d'habitude plus subversives, la critique est restée superficielle: ainsi dans «Par Jupiter» sur France Inter, Alex Vizorek considère que Julie Graziani serait elle aussi au smic, «au seuil minimum d'interconnections dans le cerveau».

Alex Vizorek, France Inter, 5 novembre 2019.

Si le jeu de mots peut faire rire quelques instants, il occulte pourtant toutes les relations entre les acteurs du champ médiatique. Faire passer Julie Graziani pour une idiote est un beau cadeau à faire aux médias qui tirent les ficelles de cette parole polémique pour gonfler leurs audiences.

Sur ce thème, le détournement parodique d'Alison Wheeler est absolument remarquable: l'humoriste demande à ses condisciples de l'insulter pour faire monter les audiences. Ici, elle a vraiment pour cible le système médiatique, et non la marionnette la plus facile à saisir de celui-ci.

Résister, relire Bourdieu

«Comment parler de presque tout en racontant vraiment n'importe quoi» n'est pas très éloigné de l'analyse cinglante que Bourdieu proposait sur la télévision des années 1990.

La relecture de cet ouvrage central dans l'analyse des médias contemporains est sans nul doute une belle résistance à proposer. L'enjeu majeur pour toutes les personnes qui interviennent dans les médias est de parvenir à se dégager du spectacle pour justement ne pas être avalé par lui.

Aujourd'hui, une éducation aux médias passe par cette pleine compréhension de leur fonctionnement en tant que structure. Bourdieu identifiait dans ce livre les impossibilités d'un discours critique en télévision, où régnaient les fast thinkers qui développaient une pensée rapide non pensante.

Cette situation a largement empiré à l'heure des réseaux sociaux, où une petite phrase peut créer un sujet et un contenu à elle seule. Les affaires Graziani et Praet en sont deux bons exemples.

Bourdieu se demandait si les intellectuel·les devaient aller à la télévision. C'est sans doute une question intéressante qu'il faudrait se reposer, à une époque où plus personne n'oserait justement imaginer un pareil boycott.

Bourdieu dans «Arrêt sur images», 1995.

En tout cas, venir à la télévision en comprenant son mécanisme et son fonctionnement semble la meilleure parade pour ne pas se faire engloutir par le spectacle. Cela permettrait d'opposer au discours polémique celui du discours critique: long, articulé et complexe.

Le rôle des intellectuel·les en télévision est plus que jamais de déformer ce champ médiatique en rompant avec cette mode polémique. Bourdieu est en ce sens la plus belle réflexion à opposer à la Julie Graziani d'aujourd'hui, et à toutes les autres Julie Graziani qui suivront demain.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l'article original.

The Conversation

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