Ce n'est qu'au troisième gynéco à minimiser mes symptômes d'un désinvolte «Des nausées matinales, ah tiens comme c'est curieux» que j'ai commencé à flairer des effluves de complotisme. Cela ne faisait que trois semaines que mon test de grossesse s'était avéré positif et j'avais déjà perdu 17% de mon poids. Mon urine était orange. J'avais constamment des vertiges et la tête qui tournait, et j'étais incapable de boire de l'eau sans la vomir. Manger était hors de question. Et devant tous ces symptômes, curieusement, on me suggérait avec enthousiasme «d'essayer le gingembre» ou «de tenir le coup en attendant que ça passe».
J'étais rongée par le soupçon que mes symptômes de nausée matinale étaient un peu plus intenses que la moyenne, au point que je m'inquiétais qu'elles puissent nuire à la santé de mon bébé et à la mienne. Mais l'ensemble des médecins me répondaient en me passant, les yeux au ciel, un tampon imprégné d'alcool sous le nez (pour que j'arrête de vomir dans leur cabinet), avec un hochement de tête condescendant et un ton consolateur réservé aux patient·es délirant·es, qui sous-entendait: «Oui oui, je sais, toutes les femmes sont convaincues que leurs nausées matinales sont graves.»
Ce fut une glorieuse visite aux urgences qui confirma enfin mes soupçons. «Pourquoi n'êtes-vous pas venue plus tôt?», me demanda le médecin. Non, mes symptômes n'étaient pas «normaux». J'étais atteinte d'une forme grave de nausées matinales appelée hyperémèse gravidique (hyperemesis gravidarum), qui affecte 1,5% des femmes enceintes.
Réconfort en ligne
Mieux connue comme la maladie merdique dont souffrait la princesse Kate Middleton, elle se caractérise par des nausées extrêmes, des vomissements et une perte de poids qui met en danger la vie de la mère comme du fœtus et conduit à l'hospitalisation d'au moins 60.000 femmes chaque année aux États-Unis. Avant l'introduction de l'hydratation par intraveineuse en 1950, c'était l'une des principales causes de mortalité maternelle.
Sachant cela, il m'a paru étrange d'avoir été confrontée à tant de scepticisme de la part de mes gynécos, alors qu'ils auraient facilement pu poser un diagnostic avec un test urinaire (pour mesurer les cétones) ou en évaluant ma perte de poids. Pourquoi avais-je été traitée comme une hystérique qu'il fallait évacuer de leur cabinet plutôt que comme une personne atteinte d'une maladie nécessitant une simple intraveineuse? Pourquoi me traitaient-ils comme une hypocondriaque plutôt que comme une femme forte mais au bout du rouleau?
Le diagnostic des urgences n'a pas changé grand-chose à la manière dont j'étais traitée; mes médecins ont continué de manifester leur agacement face à mes lamentations. Lassée de gerber du gingembre et en bonne millennial, je suis allée chercher du réconfort en ligne.
Là, j'ai trouvé des foules de femmes «hystériques» écumant des recoins désespérés d'internet, des groupes de soutien Facebook et des fils de discussion Reddit. Dans un élan de désespoir collectif, ces femmes compatissaient mutuellement de se faire sans cesse envoyer paître par leurs médecins avant de finir par faire une fausse couche, par avorter ou par se retrouver devant une pile de factures d'urgences hospitalières à acquitter.
Du fond de ma sinistrose alitée, ces communautés sont devenues la fragile bouée de sauvetage à laquelle se cramponnait ma santé mentale. Je me réconfortais à chaque kilo perdu et à chaque nouveau jet de vomi grâce à l'espace sûr que me fournissaient ces forums, qui me permettaient de m'inquiéter de ma perte de poids et de mes capillaires en pleine explosion sans recevoir de critiques en retour.
Une femme qui avait perdu 30 kilos y partageait une photo d'elle, émaciée, en fauteuil roulant, arborant fièrement le cathéter veineux central que les médecins avaient enfin fini par lui prescrire. Deux femmes qui avaient subi des chimiothérapies pour soigner un cancer expliquaient à quel point l'hyperémèse était «de loin la pire expérience» de leur vie. Des femmes à la parfaite santé mentale se disaient devenues suicidaires. D'autres se plaignaient de partenaires qui les trouvaient «paresseuses».
Les pensées, prières, témoignages personnels et numéros de téléphones de psys circulaient dans un grand élan de soutien. Les rares élues qui avaient un gynéco compréhensif faisaient passer ses coordonnées comme si elles dealaient des substances illicites.
La comédienne américaine Amy Schumer partage son expérience de femme enceinte souffrant d'hyperémèse gravidique.
Au fil des mois de ma grossesse, les utilisatrices de ces groupes ont changé, mais les posts restaient étrangement semblables. «Est-ce que je suis la seule à avoir des hallucinations?, demandait une jeune femme. C'est ma première grossesse. Je suis très stressée. C'est peut-être ça.» «Je suis retournée aux urgences aujourd'hui. […] Je me suis cassé une côte», se plaignait une vétérane de la maladie. «Première visite post-partum chez le dentiste. J'ai neuf caries!», déplorait Ashley. Et puis il y avait le message que toutes, nous redoutions: «Nous avons perdu notre tout-petit cette semaine. Priez pour nous.»
Dans la tête
À ce jour, il n'existe pas de consensus médical autour des causes de l'hyperémèse. Au cours des XIXe et XXe siècles, les médecins ont proposé d'innombrables théories pour tenter d'expliquer cette maladie maternelle fatale: lésions utérines, névrose gastrique, problème de progestérone –sans trouver de résultat concluant. Pour les cas les plus graves, la seule solution était l'avortement, très souvent fatal pour la mère.
Mais la recherche médicale de l'époque possédait un ingénieux atout tout-en-un qui fonctionnait pour tout un tas d'autres maladies de femmes qu'on ne comprenait pas: l'hystérie. Comme le syndrome des ovaires polykystiques, le syndrome prémenstruel, la dépression post-partum, le lupus, la fibromyalgie, la dystonie neurovégétative et d'autres maladies avant lui, il était possible de régler cet enquiquinant problème de vomissements incoercibles avec ce diagnostic fourre-tout.
On appelle ça «le problème de l'hystérie». Un grand nombre de médecins avec lesquels j'ai parlé pour cet article ont utilisé cette expression pour décrire la manière dont on colle aux femmes l'étiquette de problèmes hystériques ou psychosomatiques lorsque survient un trouble que le corps médical n'arrive pas à diagnostiquer. Voici comment ça marche: si on ne peut pas poser un diagnostic clinique, c'est sans doute psychologique; si on ne trouve rien, c'est que ça doit être dans la tête.
«Bien que l'hyperémèse gravidique ait été un facteur contribuant de manière conséquente au taux de mortalité maternelle jusqu'au milieu du XXe siècle, on continue de la considérer comme un problème psychologique, ce qui conduit à une dégradation des relations entre patientes et soignants et à des défauts de traitement, souligne Marlena Fejzo, généticienne à l'université de Californie à Los Angeles. Le problème vient du fait qu'on ne connaît pas la véritable cause de la maladie, et le stigmate de la femme enceinte “hystérique” perpétue cette théorie psychologique misogyne.»
«Il faut du temps pour changer les manuels qui influencent toute une génération de médecins.»
Rien d'étonnant si le mystérieux utérus est devenu le bouc émissaire dans le cadre d'une multitude de maladies féminines ou si ces maladies incarnent une forme de faiblesse psychologique aux yeux d'un groupe de chercheurs en médecine uniformément pourvus de pénis. Ce qui est surprenant, c'est à quel point cela a peu évolué depuis, alors même que la médecine s'est diversifiée, et à quel point les réactions des praticien·nes face à ces maladies font encore écho aux théories et traitements freudiens, malgré les études ayant démontré leur ineptie.
Marlena Fejzo m'a raconté avoir entendu, dans un cours auquel elle assistait en tant qu'inspectrice, une obstétricienne déclarer à ses élèves que souvent, les femmes atteintes d'hyperémèse gravidique «n'ont pas envie d'être enceintes» et «ne veulent pas aller mieux». En m'expliquant comment c'était encore possible, elle a fait montre d'une grande indulgence: «Il faut du temps pour changer les manuels qui influencent toute une génération de médecins.»
Après tout, l'hystérie est un fantôme vieux de 4.000 ans. Elle s'est épanouie dans la Grèce et l'Égypte antiques avec la croyance qu'un utérus qui se déplaçait librement dans le corps pouvait être responsable de multiples maladies: la kleptomanie, l'épilepsie, la dépression, etc. Le remède? «L'activité sexuelle», traitement qui a perduré même lorsque la science a cessé d'envisager l'hystérie comme l'effet d'un hypothétique «utérus ambulant». Les femmes hystériques du Moyen Âge étaient amenées à l'orgasme par leurs maris ou leurs docteurs afin de les purger de leurs «liquides offensants». Au XIXe siècle, Freud préconisait les rapports sexuels pour guérir la femme hystérique de son envie de pénis.
Folklore persistant
Au bout d'un moment, les progrès de la médecine ont permis de jeter aux oubliettes de la gêne les théories d'utérus baladeurs et autres envies de pénis, mais uniquement pour déplacer la responsabilité des maladies dont souffraient les femmes de leur utérus vers leur fragilité mentale, émotionnelle et psychologique.
C'est ainsi que l'hyperémèse gravidique est devenue un «instrument de bénéfice secondaire», la maladie imaginaire qu'une femme instable se crée pour obtenir ce qu'elle veut. «L'hystérie est la principale cause de l'hyperémèse, commence un article publié en 1905 dans le Journal of Obstetrics and Gynecology. Les vomissements apparaissent quand ce genre de femmes se rendent compte qu'on attend d'elles qu'elles vomissent. […] Une conception non désirée peut en être la cause.»
Les traitements ne se limitaient alors pas à l'avortement mais comprenaient nombre des remèdes psychologiques de l'époque: des saignées réalisées avec des sangsues, du thalidomide (qui provoqua la naissance de bébés atteints de difformités des membres), de la cocaïne (largement utilisée au XIXe siècle), du mercure (en usage jusqu'en 1922). On injectait aussi aux femmes le sang de leur mari.
Même lorsque l'introduction des perfusions en intraveineuse dans les années 1950 a fait considérablement chuter le taux de mortalité, le folklore selon lequel il s'agissait d'une maladie imaginaire a perduré.
«Donnez à la femme une chambre tranquille où elle sera seule, sans cuvette pour vomir.»
Un article de 1955 publié dans le Psychiatric Quarterly expose certaines des théories les plus populaires pour expliquer ses causes: «Les nausées et les vomissements sont considérés comme une manifestation inconsciente du rejet oral du fœtus, une répudiation de la féminité, une auto-punition et un moyen de punir le père.»
L'auteur liait ce phénomène aux femmes «dotées d'une formation de caractère schizoïde compensée» et le pensait moins susceptible de se produire chez les femmes «stables, heureuses en ménage et désireuses d'avoir un enfant». Il détaillait des idées de traitement: «Utilisez un peu de psychothérapie», «Renvoyez-les chez leurs mères» ou bien «Donnez à la femme une chambre tranquille où elle sera seule, sans cuvette pour vomir».
L'hystérie a enfin été retirée du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux il y a quarante ans, mais son esprit s'attarde. «Dé-diagnostiquer» une maladie n'est pas une pratique aussi courante que son contraire, ni aussi facile à faire. Certaines revues médicales évaluées par des pairs et qui ne datent parfois que de dix ou vingt ans épousent encore des théories selon lesquelles cette maladie est un moyen d'éviter des rapports sexuels ou un désir inconscient d'expulser oralement le fœtus.
Enfin des preuves
La mortalité liée à l'hyperémèse gravidique ayant baissé aux États-Unis, la nécessité de découvrir les racines réelles de la maladie et ses traitements possibles s'est fait moins pressante. Comme elle est devenue moins dangereuse, les gynécos à l'idéologie régressive ne semblent pas pouvoir faire grand mal –la femme malade sera ignorée, dénigrée, rendue responsable de ses maux, mais elle survivra et tout cela finira bien par cesser un jour, généralement avec la naissance d'un enfant à la clé.
Marlena Fejzo juge «inquiétant» que les recherches sur les causes de cette maladies soient limitées. Au cours de ses propres études, elle a fait des recherches et amassé des données sur un nombre incalculable de femmes dont la violence des vomissements a fracturé les côtes, décollé la rétine, explosé les tympans ou rompu l'œsophage. Sur des femmes incapables de boire de l'eau sans vomir. Dont le cerveau a été atteint à cause d'un déficit en vitamine B1, et sur des enfants dont le développement neural a en conséquence été retardé. Elle a même trouvé quelques rares cas de femmes qui en sont mortes aux États-Unis.
La généticienne connaît cette réalité bien trop intimement. En 1999, après avoir lutté contre les nausées paralysantes et les vomissements incoercibles de l'hyperémèse, elle a perdu son bébé au deuxième trimestre de grossesse. Cette perte l'a accablée, ce qui explique en partie pourquoi elle a entrepris de s'attaquer à la recherche sur l'hyperémèse et initié les études à la base de certains des travaux les plus innovants à ce jour.
«Les femmes sont porteuses de gènes qui les prédisposent à l'hyperémèse et ces gènes n'ont rien à voir avec leur état psychologique.»
Elle et ses collègues ont découvert que le placenta, la protéine de régulation de l'appétit GDF15 et son récepteur, le GFRAL, situés dans le centre du vomissement du cerveau, contribuent à l'intensité des nausées et des vomissements pendant la grossesse.
«Nous avons enfin des preuves scientifiques solides expliquant le phénomène biologique derrière cette maladie, se réjouit Marlena Fejzo par mail. Ces études montrent que les femmes sont porteuses de gènes qui les prédisposent à l'hyperémèse et que ces gènes n'ont rien à voir avec leur état psychologique et tout à voir avec le placenta et l'appétit.» C'est le «Je vous l'avais bien dit» scientifique qu'attendaient toutes les rescapées de l'hyperémèse gravidique.
Les études de Marlena Fejzo prouvent également qu'il existe des traitements de base qui peuvent apporter une aide immense. Outre les intraveineuses pour éviter la déshydratation, le recours à l'ondansétron, un médicament préconisé pour d'autres affections (commercialisé sous le nom de Zophren, autorisé en Europe mais pas recommandé), réduit les risques de fausse couche et conduit à un nombre de naissances vivantes plus élevé que chez les femmes qui ne le prennent pas. C'est ce même médicament que mes gynécologues étaient réticents à me prescrire ou même à mentionner, à moi comme à d'autres femmes atteintes d'hyperémèse (les recherches de Marlena Fejzo montrent la même chose).
On continue de signaler des taux très bas de prescription d'antiémétiques avant et après hospitalisation due à l'hyperémèse, alors même que les risques associés au traitement pendant la grossesse sont bien inférieurs à ceux potentiellement posés par une hyperémèse sévère. Les études de Marlena Fejzo ont par exemple révélé que les cas d'encéphalopathie de Wernicke (des troubles neurologiques causés par une carence en vitamine B1) augmentent chez les femmes souffrant d'hyperémèse.
Les complications médicales ne sont rien à côté de la guerre émotionnelle et psychologique extrême dont les femmes font l'expérience lorsqu'elles viennent confier ces blessures physiques à des médecins qui les traitent en simulatrices et taisent subrepticement l'existence de remèdes de base.
Après cinq passages aux urgences et 12 kilos en moins, le quatrième gynécologue que je suis allée voir m'a enfin prescrit du Zophren, mais pas avant mon sixième mois de grossesse. Cela a permis d'atténuer mes symptômes juste assez pour que je puisse boire de l'eau sans vomir et avaler un minimum de nourriture.
L'idée d'être accouchée par quelqu'un qui avait semblé considérer mes problèmes de santé pendant les quatre premiers mois de ma grossesse comme relevant du mélodrame ne m'emballait pas plus que ça, mais j'étais physiquement et mentalement épuisée et suffisamment découragée pour croire que «ça ne serait probablement pas mieux ailleurs».
C'est ainsi que beaucoup de femmes atteintes d'hyperémèse se résignent, convaincues qu'espérer être crue relève de l'utopie et que c'est trop demander de vouloir trouver un·e médecin acceptant de leur donner le traitement dont elles ont besoin. Et ça, franchement, ça suffit amplement à vous rendre hystérique.