La décision d'EADS et de son partenaire américain Northrop Grumman de jeter l'éponge dans l'appel d'offres lancés par Washington pour renouveler la flotte des 179 vieux KC 135 ravitailleurs en vol de l'US Air Force marque un sérieux revers pour l'avionneur européen tant dans sa stratégie géographique que dans l'évolution de son modèle économique.
Beaucoup d'indices laissent penser qu'il s'agit de l'ultime épilogue d'une guerre de dix ans, même si l'attribution de ce méga contrat de 35 milliards de dollars a été marqué par une série ininterrompue de rebondissements et de coups de théâtre. Boeing avait gagné la première manche en 2003 avant qu'un scandale de corruption ne remette tout en cause. Airbus et Northrop Grumman ont remporté la deuxième manche en 2008 avec leur KC45 mais la partie est ensuite repartie de plus belle avec l'annulation de ce dernier accord après le recours de Boeing et les objections de la Cour des comptes américaine.
Une affaire «grave» qui aura «des conséquences»
Le match paraît désormais mal engagé pour les Européens, EADS voyant son partenaire américain Northrop, à qui l'administration américaine a sans doute fait comprendre qu'il valait mieux se retirer et déja soucieux de récupérer quelque chose en échange, renoncer.
En constatant de vive voix que Washington choisit finalement de favoriser un appareil plus petit et moins performant que le produit d'EADS, les dirigeants politiques allemands et français peuvent bien y voir le signal inquiétant de cette maladie honteuse qu'est le protectionnisme. Le secrétaire d'Etat aux Affaires européennes, Pierre Lellouche, a encore fait monter d'un cran la pression en affirmant que cette affaire «grave», aurait des «conséquences». Bruxelles brandit la menace de saisir l'OMC.
En toute hypothèse, cet épisode marque un coup sévère à court et à moyen terme pour EADS. A court terme, puisqu'il perd non seulement un contrat, mais également une carte décisive pour le reste du marché des ravitailleurs américains dont la valeur totale est estimée à 120 milliards de dollars sur 20 ans. Au total, EADS pouvait espérer s'assurer, grâce à ce contrat global, une manne de 25 à 28 milliards de dollars.
A moyen terme, cet échec marque un coup d'arrêt à l'ambition de l'avionneur européen dont l'une des principales obsessions est de parvenir à fabriquer ses engins volants en dollars pour les vendre dans la même monnaie et s'affranchir ainsi des caprices de la parité euro-dollar qui coûtent très cher à son compte d'exploitation. EADS était pourtant bien parti pour réaliser ce grand dessein depuis le contrat de 4 milliards de dollars remporté, il y a quatre ans, pour fabriquer sur place des hélicoptères pour l'armée américaine. En remportant le contrat des ravitailleurs, le groupe européen aurait ainsi pu installer avec son partenaire local une chaîne d'assemblage en Alabama. C'est ce beau projet qui est remis en question et met un terme au programme Tanker de création de près de 1.300 emplois outre-Atlantique et de 500 millions de dollars d'investissement.
La stratégie des petits pas
Une victoire sur les ravitailleurs aurait marqué une jolie prouesse pour les Européens qui auraient démontré qu'on peut percer sur un marché aussi fermé que celui de la Défense outre-Atlantique. Cela n'en aurait que renforcé la notoriété et la crédibilité d'EADS sur les autres marchés internationaux. Enfin, rien n'assure qu'une stratégie de rechange consistant à procéder à petits pas, par des rachats d'entreprises aux Etats-Unis, soit plus porteuse. D'autant qu'EADS n'a pas les poches aussi profondes qu'on pourrait le penser. Les quelque dix milliards d'euros de trésorerie dont dispose le groupe sont à la fois beaucoup et peu pour ce type de stratégie. Surtout, cette trésorerie qui consiste pour l'essentiel en des avances des clients n'a rien de récurrent.
Il reste que les Européens, plutôt que de protectionnisme avéré, pourraient se dire que cette affaire et la volonté de Washington de donner coûte que coûte le contrat des ravitailleurs à Boeing est un aveu de faiblesse de son champion aéronautique, contraint d'être soutenu à bout de bras. Impossible au Pentagone d'imaginer ne plus pouvoir disposer que de deux fournisseurs patentés, d'un côté Loocked Martin et de l'autre le consortium américano-européen Northrop Grumman-EADS. Si Boeing avait perdu le contrat des ravitailleurs après avoir déja été repêché dans l'appel d'offres pour les avions de chasse, il aurait définitivement quitté le terrain de l'aviation militaire.
Une offre inadaptée
Boeing avait déja démontré, ces dernières années, lorsqu'EADS avait remporté temporairement l'appel d'offres, qu'il n'avait plus les produits appropriés dans le domaine de la défense et que ses cartons étaient dégarnis dans celui des avions ravitailleurs et du transport de troupes. Le programme de l'avion ravitailleur devait venir compenser l'arrêt du programme C-17 à la fin 2010 et qui génère 3 milliards de dollars de revenus annuels. La gamme de Boeing est bien courte. Son offre inadaptée aux besoins des clients.
Mais il faut aujourd'hui sauver le soldat Boeing. C'est sans doute en cela que la décision du Pentagone est peut-être la plus éloquente sur la situation de l'avionneur. Même si elle est aussi, par construction, la plus handicapante pour EADS car elle va donner le temps à Boeing de maintenir la tête hors de l'eau dans les activités de défense ou au moins de continuer à cultiver un savoir-faire dans ce domaine dont il était en train d'être sorti par des concurrents meilleurs que lui.
Pas sûr que cela suffise à remettre en selle le fameux modèle économique équilibré entre civil et défense qui avait si bien réussi à Boeing dans le passé. Mais ce n'est pas mieux pour EADS qui se voit, quant à lui, infliger un sérieux retard dans cette même stratégie de rééquilibrage de ses activités entre le civil et le militaire qui prévoyait, à l'horizon 2020, que la défense et la sécurité représentent la moitié de ses revenus.
Philippe Reclus
Photo: Le Boeing C-17 Karoly Arvai / Reuters