Je suis née au début des années 1970, et mes parents étaient abonnés au Nouvel Observateur. Quand j'ai eu une dizaine d'années, deux rubriques m'intéressaient dans cet hebdo: la BD de Bretécher et les petites annonces coquines. Les propositions de massages et autres recherches de demoiselles pas farouches me procuraient des émois dont je devinais le potentiel sans avoir encore la maturité pour les comprendre.
L'autre monde de petites annonces qui m'était vaguement familier et dont le contenu provoquait l'hilarité dédaigneuse de mes parents était celui du Chasseur Français, qu'on pouvait trouver chez les voisins de notre maison de famille à la campagne, et dont l'expo de Sophie Calle organisée en 2018 donnait à voir des extraits particulièrement croustillants: «30 ans, sérieux, sincère, désire jeune femme poitrine énorme uniquement», «Garçon boucher, 27 ans, désire connaître personne ayant boucherie, vue mariage. Mince s'abstenir», évolution naturelle des premières petites annonces telles que celle, en 1904, qui déclarait: «On demande pour fille-mère de 45 ans, près de Paris, très affectueuse, monsieur âgé, très riche, simple, généreux, même laid, infirme ou impuissant.»
Cet univers a radicalement disparu de ma vie lorsque je suis partie de chez mes parents. Je ne lisais plus le Nouvel Obs, le Chasseur Français était tombé dans une insondable oubliette mentale et ma vie affective et sexuelle se mit à obéir à une impétuosité hormonale largement partagée avec les trois quarts de mes co-étudiant·es à la Sorbonne (non ce n'est pas une légende. On forniquait jusque dans les placards de la fac).
Puis arriva le prince charmant, l'installation à deux, les bébés, la séparation, la vie normale quoi. Entre 30 et 40 ans, la séduction était encore facile, notamment à la faveur de la fameuse vague de divorces de la fin de la trentaine.
Puis arriva la quarantaine et hop, retour de bâton (poil au menton, hélas). Force fut de constater que le marché se rétrécissait et les occasions de s'épanouir au pieu et/ou en amoureux se raréfiaient. Car on a beau vivre dans une merveilleuse société qui veut bien commencer à admettre qu'une femme est belle quels que soient son âge et le pouvoir de la gravité sur son bonnet B, on n'a pas encore trouvé le moyen de forcer les hommes à éteindre leur interrupteur biologique, celui qui les pousse à convoiter des femmes jeunes et fécondes, afin de les inciter à la place à se jeter sur des quadras en préménopause et à la fesse qui ramollit.
Qu'à cela ne tienne, me confia une amie (mariée depuis vingt-cinq ans), t'as qu'à te mettre à Tinder. Moi, si je pouvais j'y passerais mon temps, précisa-t-elle d'un air gourmand et vaguement jaloux.
Un constat d'échec
On ne décrit plus cette appli de rencontres (ou ses homologues: Meetic, AdopteUnMec et autres MatchMachin) qui servent donc à mettre en relation des personnes qui... eh bien qui cherchent à être mises en relation. Une dizaine d'années auparavant, j'avais tenté Meetic. Enfin... j'étais allée dans le processus d'inscription jusqu'au stade où plusieurs colonnes de photos d'hommes s'étaient affichées sur mon écran.
J'avais été saisie par un horrifiant sentiment de gêne, l'impression d'être au marché à la chair humaine, et la sensation d'être espionnée par quelqu'un ou quelque chose (ma conscience? Dieu? Maman?) en étant en train de faire un truc particulièrement dégoûtant et réprouvé par la morale. Un peu comme lire une annonce coquine du Nouvel Obs la main dans la culotte pendant que les parents préparent le dîner à côté. J'avais tout fermé, tout effacé, tout éteint: plus jamais ça.
La devise familiale implicite:
«Il vaut mieux être mal accompagnée que seule»
Les sites de rencontres, donc, pas question. Psychologiquement, c'était autoriser le grand retour du Chasseur Français et de ses annonces de laboureurs désespérés. J'avais beau, rationnellement, me dire que tout avait changé: moi, la société, les techniques de drague, impossible d'empêcher des images dignes de «Tournez manège» de s'imposer à mon esprit chaque fois que je me proposais, pour voir, de trouver un ou une partenaire sans laisser faire le hasard, c'est-à-dire de façon assumée, en annonçant la couleur.
Il faut dire que dans ma culture, avouer qu'on recherche quelqu'un, que ce soit un coup en passant ou un bout de vie commune, c'est honteux –puisque ça signifie que, contrairement à la majorité des êtres humains, on n'a pas été foutue de trouver toute seule (ou de rester en couple si on l'a été). En gros, c'est un constat d'échec. La devise familiale implicite étant «il vaut mieux être mal accompagnée que seule», je devais me débrouiller avec la double peine: gérer le stigma d'être publiquement célibataire tout en assumant la honte d'être en quête d'un ou d'une partenaire.
Autour de moi, pourtant, de plus en plus de copines s'y mettaient. La plupart racontaient avoir croisé quelques bras cassés de la relation, mais toutes, aussi, avaient fini par trouver soit un amant de quelques soirs, soit un embryon de relation qu'elles espéraient prometteur. Alors un soir, j'ai sauté le pas et me suis inscrite aussi. Juste pour voir, naturellement...
Bouffée d'adrénaline
J'ai créé un profil Tinder en quelques minutes. La facilité du processus explique sûrement en partie l'immense popularité de l'appli (environ 60 millions d'inscrit·es). Après quelques cafouillages pour comprendre le fonctionnement de la chose (relativement simple: on vous propose des photos d'hommes et/ou de femmes dans une tranche d'âge que vous avez sélectionnée, un coup de doigt (swipe) à gauche, c'est non, un swipe à droite, c'est oui, si la personne de la photo fait pareil en vous voyant: c'est un match et vous êtes mis·es en relation. Vous pouvez donc commencer à discuter (et plus si ça colle).
J'ai commencé à regarder les photos et à swiper, d'abord avec précaution, puis de plus en plus frénétiquement (pour une utilisation illimitée, il faut payer. J'ai payé).
Plusieurs phases se sont succédées: d'abord, l'amusement. Certaines photos ont un commentaire, plus ou moins élaboré, qui augmente les chances qu'on s'y attarde. Sylvain*, 49 ans, annonce la couleur: «Svp pas de prostitution et pas de ménopausée.» Si je comprends tout à fait qu'on ne veuille ni de l'une ni de l'autre (il a le mérite de la franchise), je me demande quel genre de femme va être attirée par ce type de déclaration. Il y a Kevin*, photo d'un véritable Apollon noir, torse nu, le pantalon glissé sous la ceinture juste à la limite du paquet, qui écrit «Je veut niquer c'est tout» (sic). D'accord, Kevin, au revoir et merci. Il y a Sébastien*, qui n'a pas mis de photo de lui, ni de commentaire, et se contente de poster la tête d'un chien aux yeux suppliants posé sur un drap apparemment sale. J'aime pas les chiens, j'aime les draps propres, et encore une fois je me demande s'il met bien toutes les chances de son côté.
Bref, c'est un véritable carnaval de profils mais tous ne sont pas rigolos, et certains me font longuement hésiter. J'en approuve quelques-uns, et j'en laisse passer d'autres qui me plaisent mais que je n'ose pas sélectionner sans trop savoir pourquoi.
Et soudain paf, des étoiles partout. Un des types que j'ai swipés à droite a réagi favorablement. Seule dans ma cuisine, je ressens une bouffée d'adrénaline me monter à l'ego, un peu comme quand Grégoire m'a (enfin) invitée à danser à la boum de Jean en 1987 et que je me suis sentie transportée de bonheur sentimental et hormonal pour la première fois à l'idée qu'enfin, un garçon s'intéressait à moi. Machin* a la cinquantaine, barbe de trois jours, divorcé, deux enfants, travailleur indépendant. Je vais le rencontrer, et ça débouchera sur une histoire qui n'a d'intérêt que pour moi.
Si je laisse mon instinct parler
En attendant de concrétiser avec Machin, je continue de me connecter, de temps à autre. Une fois sur le site, le swiping peut devenir frénétique. Lui oui, lui non, lui oui, lui non, je suis en train de faire mes courses, c'est à la fois répugnant et parfaitement enthousiasmant, ce faux marché aux esclaves où je choisis sans prendre le moindre risque (au pire il ne se passe rien, au mieux, c'est un match et ça fait du bien au moral. Et c'est sans obligation d'achat, euh... de relation).
Donc ce qui me répugnait quand c'était encore au stade de l'idée est en train de me conquérir –je sens la possibilité d'addiction qui s'approche. Mais pire, encore bien pire. Tout à coup, je réalise que je swipe toujours les mêmes gars. Blancs (je suis blanche). Autour de la cinquantaine. Qui ont rédigé un commentaire intelligent, de préférence un peu drôle (exit d'office tous ceux qui cherchent «une belle rencontre/une belle histoire», trop Chasseur Français), au profil CSP+, bref, je ne swipe que des types qui me sont familiers. Tous les Noirs, les Arabes, les Asiatiques (il y en a très peu), les trop moches, les ostensiblement pas intellos, les trop maladroits («bousculer le hasard et savourer ma chance», certes mais est-ce bien la chance qui a envie de se faire bousculer sur Tinder mon grand), je les balance par réflexe dans la poubelle du site.
Sur Tinder, le pauvre gars qui écrira «coiffeur» sous sa photo n'aura aucune chance.
J'en déduis donc avec stupeur que si je laisse mon instinct parler –celui qui prend le pas quand je passe en mode frénésie sur les photos proposées, eh bien je suis une femme raciste, classiste et j'ai l'esprit le plus fermé du monde. Et j'ai les réflexes d'un mâle lambda macho mal dégrossi («oh non toi t'es trop moche» me suis-je entendue dire à haute voix, ce qui serait impardonnable et impardonné de la part d'un homme jugeant une femme, n'est-ce pas). Ce qui ne correspond évidemment pas à l'idée que je me fais de moi, puisque je suis une gaucho bien-pensante, hyper ouverte ça va de soi, tolérante à mort naturellement, que je ne m'arrête jamais au physique des gens, au contraire c'est attendrissant souvent quelqu'un de très disgracieux, et qu'en outre, je suis à fond pour les mélanges.
Et ça ne correspond pas non plus à mon expérience, puisque dans la vraie vie, il m'est arrivé –il m'arrive encore– d'avoir des relations de toutes natures avec des partenaires d'une origine ethnique différente de la mienne, d'un statut social inférieur au mien, voire avec des hommes pas sexy pour un sou que je n'envisagerais pas un quart de seconde s'ils m'étaient présentés par Tinder. Dans la vraie vie, j'ai par exemple eu un amant coiffeur avec qui j'ai entretenu une relation amicale et sexuelle extrêmement saine et agréable pendant des mois; pourtant sur Tinder, le pauvre gars qui écrira «coiffeur» sous sa photo n'aura aucune chance avec mon avatar swipeur frénétique.
Un animal comme un autre
J'ai demandé à Peggy Sastre, autrice de Comment l'amour empoisonne les femmes, son avis sur ma double personnalité affectivo-sexuelle. «Selon E.O. Wilson, le sexe est la force la plus antisociale jamais créée par l'évolution», me répond-elle. Mon moi sexuel, qui n'a aucune obligation sociale et donc sans filtre d'aucune sorte lorsqu'il est sur Tinder face à un pool de partenaires sexuels potentiels, s'affranchit donc de tous les codes sociaux que je m'impose le reste du temps? Ce sont uniquement mes hormones qui agissent, lorsque je suis devant Léon*: «Ne rien prévoir sinon l'imprévisible Ne rien attendre sinon l'inatendu»?
«À cela s'ajoute une autre loi, celle de l'homogamie, qu'observent aussi des chercheurs en sciences sociales traditionnelles, ajoute-t-elle. On est globalement toujours attiré par des gens qui nous ressemblent sur tel ou tel aspect –et cela vaut d'autant plus pour les femmes, en tendance moins intéressées par la variété sexuelle que les hommes parce qu'elles ont plus à perdre qu'eux d'un rapport sexuel qui se passe mal, de la grossesse non désirée avec un type qui ne va pas s'investir pour sa progéniture, au viol jusqu'à la mort.» D'accord, donc ce n'est pas forcément parce que je suis raciste que je ne sélectionne que des Blancs?
«Enfin, sur Tinder, vu que tu n'as pas tous les indices qu'on peut avoir dans la vraie vie –notamment les indices physiologiques dont tu n'as pas conscience, comme tout ce qui est lié à la comparabilité immunitaire et d'autres traits aussi subtils que déterminants dans nos choix– tu te concentres sur ceux qui t'assurent de ne pas tomber sur un mauvais parti.»
Autrement dit, je me concentre sur des types qui ressemblent... à mes ex, qui étaient plutôt des gars bien. Pas à ceux d'un soir ou d'une semaine, mais à ceux qui m'ont fait des gosses et avec qui j'ai vécu de longues histoires qui entrent dans les normes (et satisfont le fantasme maternel selon lequel «la vie c'est tellement plus dur sans un homme»). Je suis donc prévisible, d'une effarante banalité, et malgré mes prétentions d'émancipation intellectuelle et d'appartenance à la classe des gens qui pensent, je suis un animal comme un autre.
«Rien ne t'empêche, en ayant conscience de tous ces biais orientant ta sélection (autres que ceux propres à l'algorithme de Tinder) de “swiper contre toi-même” en te forçant à sélectionner des profils à l'opposé de tes inclinations», tente de me rassurer Peggy Sastre. En effet, je peux sélectionner un type qui d'instinct ne me dit rien, engager la conversation, sauter le pas et avoir une magnifique surprise.
Mais je vais plutôt rappeler Machin.
* Les prénoms ont été changés mais les fautes sont d'origine.