Parents & enfants / Société

Comment le vol de stylos 4 couleurs est devenu un sport national

Temps de lecture : 8 min

Le célèbre stylo de chez Bic est devenu l'objet d'une étrange fascination dans les collèges et lycées français.

«Ma fois préférée, c'est quand je suis arrivé à parler à quelqu'un droit dans les yeux tout en ouvrant sa trousse et en volant son stylo.» | Sean MacEntee via Flickr
«Ma fois préférée, c'est quand je suis arrivé à parler à quelqu'un droit dans les yeux tout en ouvrant sa trousse et en volant son stylo.» | Sean MacEntee via Flickr

Il y a un demi-siècle, Bic lançait ce qui allait devenir l'un de ses produits phares. Alors vendu pour la modique somme de 2 francs, le stylo 4 couleurs vaut aujourd'hui entre 2 et 3 euros.

Comme l'écrit Pascale Santi dans Le Monde, c'est un stylo extrêmement prisé par les étudiant·es ainsi que par les membres du personnel hospitalier, qui accrochent régulièrement à leur poche ce formidable outil regroupant quatre couleurs de stylo en un (vert, rouge, noir, bleu).

Objet simple, pratique, qui parle à tout le monde, le 4 couleurs constitue une référence rassurante, un incontournable pour toute librairie-papeterie digne de ce nom –ce qui n'a pas empêché le monde de pervertir son univers si lisse.

Entraîné dans le jeu

Ce tweet, publié fin septembre 2019, a suscité de nombreuses interrogations chez celles et ceux dont les années lycée sont désormais bien loin.

Cela n'a rien d'une plaisanterie: dans certains établissements, le stylo 4 couleurs est désormais honni, et son interdiction figure même dans le règlement intérieur.

Si les stylos de blanc correcteur et autres flacons de Tipp-Ex font souvent l'objet du même genre de bannissement, c'est parce qu'ils sont régulièrement utilisés pour dégrader les tables des classes, où les tags au blanco se multiplient. Le 4 couleurs, lui, n'est apparemment qu'un stylo parmi d'autres. Et s'il est interdit, c'est pour des raisons bien différentes.

«Ça a commencé dès mon entrée en 6e, résume Hichem, élève en 1re STMG. Ma mère m'avait acheté un 4 couleurs, mon premier, mais il a disparu dès la première semaine, lors d'une heure de permanence pendant laquelle j'avais laissé ma trousse sans surveillance. En rentrant à la maison, je me suis fait engueuler, mais ma mère m'en a racheté un le soir même. Le problème du 4 couleurs, c'est que dès que tu le perds, c'est comme si tu avais perdu quatre stylos, et ça peut vite être gênant.»

Très vite, Hichem comprend qu'il y a un problème: «Mon deuxième 4 couleurs a disparu avant la fin du mois de septembre, et un troisième avant les vacances de la Toussaint. À chaque fois, ma mère m'a passé un savon, parce qu'on ne roulait pas sur l'or à la maison et que ça allait finir par devenir un budget. Elle a accepté de m'en acheter un quatrième, mais elle m'a fait jurer d'y faire attention, parce qu'elle ne m'en rachèterait plus.»

Hichem finit par conserver son 4 couleurs sur lui, dans sa main, dans sa poche... Hors de question de laisser traîner plus longtemps ce stylo que quelqu'un s'amuse visiblement à lui voler. «Un jour, dans la cour, un grand de 3e m'a dit: “Tu te balades avec ton 4 couleurs pour ne pas te le faire voler? T'es un malin, toi.” Je me suis dit qu'il y avait vraiment un dossier 4 couleurs, et que je devais en savoir plus.»

L'adolescent demande à son camarade de lui expliquer. «Il m'a raconté que c'était comme un grand jeu auquel tout le monde pouvait participer: voler autant de 4 couleurs que possible, c'était comme une sorte de jeu permanent, qui pouvait avoir lieu à tout moment, du bus permettant d'aller au collège jusqu'au vestiaire de l'entraînement de foot le soir.»

Alors Hichem se prend au jeu, par volonté de rééquilibrer sa balance personnelle («On m'en avait volé trois, donc il fallait au moins que j'en récupère trois»), mais aussi par désir de s'affirmer: «Voler un 4 couleurs, ce n'était pas grave en soi, parce que ça ne coûte rien... Donc au pire, si tu te faisais choper, tu ne risquais rien. Mais je me suis dit que si je devenais un king du vol de 4 couleurs, ça pouvait me rendre populaire dans tout le collège.»

Monnaie d'échange

Des histoires comme celle de Hichem, il en existe des centaines au bas mot. S'il est bien difficile de remonter jusqu'à l'élève zéro, c'est-à-dire le premier ou la première qui a eu l'idée de lancer un tel jeu, cela fait en tout cas de nombreuses années qu'il se poursuit, inlassablement, se transmettant de classe en classe.

Toujours est-il que des affaires de vols de stylos 4 couleurs ont fini par remonter jusqu'aux oreilles des CPE de certains établissements, qui n'ont pas ri tant que ça.

«C'est effectivement devenu un grand jeu, auquel s'adonne un pourcentage impressionnant d'élèves, indique Claire*, conseillère principale d'éducation dans un lycée du Calvados. Avec ma collègue CPE, nous avons vite été dépassées par l'ampleur du problème. Comment faire pour que plus aucun vol de stylos 4 couleurs ne survienne? On était à peine en train de régler le problème des vols de téléphones et là, bim, une nouvelle tuile, finalement bien plus complexe à résoudre.»

Le sujet est effectivement délicat. Un grand nombre d'élèves possède un stylo de ce type, et ce sont tous les mêmes. «Il existe quelques éditions limitées, mais généralement, tout le monde possède le modèle bleu et blanc de chez Bic, relève la CPE. Quand des élèves viennent signaler le vol de leur stylo, même une fouille est de toute façon inutile, car il est impossible de reconnaître le stylo volé. Et puis franchement, a-t-on vraiment envie de retourner tout le lycée pour un stylo à 2,50 euros?»

«Des élèves n'avaient plus le droit de se rendre aux toilettes s'ils ne montraient pas cinq stylos 4 couleurs.»
Claire, CPE dans un lycée du Calvados

C'est d'ailleurs l'occasion de rappeler que seul·e un·e officièr·e de police judiciaire (OPJ) «peut fouiller les effets personnels d'un élève (sac, casier, etc.)», et toujours en présence de l'élève. Il peut malgré tout lui être demandé de vider l'intégralité de son sac.

Claire a rapidement pris conscience que malgré la faible valeur marchande de ces stylos, ce qui était en train de se passer n'avait rien d'anodin: «Ce simple stylo en plastoc bicolore était en train de devenir une monnaie d'échange. J'ai fini par apprendre que des élèves n'avaient plus le droit de se rendre aux toilettes s'ils ne montraient pas cinq stylos 4 couleurs. Pour les types qui avaient organisé ça, c'était juste une manière de montrer patte blanche et une jolie façon de semer la zizanie au lycée. Une fois les cinq stylos montrés, les élèves avaient le droit de les garder et d'accéder aux toilettes. Le but n'était pas de leur voler, mais juste de les pousser à voler eux-mêmes, pour pervertir le plus de jeunes possible.»

Conséquence? Certain·es élèves ont fini par acheter un nombre de 4 couleurs suffisant au magasin du coin, afin d'éviter les problèmes sans pour autant se mettre à voler dans les trousses de leurs camarades.

Dans un fil Twitter publié en novembre, une enseignante racontait avoir elle aussi découvert qu'un gigantesque trafic de 4 couleurs s'était mis en place dans son collège, avec récompense à la clé.

Banni des trousses

Seule solution trouvée par les collèges et les lycées: interdire purement et simplement l'emploi du 4 couleurs. «C'était surréaliste, raconte Claire. On a dû rédiger un courrier expliquant aux parents que pour des motifs graves, ces stylos étaient désormais prohibés. Dès le lendemain, on a reçu des coups de fil de parents persuadés qu'il s'agissait d'un canular. Il a fallu expliquer mille fois que non, tout ceci n'avait rien d'une blague.»

La CPE reste vigilante: «On sait bien que le stylo 4 couleurs n'est qu'un prétexte. Les élèves sont futés: demain, ce genre de folie pourrait concerner les compas, les gommes ou les crayons de couleur Évolution. On n'est à l'abri de rien.» Certes, mais quel objet pourrait parvenir à devenir aussi légendaire que le stylo lancé par Bic il y a cinquante ans?

Même après le bac, le jeu continue, comme le fait remarquer Niels* avec une certaine jubilation: «Pour mon premier jour d'IUT, j'avais cours en amphi. Une personne n'avait pas de stylo, je lui ai prêté un fameux 4 couleurs (je n'en avais qu'un seul à l'époque) et il ne me l'a jamais rendu. Comme j'ai compris qu'il avait voulu jouer, je me suis vengé sur toute ma promo.»

Niels est entré dans la danse, en n'épargnant personne. «J'en ai volé des tas à des élèves qui les laisaient traîner, mais aussi à des profs, se réjouit-il. Ma fois préférée, c'est quand je suis arrivé à parler à quelqu'un droit dans les yeux tout en ouvrant sa trousse et en volant son stylo, avant de reprendre ma conversation.»

Niels nous a même fourni une photo de son butin, dont il est très fier:

Le butin de Niels. | Photo tirée de sa collection personnelle

Les proches de Niels sont parfaitement au courant de sa petite marotte. Mieux, il lui arrive de leur en fournir après les avoir volés pour lui: «Même mes parents et mes grands-parents s'y sont mis.»

Sur Twitter, pas besoin de chercher bien loin pour réaliser à quel point cette discipline est devenue un sport national. Comme Niels, de jeunes internautes publient le résultat de leurs exploits, et il est absolument clair pour la plupart des élèves qu'une personne qui dévoile une quantité non négligeable de 4 couleurs le fait pour la gloire:

Rappelons tout de même qu'un vol reste un vol quel que soit le prix de la marchandise dérobée, et que celui qui n'est pas motivé par un besoin vital est beaucoup moins respectable que les autres.

C'est sans doute que que cet adolescent retiendra après avoir été découvert par sa mère:

Profs aux aguets

Au sein du corps enseignant, on s'indigne également, comme on peut s'en apercevoir sur le forum Neoprofs. Les exemples sont légion, à tel point que le nombre de profs interdisant les 4 couleurs en classe semble en perpétuelle hausse. Mais est-ce vraiment de leur ressort?

«Les professeurs ne sont pas censés créer leur propre règlement intérieur. Si des élèves ou des parents procéduriers décidaient de ruer dans les brancards, une telle interdiction ne tiendrait pas longtemps», prévient Thibaut*, CPE d'un lycée des Hauts-de-France, qui souligne l'importance du règlement intérieur de l'établissement: «C'est lui, et lui seul, qui peut fixer de telles règles et viser à les faire respecter.»

Sur Neoprofs, une utilisatrice cite le cas d'un élève qui s'était même aménagé une planque dans le trou d'un mur du collège où elle exerce. Plus de 250 stylos 4 couleurs y ont été retrouvés. D'après cette enseignante, l'élève concerné aurait été définitivement exclu de son établissement, après conseil de discipline.

Autour de moi, y compris dans mon propre établissement, la situation ne cesse de se répéter et la résolution du problème s'opère de façon plus ou moins apaisée. Mais aujourd'hui encore, une majorité de collègues semble ne pas avoir conscience de ce qui se trame dans les trousses de nos élèves.

Et si les stylos 4 couleurs finissaient à terme par être bannis de tous les collèges et lycées de France? Ce serait là une fin tout à fait inattendue pour l'un des fleurons de la marque Bic.

* Les prénoms ont été changés.

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