Le documentaire de Marjolaine Grappe, Les Hommes du dictateur, a été sélectionné par le festival Les Étoiles du documentaire, organisé les 9 et 10 novembre 2019 au Forum des Images. Le film y sera projeté pour l'occasion. Toutes les infos (programme, réservation) sont ici.
Plus que tout autre pays, la Corée du Nord est un mystère. Seule dynastie communiste de l'histoire, dictature totalitaire isolée du reste du monde, le pays inspire autant de fantasmes que de craintes. Surtout depuis 2011 et la prise de pouvoir de Kim Jong-un, alors âgé de seulement 27 ans. Dès lors le jeune «dirigeant suprême» fera principalement parler de lui par la menace directe, notamment envers l'ennemi du sud et son allié américain, et par l'annonce d'essais nucléaires et balistiques.
Cette géopolitique contemporaine, nous la connaissons, nous la vivons au jour le jour, au fil des informations, des communiqués de presse, des déclarations chocs, des sanctions internationales...
Cette histoire en cours, nous la suivons sans toujours la comprendre. Comment ce petit pays peut-il faire si peur? Comment cette terre que l'on dit une des plus pauvres du monde réussit-elle à mettre en place un programme nucléaire, privilège d'une poignée de nations mondiales?
Ce sont ces questions que posent Les Hommes du dictateur, documentaire réalisé par Marjolaine Grappe et lauréat du prix Albert Londres de l'audiovisuel 2018. Documentaire qui ira finalement jusqu'à réussir à répondre partiellement à une question plus essentielle encore: à quoi ressemble réellement la Corée du Nord d'aujourd'hui?
Trahison originelle
Pour y parvenir, Marjolaine Grappe interroge les Nord-Coréens eux-mêmes. Rien de plus difficile dans un pays où le moindre mot de travers peut mener à l'exécution pure et simple. La journaliste se tourne alors vers ceux qui ont réussi à fuir le pays après l'avoir servi. Des cas très rares puisque le pays ultra oppressif impose une condition à ces travailleurs étrangers: être marié et avoir un enfant. Foyer qui reste bien évidemment au pays pendant ce temps, et dont le destin dépend du retour ou non de l'homme de famille.
Malgré cette menace épouvantable, certains font le choix de ne pas retourner dans cette prison à ciel ouvert qu'est la dictature de Kim Jong-un. Et ce, quel que soit leur niveau social et hiérarchique. C'est par exemple le cas de Lee dont le rôle se situait «tout en bas de l'échelle». Lee avait une fille de 2 ans lorsqu'il a été envoyé au Koweit pour construire des immeubles. Pour cette mission, le salaire proposé était de 120 dollars mensuels soit, explique-t-il à Marjolaine Grappe, «de quoi nourrir une famille de quatre ou cinq pendant au moins six mois à Pyongyang».
Mais après deux mois de travail sans ne rien toucher, Lee interroge ses supérieurs qui lui font cette réponse froide: «Nous n'avons pas reçu d'instruction du Parti nous disant de vous donner votre salaire.» La sentence est plus terrible qu'elle n'y paraît. À l'époque, le Parti c'était Kim Jong-il. «Cette réponse nous condamnait au silence.» Après cinq mois de travail acharné et non payé, Lee se sent définitivement «trahi» par son pays et choisit la fuite.
Le bureau 39
On devine facilement que la part du contrat immobilier étranger qui devait être alloué à la paye des travailleurs est allée directement dans les poches du «Parti». Mais ce que le film nous apprend, c'est que cet argent est récolté par un département spécial appelé «bureau 39». Marjolaine Grappe et son équipe ont retrouvé un ancien fonctionnaire de ce bureau, lui aussi exilé.
Celui-ci vit désormais en Corée du Sud sous le nom de Michael Kim. Il a connu une carrière fulgurante dans son pays d'origine, où il a intégré le bureau 39 à seulement 25 ans. Selon Michael, ce fameux bureau a pour fonction de s'occuper «de l'administration et de la gestion de toutes les activités économiques de plusieurs milliers de sociétés et d'usines crées pour faire gagner de l'argent au régime en dehors des frontières». Puis de préciser que le bureau 39 rapporte à lui seul «la moitié du produit intérieur brut de la Corée du Nord».
Pour mieux comprendre le système financier qui se dessine ici, le film monte ensuite encore plus dans la hiérarchie et part à la rencontre de Kim Kwang-Jin, ancien banquier qui, avant de déserter, aurait fait gagner des dizaines de millions de dollars au régime nord-coréen. Kim Kwang-Jin explique alors le fonctionnement du bureau 39: «Toutes les sociétés nord-coréennes qui génèrent des devises étrangères sont obligées de le déclarer aux Kim et de reverser l'intégralité de la somme en liquide.»
Ce qui signifie que le pays repose sur deux économies. L'économie nationale dirigée par le gouvernement central, et celle de la famille Kim «qui dépense cet argent selon ses propres priorités». Priorités que l'on sait donc dirigées, surtout depuis l'avénement de Kim Jong-un, vers le développement d'un programme nucléaire.
La vitrine Pyongyang
Exportation de main-d'œuvre afin d'exécuter des contrats juteux, exploitation radicale et sans pitié de ses propres travailleurs, transferts d'argent en liquide, division de l'économie en deux parties distinctes... ainsi se dessine un système bien rôdé et peu académique permettant au pays de conserver son isolement tout en le dépassant et, in fine, de nourrir ses ambitions nucléaires.
Mais le documentaire de Marjolaine Grappe ne s'arrête pas à ces rencontres éclairantes et hors-frontières. Après plusieurs mois d'attente, l'équipe du film obtient un visa et se rend dans le pays le plus fermé du monde. Elle ne sera pas autorisée à quitter Pyongyang. La capitale sert de vitrine et pour cause: les Nord-Coréens eux-mêmes ne peuvent y pénétrer sans un laissez-passer; la ville est réservée à l'élite de la nation.
Les quelques interlocuteurs sur place, dont un directeur d'usine et un architecte ayant fait ses études en France, ne font évidemment que vanter le dynamisme et la force du pays. Mais malgré ce discours de propagande, force est de constater que Pyongyang semble évoluer. Un nouveau quartier est inauguré chaque année pour y loger confortablement cette élite travailleuse et la récompenser. Un certaine décontraction apparaît dans les rues où l'on s'habille avec de plus en plus de couleur. Des détails qui ne changent rien à la politique répressive du gouvernement et à la liberté d'expression nulle. Mais des détails nouveaux.
Même le dynamisme de l'économie intérieure semble réel, du moins à Pyongyang. L'architecte francophone, débordé par les projets de constructions, concède d'ailleurs que le pays «sort d'une période difficile», réalité qui n'auraient justement pas pu être énoncée telle quelle durant la dite période.
Des hommes qui «ne font que leur travail»
Quand on lui demande si des entreprises européennes travaillent avec des Nords-Coréens envoyés à l'étranger pour faire tourner l'économie personnelle des Kim, Michael Kim, l'ancien fonctionnaire du bureau 39, répond par l'affirmative mais refuse de donner ces noms.
Pour une raison simple: «Je ne peux pas vous les donner parce qu'au moment même où je vais les nommer, elles se retrouveront immédiatement sur la liste des sanctions.» Et de préciser: «Bien sûr, la Corée du Nord est un mauvais État dictatorial, mais ceux qui y sont dévoués comme moi ou mes amis, voir même les supérieurs hiérarchiques, ne font que leur travail. Peut-être que ce qu'ils font est mauvais, mais ça ne veut pas dire qu'il n'existe pas de code éthique entre nous.»
Un économiste du régime, seule personnalité de premier plan à avoir accepté de parler à l'équipe du film sur place, explique de façon très rationnelle qu'on ne peut penser la situation actuelle de la Corée du Nord sans «une compréhension profonde de l'histoire» et fait remonter la question des sanctions actuelles à 1950, à la guerre de Corée, qui coïncide également avec les premières actions américaines pour limiter l'essor de l'économie du pays.
On comprend ainsi que pour sortir de cette situation, seules deux solutions s'ouvrent à la Corée du Nord. La nucléarisation, afin d'obtenir le même élément de dissuasion que celui du camp d'en face, ou le changement profond du pays tout entier; et comme le démontre parfaitement le film, l'une des deux options est financièrement beaucoup plus simple que ce que l'on aurait pu imaginer. Surtout lorsque l'on est une dictature.