«Prostitution: la loi de 2016 n'a pas encore produit d'effets, selon une étude», pouvait-on lire mercredi 23 octobre dans une dépêche AFP relayée par la presse. Quatre ans après le vote de cette loi de pénalisation des clients et alors que les preuves s'accumulent pourtant sur le caractère extrêmement nocif de cette législation répressive, une étude co-financée par l'organisation abolitionniste Fondation Scelles et réalisée entre avril 2018 et juillet 2019 tente de sauver les meubles.
Si la situation ne s'est pas améliorée pour les travailleuses du sexe depuis 2016, explique la fondation, c'est parce que la loi n'a pas été pleinement et également appliquée sur l'ensemble du territoire. Cet élément de langage avait déjà commencé à être utilisé pour défendre la loi lors de l'audition au Conseil constitutionnel en février dernier, et mis en avant dans une tribune publiée par Libération ce 6 novembre. Son martèlement dans le débat public à l'aide d'une étude empirique ne le rend toutefois pas plus pertinent.
En effet, comme l'expliquent Junno Mac et Molly Smith dans leur livre La Révolte des prostituées, la simple existence d'une telle loi suffit à dissuader de nombreux clients. D'un côté de l'équation: le nombre de travailleuses du sexe diminue peu, puisqu'elles ont pour la plupart absolument besoin de ce travail pour subvenir à leurs besoins. De l'autre: le nombre de clients baisse à cause de la peur de se faire arrêter, même s'il y a en réalité peu d'interpellations.
La précarisation des travailleuses
La pénalisation des clients vient tragiquement renforcer le déséquilibre de pouvoir entre les travailleuses et les acheteurs de services sexuels, en la faveur de ces derniers. «La travailleuse du sexe est plus pauvre, donc elle subit plus de pression d'accepter un client qu'elle aurait sinon rejeté; elle travaille plus tard et seule; les clients les plus sympas ne viennent pas tandis que les clients les plus impulsifs ou imprévisibles restent; et elle a moins de temps pour les évaluer.»
Ces effets nocifs dramatiques pour les premières personnes censées être protégées par cette loi avaient déjà été empiriquement constatés par une large étude sortie en avril 2018 auprès de 600 travailleuses du sexe. Celle-ci relatait la manière dont la pénalisation avait aggravé la situation des travailleuses et travailleurs les plus fragiles, comme Yacine: «Se sentir fort devant le client? Non, je ne pense pas. Au contraire. [...] Je le supplie pour qu'il vienne me voir. Je ne me sens pas fort, au contraire. [La loi] m'a rabaissé complètement, parce que je cours derrière le client pour qu'il accepte. Avant, j'avais le choix en fait. Le client, il venait, normal, je lui propose mon prix. Là maintenant, c'est lui qui impose les prix et c'est lui qui impose les coins. Vraiment, ça m'a rabaissé, complètement. Ça m'a rabaissé, maintenant je cours derrière le client. Comment voulez-vous que je me sente fort?»
«Avant, j'avais le choix en fait. Là maintenant, c'est le client qui impose les prix et qui impose les coins.»
Le nouveau modèle en place depuis 2016 remue de surcroît le fer dans la plaie par la persistance de la pénalisation directe des travailleuses du sexe elles-mêmes. En effet, en dépit de la promesse de dépénalisation des travailleuses, les villes françaises conservent tout loisir de continuer à réprimer ces dernières via des arrêtés de circonstances. Il en va ainsi de la ville de Toulouse où, dans la nuit du 24 au 25 octobre, une «opération coup de poing» a été menée, conduisant à la verbalisation de 28 travailleuses du sexe. Le silence des associations abolitionnistes est assourdissant sur ces persécutions légales à l'encontre de personnes qu'elles considèrent comme des victimes par essence.
Forte précarisation, mise en danger de la santé via un moindre recours au préservatif et mise en danger de la sécurité via un accroissement du pouvoir des clients les plus violents... La pénalisation a depuis quatre ans eu de lourdes conséquences pour les travailleuses du sexe en France. Il est à ce titre à la fois remarquable et peu surprenant que l'étude de la Fondation Scelles fasse une impasse complète sur l'expérience quotidienne des premières personnes concernées par la législation. Aucune travailleuse du sexe en activité n'a en effet été interrogée dans le cadre de ce travail d'enquête destiné à défendre la loi de 2016.
Des voix que l'on n'écoute pas
Dans une interview au Monde à l'occasion de la sortie du rapport, Grégoire Thery, administrateur de la Fondation Scelles, explique sans gêne à propos de la loi que «même s'il est trop tôt pour estimer son impact sur le phénomène prostitutionnel, lorsqu'elle est mise en place et là où elle est mise en place, [elle] donne des résultats très probants». Oui, M. Thery, les résultats de la loi prostitution de 2016 sont en effet très probants pour les principales personnes concernées, et ce sur l'ensemble du territoire français. Ces résultats probants devraient toutefois être une source de honte profonde plutôt qu'une motivation pour parader dans les médias.
On se souviendra sans peine des propos de Grégoire Thery en 2017, alors que les témoignages relatant une aggravation des violences à l'encontre des travailleuses du sexe s'accumulaient: «Cela fait douze ans que j'entends ce discours, en réalité à chaque fois qu'il y a un changement de législation ou à cause de la crise depuis 2008.»
Ainsi, pour Grégoire Thery, la voix des travailleuses ne compte pas et on peut sereinement la balayer d'un revers de main. Peu importe qu'elles rapportent une augmentation des violences et une détérioration de leur santé, cela n'a aucun poids pour les abolitionnistes. Seule compte la pureté idéologique et le symbole que représente la loi de 2016, qui doit à tout prix être défendue.
En Suède, un bilan désastreux
«On ne peut pas dire que la loi a produit des effets mesurables. […] C'est une loi complexe, il faut lui donner sa chance et du temps», explique le sociologue Jean-Philippe Guillemet dans Ouest-France. S'il est impossible de tirer des conclusions sur l'impact de la loi de 2016 en France car il serait trop tôt, peut-être peut-on se tourner vers l'étranger? Pourquoi pas, par exemple, vers la Suède qui a servi de modèle à nos cher·es parlementaires français·es lors de l'élaboration et du vote de la loi?
En effet, c'est la Suède qui, en 1999, est devenue le premier pays à mettre en place une politique de pénalisation des clients. Le 29 septembre dernier, une manifestation de travailleuses du sexe a été organisée à Stockholm pour dénoncer cette législation prétendument protectrice, et réclamer des droits. Y aurait-il de graves problèmes liés à la pénalisation des clients dans le pays qui a été érigé en modèle nordique, et ce alors que cela fait vingt ans qu'on a laissé «sa chance et du temps» à la loi?
Dans un rapport publié le 30 septembre dernier, l'association suédoise de défense des droits des travailleuses du sexe Fuckförbundet dresse un bilan sombre des vingt ans du modèle de pénalisation des clients: «Les auteurs de ce rapport [...] affirment que la loi a grandement contribué à la stigmatisation et la vulnérabilité accrue des femmes (et personnes d'autres genres) qui vendent des services sexuels, contredisant les principes proclamés féministes et humanistes du législateur. Depuis 1999, les conditions de vie et de travail des travailleuses du sexe se sont considérablement détériorées à cause des tentatives exhaustives d'éradiquer l'industrie du sexe, l'ultime but du législateur.»
«Les travailleuses du sexe sentent qu'elle ne peuvent pas compter sur l'assistance de la police»
Vingt ans après l'adoption de la loi et en dépit de son objectif abolitionniste, il n'existe pas de données fiables démontrant une baisse du nombre de travailleuses du sexe en Suède. Il a par ailleurs été démontré que «les personnes vendant des services sexuels en Suède prennent moins de temps pour négocier avec les clients, et que cela réduit donc leur capacité à évaluer les risques potentiels».
À l'inverse du but autoproclamé de combattre les trafics et réseaux, les travailleuses du sexe autrices du rapport suédois dénoncent également une plus grande dépendance envers les personnes tierces: «En conséquence de la baisse du nombre de clients, les travailleuses du sexe se trouvent contraintes de dépendre de tierces personnes pour faciliter leur travail, comme des managers, des propriétaires d'appartements ou de lieu de travail.»
Le rapport de l'association Fuckförbundet dénonce en outre fermement les nombreuses persécutions de la part des policiers ainsi que des autorités en charge de l'immigration, particulièrement à l'encontre des travailleuses du sexe migrantes. Les travailleuses du sexe en Suède «racontent être constamment surveillées par la police dans l'objectif d'identifier leurs clients». En conséquence, «dans ce contexte de surveillance policière et de pratiques d'identification abusives ciblant les clients, les travailleuses du sexe sentent qu'elle ne peuvent pas compter sur l'assistance de la police lors d'un incident violent».
Des travailleuses rabaissées
Dans son ouvrage Criminalising the purchase of sex - Lessons from Sweden, le chercheur Jay Levy relate les résultats de son étude de terrain conduite pendant trois ans et demi pour évaluer les conséquences de la loi. Il dénonce le caractère conditionnel de l'aide apportée aux travailleuses du sexe, qui n'est fournie que lorsqu'elles acceptent de cesser de vendre des services sexuels et concèdent un statut de victime compatible avec l'idéologie de féminisme radical prévalente. Aucune information ou matériel pour protéger la santé ou la sécurité des travailleuses du sexe en activité ne sont fournis, ces actes étant considérés en Suède comme une incitation au travail sexuel.
Enfin, Jay Levy et les autrices du rapport de l'association Fuckförbundet relatent l'intense stigmatisation que subissent les travailleuses du sexe exerçant en Suède. L'évaluation du gouvernement suédois elle-même admet que «les personnes qui sont exploitées dans la prostitution rapportent que la criminalisation a renforcé le stigma de vendre du sexe. Elles expliquent qu'elles ont choisi de se prostituer et qu'elles ne sont pas volontairement exposées à quoi que ce soit. Bien qu'il ne soit pas illégal de vendre du sexe, elles se perçoivent comme chassées par la police. Elles se sentent rabaissées en ce que leurs actions sont tolérées mais leur volonté et leur choix ne sont pas respectés.»
Des travaux récents cités par Jay Levy montrent une augmentation depuis vingt ans du soutien de la population suédoise pour des mesures de criminalisation, non seulement de l'achat, mais aussi de la vente de services sexuels. La stigmatisation ne porte donc pas que sur les clients mais aussi sur les travailleuses du sexe elles-mêmes, avec de lourdes répercussions dans leur vie quotidienne.
Les plateformes, nouvelle cible des abolitionnistes
La défense de la loi de 2016 de pénalisation des clients paraît donc parfaitement hors-sol. L'argument selon lequel il faudrait laisser plus de temps à cette loi pour qu'elle puisse déployer ses effets est scandaleuse. Non seulement au regard des données accumulées sur l'expérience quotidienne des travailleuses du sexe depuis quatre ans en France, mais aussi de celles sur les conséquences dramatiques de la pénalisation depuis vingt ans en Suède, malgré sa figure de modèle.
Ne manquant jamais une occasion de pousser toujours plus loin la précarisation et la mise en danger des travailleuses du sexe, les abolitionnistes ne s'en tiendront toutefois pas à cela: la dépêche AFP qui relaie l'étude de la Fondation Scelles finit par une reprise des propos des acteurs abolitionnistes qui «s'interrogent sur l'efficacité de la loi» pour «enrayer» l'essor du travail sexuel sur internet. Ils estiment «urgent [...] de fixer les modalités d'adaptation de la loi à la prostitution par internet et de donner aux acteurs les moyens de travailler».
Les plateformes qui permettent aux travailleuses du sexe de faire la publicité de leur services sont des outils indispensables pour ces dernières, en leur évitant de recruter des clients dans la rue et améliorant donc grandement leur sécurité. Outre-Atlantique, dans le contexte des lois Sesta et Fosta votées en 2018, le quotidien des travailleuses du sexe a été bouleversé par la fermeture du site d'annonces Backpage. Ces dernières ont aujourd'hui peur d'une censure toujours plus grande de leur visibilité sur Twitter, qui pourrait conduire à la fin d'un vecteur essentiel de publicité et donc à une forte précarisation.
Les propos cités sont donc éminemment dangereux pour les travailleuses du sexe qui verraient une énième fois leurs droits et leur sécurité reculer. Ils sont malheureusement compréhensibles dans le contexte de la discussion de la PPL Avia, qui comporte un article punissant tout site internet qui aiderait les travailleuses du sexe ou se ferait intermédiaire entre elles et leurs clients. La censure des plateformes serait un coup d'autant plus dur pour les travailleuses du sexe qu'il aurait lieu dans le contexte dramatique de pénalisation des clients.
Face à l'acharnement des abolitionnistes pour rendre la vie des travailleuses du sexe toujours plus dure sans rien résoudre du problème des trafics sexuels, le législateur serait au contraire bien inspiré de défendre enfin fermement les droits et libertés de ces dernières.