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Étagères vides et checkpoints: la vie avant la chute du mur de Berlin

Temps de lecture : 7 min

Trente ans après la chute du Mur, des Berlinois·es racontent les années passées dans une capitale encore scindée en deux.

Des Allemand·es de l'Est sont accueilli·es par la foule à l'Ouest, le 9 novembre 1989, soir de la chute du Mur. | Françoise Chaptal/AFP
Des Allemand·es de l'Est sont accueilli·es par la foule à l'Ouest, le 9 novembre 1989, soir de la chute du Mur. | Françoise Chaptal/AFP

Jeudi 9 novembre 1989, 18 heures. La télévision est-allemande diffuse une conférence de presse organisée dans l'urgence. Après une cinquantaine de minutes, Günter Schabowski prononce ces mots: «Immédiatement… sans délai.» Sans le savoir, le porte-parole du Parti communiste a provoqué la chute du mur de Berlin. «On pensait que le parti allait faire une nouvelle loi sur les déplacements. Mais la chute du Mur?! Ça non!» se remémore Ulrike, qui était avec trois amis le soir du 9 novembre.

En montrant un journal de la RDA, le Leipziger Volkszeitung du 11 et 12 novembre 1989, la professeure d'histoire et d'allemand originaire de Leipzig s'essuie les yeux d'un revers de main. «À chaque fois que j'en parle, j'ai la larme à l'œil. Je suis toujours très émue.» À l'image d'Ulrike, personne ne s'attendait à une telle déclaration.

«Je partais de chez un copain quand j'ai vu des policiers de RFA stationnés au niveau du Mur, raconte Markus, Berlinois de l'Ouest. Cela m'a interpellé, car ils n'avaient normalement aucun intérêt à monter la garde. Même si j'étais bourré en moto, je leur ai demandé ce qui se passait. Quand ils m'ont annoncé l'ouverture du Mur, je me suis tout de suite rendu à un des checkpoints. Tout ce monde! Toutes les Trabant [marque des voitures de l'Est, ndlr] dans la rue, tous ces Berlinois de l'Est et de l'Ouest qui voulaient passer dans les deux sens. C'était fou!» Pour la première fois, les citoyen·nes d'un même pays peuvent se déplacer librement et passer ce mur qui les a rendus étranger·es.

L'Ouest libre, l'Est limité

À l'inverse des Berlinois·es de RDA, les habitant·es de l'Ouest pouvaient, depuis 1971, se déplacer à l'Est de la capitale. Mais les démarches étaient souvent longues et contraignantes. Toujours devoir se justifier. Toujours devoir se faire fouiller. Toujours devoir payer.

«Pour aller à Berlin-Est, on était obligé d'échanger 25 Deutsche mark (DM) en monnaie est-allemande. L'idée était de financer la RDA, car une fois la frontière repassée, on n'avait plus le droit d'avoir de mark est-allemand sur soi, explique Markus, attablé dans un café hipster de Neuköln. Un jour, juste avant de retourner à l'Ouest, j'ai arrêté deux filles dans la rue pour leur donner ce qui me restait en liquide. Imaginez leur tête!» dit-il dans un éclat de rire.

Ce fan de musique punk avait une vingtaine d'années quand le Mur est tombé, et surtout beaucoup de connaissances à l'Est. «Je partais le matin et je devais rentrer le soir. Les checkpoints fermaient à 2 heures et ne rouvraient qu'à 6 heures. J'ai failli rester bloqué une fois à l'Est. Qu'est-ce que j'ai couru ce soir-là!»

L'homme aux yeux moqueurs se rappelle aussi du regard triste de sa cousine de Berlin-Est quand il lui racontait comment était son quotidien, au cours de l'une de ses visites. «Elle savait qu'elle ne verrait jamais tout ça.» En tant qu'Allemand de l'Ouest, Markus était privilégié. En plus du droit de visite, il rentrait toujours en priorité dans les clubs d'Alexander Platz, en plein cœur de Berlin-Est. «Il était facile de distinguer les Berlinois de l'Est de ceux de l'Ouest, simplement avec leurs vêtements.»

«Ce n'était que quand on sortait de Berlin-Ouest que l'on se rendait compte du Mur et de l'absurdité de la situation»
Petra, née côté Ouest

Pour les Berlinois·es de l'Ouest, le Mur était en fait souvent oublié. «Berlin fait huit fois la taille de Paris. Peu de personnes habitaient au pied du Mur, se rappelle Petra, née dans un quartier du nord-ouest de la capitale. Ce n'était que quand on sortait de Berlin-Ouest, et donc de RFA, que l'on se rendait compte du Mur et de l'absurdité de la situation.»

Mais aussi quand il fallait prendre certaines lignes de métro. «Je prenais souvent la U6 [ligne 6, ndlr]. Très rapidement, la ligne passait en territoire RDA. Je retenais toujours mon souffle. Le métro ralentissait, mais ne s'arrêtait pas. Les lumières étaient tamisées et, sur les quais, il y avait des soldats. Ce n'est qu'à la première station de nouveau à l'Ouest que je pouvais enfin respirer.»

Ces souvenirs de stations fantômes, comme on les appelait alors, Volker les a aussi. Jeune adolescent en 1989, il ne comprenait pas ce qu'il se passait. «Gamin quand tu vois des militaires dans le métro, tu te dis: “Oh trop cool, t'as vu les armes?” Mais tu as un peu peur aussi. Et surtout, tu poses des questions à tes parents: “Pourquoi il y a un mur?”, “Est-ce que c'est la guerre?”»

La vie dans un Berlin gris

Tagué à l'Ouest, blanc car inaccessible à l'Est, le Mur représente bien les deux Allemagne: le Berlin coloré de la RFA et celui gris de la RDA. «Les quartiers au nord de Berlin-Est comme Prenzlauer Berg étaient gris, sales. Tout le monde se chauffait au charbon.»

Jörg travaillait comme électricien à l'époque. Même s'il reconnaît avoir eu des bons moments, comme lorsqu'il achetait ses vinyles de Pink Floyd au marché noir, il se montre très critique vis-à-vis du Mur. Absence de liberté de penser, de circuler. La RDA menaçait ses citoyen·es de peines d'emprisonnement et d'arrestations. Pour exemple, ce collègue qui s'était fait embarquer sur leur lieu de travail.

La RDA avait également, entre autres, le pouvoir de choisir si une personne pouvait ou non étudier. N'ayant plus accès au lycée, Jörg choisit à défaut de se tourner vers une formation d'électricien. «J'avais choisi celle-ci, car elle me permettait d'avoir quand même l'Abitur [le baccalauréat, ndlr] à la fin et de pouvoir aller à l'université. Je voulais être traducteur.»

En raison de «difficultés en langue», son dossier est rejeté. Ce n'est que plusieurs années après la chute du Mur, quand Jörg consultera ses données récoltées par la Stasi, le service de renseignement de la RDA, qu'il découvrira la vraie raison du refus de son admission au lycée et à l'université. «Il était écrit noir sur blanc que d'après mes professeurs, je n'étais pas un bon élément pour le Parti.»

«Je me souviendrai toujours de sa phrase: “Mais mademoiselle, on ne peut pas tout dire.”»
Ulrike, ancienne enseignante en RDA

L'absence de liberté de circuler et de liberté de penser sont les deux éléments qui, selon Ulrike, affectaient le plus les gens. «En tant qu'enfant tout cela ne vous atteint pas. Mais le déclic s'est fait lors de mes études, et surtout lors de ma première année en tant qu'enseignante sous la RDA», raconte cette grande blonde au sourire radieux.

Tout juste diplômée, elle se voit contrainte d'inciter les garçons de sa classe de 4e à s'enrôler plus tard dans l'armée. «J'avais 23 ans, et encore aucune expérience. Je ne savais pas quoi leur dire. Je l'ai fait simplement remarquer à mes supérieurs.» Le lendemain, Ulrike est convoquée dans le bureau de la directrice. «J'ai vraiment passé un mauvais quart d'heure. J'en suis ressortie en pleurs. Et surtout, je me souviendrai toujours de sa phrase: “Mais mademoiselle, on ne peut pas tout dire.”»

Néanmoins, beaucoup décrivent avec nostalgie cette période comme étant aussi un schöne Zeit, une belle époque. Une scolarité gratuite et rigoureuse, un taux de chômage quasi nul. La RDA présentait aussi des avantages.

Étagères vides

Quand on demande à Cornelia, la compagne de Jörg, si le Mur l'a dérangée, elle répond avec un sourire presque gêné un «non» discret. «On avait la chance d'avoir de la famille à l'Ouest qui nous envoyait des colis et de l'argent. Cela nous permettait d'aller dans les Intershops, les seules boutiques de l'Ouest qui étaient autorisées à l'Est.»

Grâce à sa famille, Cornelia ne manquait de rien, à l'inverse de beaucoup d'Allemand·es de l'Est. Du café, des bas en nylon ou même parfois du déodorant... les magasins de la RDA étaient souvent en proie à d'importantes pénuries. «Souvent, il n'y avait pas tel ou tel produit pendant plusieurs semaines», se rappelle Thomas, dont le père travaillait au centre culturel français de Berlin-Est.

«Il y avait tout le temps du monde dehors, des barbecues improvisés dans des cours d'immeubles ou des squats»
Thomas, ex-habitant de Berlin-Est

L'ado de l'époque avait la chance de pouvoir se balader des deux côtés du Mur avec son passeport diplomatique. Même s'il faisait très peu de courses à l'Est, il se souvient des magasins aux étagères vides avec un pot par-ci par-là. «Il n'y avait aucune culture de la présentation. Dans les boulangeries par exemple, il y avait le comptoir, quelques gâteaux, des petits pains et derrière le comptoir, tout simplement, les chariots avec les produits fraîchement sortis du four.»

Mais le Franco-Allemand garde un bon souvenir de l'Est: notamment de l'ambiance très différente de celle de l'Ouest. «Il y avait tout le temps du monde dehors, des barbecues improvisés dans des cours d'immeubles ou encore des squats. Mais surtout, beaucoup d'entraide et d'initiatives personnelles, comme des parents qui s'organisaient pour mettre en place des crèches.»

Du Mur aux migrants

À la chute du Mur, les Allemand·es de l'Ouest ont accueilli celles et ceux de l'Est à bras ouverts. «On les encourageait à venir à l'Ouest. Et dans le métro, il y avait toujours un conducteur qui souhaitait la bienvenue aux Berlinois de l'Est, se remémore Thomas, très ému. Les Allemands ont toujours été très accueillants. Lors de la vague des réfugiés en 2015, beaucoup ont repensé à cette époque.»

Depuis, la différence entre les Ossi, les Berlinois·es de l'Est, et les Wessi, de l'Ouest, n'est plus percutante dans une capitale qui accueille plus de 193 nationalités. Mais une certaine nostalgie anime encore parfois certain·es ancien·nes de la RDA, qui conservent une part de cette époque révolue.

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