«Nous accueillons en Hongrie l'un des dirigeants politiques comptant sans conteste parmi les plus marquants de la décennie. Rares sont ceux capables d'implémenter autant de transformations dans leur pays que notre invité d'aujourd'hui. Le succès économique de la Turquie sur ces dix dernières années est exemplaire, d'autant plus dans un contexte aussi difficile. Cette réussite est un encouragement pour la Hongrie. La preuve que l'on peut obtenir des résultats fantastiques lorsqu'un peuple croit en sa puissance et que ses gouvernants mettent en application un programme adéquat.»
Le 5 février 2013, Viktor Orbán ne tarissait pas d'éloges sur le leader turc Recep Tayyip Erdoğan reçu en grande pompe pour son premier tête-à-tête budapestois avec le chef actuel de l'exécutif magyar. Six ans plus tard, l'homme fort de Budapest s'apprête de nouveau à accueillir l'ami le plus controversé de la Hongrie après Vladimir Poutine rencontré dix fois (!) en neuf années d'Orbán aux responsabilités. Cette visite suit de quelques semaines le début de l'offensive antikurde en Syrie vue comme un «intérêt national» magyar malgré le ralliement à une déclaration de l'UE condamnant l'intervention.
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«Structures despotiques»
Erdoğan ne s'est pas privé d'exprimer sa reconnaissance envers la Hongrie pour son soutien en marge du récent sommet du Conseil turcique organisé à Bakou en Azerbaïdjan. La capitale magyare abrite d'ailleurs depuis mi-septembre la toute première représentation européenne de l'organisation. Officiellement, l'ouverture de ce bureau prouve que Budapest a «toujours travaillé dans l'intérêt de la coopération entre Orient et Occident». Derrière le vernis, la Hongrie accentue son ouverture vers l'Est matérialisée par sa proximité avec le Kremlin et sa relation étroite avec le géant chinois Huawei.
Dans son discours illibéral de l'été 2014, Orbán encensait les modèles de la Russie, de la Turquie et de la Chine tout en militant pour une Hongrie «rompant avec les dogmes et les idéologies de l'Ouest». Énergétique avec Moscou et économique avec Pékin, l'entente Budapest/Ankara s'opère sur le terrain militaire entre les deux membres de l'OTAN coordonnant leurs moyens en Afrique et en Asie centrale. La Hongrie défend l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne et affirme que la stabilité du pays est un «gage de sécurité» permettant d'éviter une nouvelle vague migratoire comparable à celle de 2015.
«Nos alliés euroatlantiques s'inquiètent depuis des années de voir que notre caste politique se plaçant au-dessus des lois oriente un pays appartenant à l'OTAN non pas vers la démocratie et la transparence mais sur le chemin des régimes d'Asie centrale», déplore le spécialiste de géopolitique et de relations internationales Csaba Káncz sur le blog PrivátBankár.hu. «Les pratiques d'enrichissement de Viktor Orbán et de sa cour, l'exercice du pouvoir à l'oeuvre et la manière dont l'exécutif manipule l'état de droit rapprochent la Hongrie de structures despotiques à la turque et la russe», poursuit l'éditorialiste.
Polat l'entremetteur
La Turquie renforcera prochainement son assise budapestoise via une école-lycée de la fondation pro-Erdoğan Maarif possédant des établissements au Pakistan, en France, en Roumanie et en Allemagne. Ouverture prévue à la rentrée 2020/2021 dans le neuvième arrondissement au sud-est de la capitale. En octobre 2018, Orbán et Erdoğan inaugurèrent ensemble le mausolée rénovée de Gül Baba, derviche poète arrivé en Hongrie avec les troupes de Soliman Le Magnifique au milieu du XVIe siècle. Une restauration à 7,6 millions d'euros financée conjointement par l'argent du contribuable turc et magyar.
«Au-delà de l'énergie et de l'immobilier, l'ami turc de M. Orbán effectue un travail de diplomatie culturelle»
L'initiative de ce chantier pharaonique provient de l'oligarque Adnan Polat, ancien président du club de football de Galatasaray reconverti dans le solaire et l'immobilier avec la bénédicition de Budapest. Ami d'Ankara et artisan de l'idylle Orbán/Erdoğan, l'homme d'affaires regarde des matchs avec le dirigeant magyar, enchaîne les projets dans la pierre, s'est associé dans le passé au gendre du Premier ministre hongrois et accompagna Viktor Orbán à Pékin afin de négocier la construction par le groupe Polat d'un parc photovoltaïque de 750 megawatts pour le compte du conglomérat public Powerchina.
Adnan Polat (à droite) en 2008, quand il dirigeait le Galatasaray | Huseyin Caglar / AFP files / AFP
«Au-delà de l'énergie et de l'immobilier, l'ami turc de M. Orbán effectue un travail de diplomatie culturelle par l'intermédiaire de l'association Gül Baba et obtint même la gestion de 2014 à 2018 de la maison de commerce supposée booster les relations bilatérales à coups de deniers publics sans vraiment accomplir sa mission», précise une enquête du portail indépendant hongrois Válasz Online. «Mais qui est vraiment Polat? Un envoyé du président Erdoğan en Hongrie ou une trouvaille de Viktor Orbán évoluant comme joueur étranger dans la ligue de la bourgeoisie nationale?» s'interroge le site.
Touranisme et flatteries
Le siècle et demi d'occupation ottomane de la Hongrie (1541-1699) n'a pas empêché Orbán de commémorer en compagnie de représentants turcs les 450 ans de la mort de Soliman tombé près de la forteresse de Szigetvár dans le sud du pays. Alors qu'Erdoğan s'affiche en nostalgique de l'empire déchu, Budapest promeut les thèses touranistes selon lesquelles les langues turques et finno-ougriennes (le hongrois inclus) partageraient une origine commune, alors que le magyar s'est aussi bâti en piochant dans des idiomes slaves et indo-iraniens, plus le latin et l'allemand.
En septembre 2018 à Cholpon-Ata (Kirghizistan), Orbán se mit Erdoğan et plusieurs potentats d'Asie centrale dans la poche en déclarant le magyar est une langue «unique et particulière apparentée aux langues turciques». Au sommet de Bakou, il enfonça le clou en affirmant que du sang kipchak (peuple nomade de langue turque protégé des Mongols en échange de sa christianisation par le roi Béla IV au XIIIe siècle) coule chez de nombreux magyars. Et dire qu'en mai 2013, le chef du Fidesz s'accrochait au lien linguistique mieux établi entre le hongrois et le finnois lors d'une visite à Helsinki...
«Orbán est sans conteste le dirigeant de l'UE auteur du plus grand nombre de gestes à l'égard de Recep Erdoğan»
«Si les dommages diplomatiques provoqués par le soutien hongrois de la Turquie sur la Syrie sont évidents, difficile de saisir l'intérêt de l'appui d'une offensive ressemblant plus à un nettoyage ethnique qu'à une ouverture au retour pacifique des trois millions de réfugiés syriens chez eux», analyse le site d'opposition 444. «La relation avec le président turc ne plaît pas à Israël et passe difficilement auprès des Américains mais Vladimir Poutine ne la voit pas d'un mauvais oeil. Orbán est sans conteste le dirigeant de l'UE auteur du plus grand nombre de gestes à l'égard de Recep Erdoğan», précise l'article.
Jugez plutôt: Orbán le félicita par téléphone pour son référendum d'avril 2017 sur la modification constitutionnelle faisant évoluer la Turquie vers un régime présidentiel et Erdoğan le remercia avec un échange en marge du sommet chinois des Routes de la Soie. Orbán renvoya l'ascenseur fin-juin en le rencontrant lui et son Premier ministre au forum économique magyaro-turque d'Ankara. Et assista, en août 2018 avec son fils prédicateur Gáspár, à la cérémonie d'investiture d'Erdoğan réélu au premier tour. Orbán et le chef d'Etat bulgare Boïko Borissov furent les seuls représentants de haut rang de l'UE.
Coup d'Istanbul
Communément critiqués pour leurs dérives antidémocratiques, Orbán et Erdoğan ont chacun essuyé un revers politique récent en perdant leurs capitales lors des dernières municipales dans les deux pays. Le coup d'Istanbul s'est reproduit à Budapest avec l'élection de l'écologiste de gauche Gergely Karácsony porté par l'opposition unie face au candidat propouvoir István Tarlós. Durant sa campagne, le nouvel édile de la cité danubienne puisa d'ailleurs son inspiration auprès d'Ekrim Imamoglu, tombeur-surprise de l'AKP d'Erdoğan malgré un régime illibéral en partie similaire au cas hongrois.
«Les élections du 13 octobre ont changé la donne et leur résultat remet en question la pérennité du système Orbán. L'opposition longtemps morcelée s'est rassemblée et la magie de la rhétorique xénophobe gouvernementale envoûte de moins en moins d'électeurs», estime l'éditorialiste Tamás Beck du quotidien socio-démocrate Népszava. «En agitant la menace des millions de réfugiés syriens susceptible de renforcer la demande d'un leader ferme et autoritaire, Erdoğan tend une perche à Orbán qui n'a jamais autant eu besoin d'une nouvelle vague migratoire qu'en ce moment», dixit Beck.
La tension est déjà palpable avant l'atterrissage d'Erdoğan sur le tarmac de Ferihegy. Samedi dernier, les combattantes kurdes (Kurdish Female Fighters) ont appelé leurs abonnés hongrois Facebook à «renvoyer le leader terroriste d'où il vient». L'activiste Márton Gulyás, féroce contempteur de Viktor Orbán, approuve le message et veut un blocage de Budapest contre le «criminel de guerre» Erdoğan. Les organisateurs de la manifestation prévue jeudi après-midi se disent déterminés à compliquer la visite du président turc. Une chose est sûre: l'orientalisation d'Orbán fait grincer des dents en Hongrie.