Quelque part sur la frontière syrienne, côté Turquie.
Est-il d'accord, Faizal*, pour rentrer en Syrie, comme le gouvernement turc l'y incite? À quitter le quartier misérable de cette ville frontalière où s'entassent des milliers d'autres réfugiés syriens? Est-il prêt à s'installer de l'autre côté, en Syrie, dans la «zone de sécurité» que Recep Tayyip Erdoğan, le président turc, vient d'obtenir de Vladimir Poutine et où il envisage de renvoyer plusieurs centaines de milliers des 3,6 millions de réfugiés syriens, dont plus de 80% de la population turque ne veut désormais plus sur son sol?
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Dans la petite échoppe de 8 mètres carrés, qui lui tient lieu à la fois de boutique et de chambre, son lit caché par un rideau de fortune, Faizal émet un rire nerveux: «Retourner en Syrie? Je serai exécuté sur l'heure! Si ce n'est par Daech, ce sera par Assad ou par l'armée syrienne libre [rebaptisée l'armée nationale libre, ndlr].»
Sa famille enlevée
À croire cet homme d'une petite cinquantaine d'années, à l'aspect bedonnant, portant la barbe et soucieux de son aspect vestimentaire, les choses ont mal tourné pour lui en 2013. Il reçoit alors l'appel d'un responsable de l'organisation État islamique (EI) qui lui «reproche des mots déplacés à l'égard d'Allah». Ce coup de téléphone est le signal, selon Faizal, qu'«en fait, ce qu'ils voulaient, c'était prendre ma femme et mes quatre filles».
La nuit suivante, Faizal s'enfuit et se cache pendant quinze jours. Lorsqu'il apprend que les djihadistes «de Daech ont forcé la porte de [sa] maison aux cris d'Allah Akbar, et proclamé que tout ce qui était là leur appartenait», il passe clandestinement en Turquie. Cet ancien commerçant raconte également avoir pris contact avec les Unités de protection du peuple kurde (YPG, autonomistes). Il souhaitait que ces dernières le «protègent et récupèrent sa femme des mains de l'État islamique», mais la somme que les YPG auraient demandée pour ce faire était «trop élevée».
«Les membres de Daech ont fait un lavage de cerveau à ma femme, car maintenant elle les soutient.»
Au début, Faizal maintient le contact avec son épouse, à laquelle il téléphone régulièrement. Celle-ci a été mariée une première fois à un combattant de l'organisation État islamique. Mais, lorsque ce dernier est capturé par les Kurdes syriens des unités de protection du peuple, elle est mariée à un autre djihadiste. Faizal est convaincu qu'«ils lui ont fait un lavage de cerveau, car maintenant elle soutient Daech». Il n'a désormais plus de contact ni avec elle, ni avec ses filles, également mariées à des membres de l'organisation terroriste.
Enfin, Faizal a appris récemment par «un neveu vivant toujours en Syrie, que l'État islamique [le] recherchait et avait envoyé à Istanbul un djihadiste d'origine tunisienne pour le trouver».
Ce qu'il en coûte de «vendre» un djihadiste
À ce point du récit et après qu'un nouveau client, entré dans l'habitacle-boutique, a été servi, et a refermé la porte derrière lui, le propos de mon interlocuteur me semble de plus en plus bancal: les incohérences chronologiques et factuelles s'empilent.
Pourquoi Faizal ne parle-t-il jamais de ses fils restés en Syrie? Pourquoi Daech aurait-il envoyé un djihadiste à sa recherche cinq ans après son départ de Syrie? Pourquoi vaudrait-il si cher aux yeux de l'organisation, pourtant en déroute?
Il manque, c'est évident, au moins une pièce au puzzle. J'exprime quelques interrogations. D'abord, mon interlocuteur botte en touche. Puis, il sort une cigarette de sa poche, l'allume et inspire un bon coup. «La police turque n'a pas fait son boulot!, reprend-il. Il y a quatre ans, y avait un type dans le quartier, c'était un djihadiste de Daech, je le connaissais, le genre qui était là pour commettre un attentat suicide et pourtant il déambulait tranquillement, comme si de rien n'était. Les Turcs en ont été informés, l'ont arrêté, mais finalement ils l'ont relâché et renvoyé en Syrie…»
«Approximativement 100.000 Syriens ont obtenu la nationalité turque “à titre exceptionnel”.»
Soudain, les choses s'éclairent. L'homme qui a «vendu» le djihadiste de l'EI aux policiers n'est autre, sans doute, que Faizal –lequel espérait ainsi obtenir la citoyenneté turque. En Turquie, les réfugiés syriens ne bénéficient pas du statut de réfugié tel que décrit par la Convention de Genève de 1951. Ils sont sous «protection temporaire» (directive d'octobre 2014), un régime plus précaire.
«Approximativement 100.000 Syriens ont obtenu la nationalité turque. Ils ont été naturalisés “à titre exceptionnel”. Mais ils ne peuvent solliciter eux-mêmes la nationalité: ce sont les fonctionnaires du ministère de l'Intérieur qui les invitent à constituer et à déposer un dossier de demande de naturalisation», explique Didem Danış, chercheuse associée au département de sociologie à l'université de Galatasaray à Istanbul.
En informant la police turque de la présence dans le quartier d'un djihadiste de Daech, Faizal aurait donc espéré «devenir turc». Les autorités d'Ankara ont arrêté plusieurs milliers de membres de l'Organisation de l'Etat islamique (EI) sur leur sol –dont 261, des femmes et des enfants essentiellement, auraient été renvoyés en France depuis septembre 2014. Faizal pouvait espérer être récompensé pour l'information. Mauvais calcul. Non seulement il a été débouté, mais celui qu'il a dénoncé, rentré en Syrie, est probablement retourné au sein de l'EI. Pis: Faizal aura sans doute été identifié comme un mouchard par l'organisation terroriste, laquelle a envoyé l'un de ses limiers à sa recherche en Turquie pour l'exécuter.
«Les membres de Daech font partie de l'Armée nationale syrienne»
Une question, encore: ne dit-on pas que Daech n'existe plus, qu'il n'a plus de territoire en Syrie? Notre interlocuteur ne surestime-t-il pas la capacité de ces djihadistes à réagir? De nouveau, Faizal émet un rire nerveux: «Les membres de l'EI sont toujours là, ils ont simplement rasé leurs barbes et changé d'uniformes ainsi que de noms. Dorénavant, ils sont entrainés et équipés par la Turquie. Ils font partie de l'armée syrienne libre qui n'a rien à voir avec celle d'avant, du début de la révolution, qui nous protégeait. Ce sont aussi eux qui seront chargés par la Turquie de faire respecter l'ordre dans la zone où l'on veut nous renvoyer. Comment voulez-vous que j'envisage sérieusement de rentrer?»
Sans être banale, l'histoire de Faizal n'est pas exceptionnelle. Elle dit les itinéraires tortueux et compliqués empruntés par la population syrienne dans cette guerre sans repères.
Elle illustre toute la complexité à laquelle vont se heurter les Nations Unies –et l'Union européenne– si elles soutiennent le projet (estimé à 27 milliards de dollars) du président Erdoğan de renvoyer plusieurs centaines de milliers de réfugié·es dans des villes nouvelles construites au nord de la Syrie.
Elle dit aussi que l'engagement financier, logistique et militaire pris par Ankara de recycler les djihadistes et rebelles syriens, devenus les supplétifs des militaires turcs, dans une armée nationale syrienne, est loin d'être satisfaisant. Comme on a pu en juger lors de l'opération militaire turque d'octobre 2019 en Syrie, nombre de ces miliciens ont soif de revanche et de butin. Voilà pourquoi Faizal a peur. Et refuse le plan que le gouvernement turc concocte pour lui et les siens.
* Le prénom a été changé.