Société / Économie

Comment le luxe tente de s'imprimer dans l'esprit des millennials

Temps de lecture : 6 min

L'industrie du luxe ne veut plus seulement faire rêver l'élite bourgeoise.

Nicki Minaj a sorti une collection (bien flashy) avec la maison Fendi. | Capture d'écran YouTube
Nicki Minaj a sorti une collection (bien flashy) avec la maison Fendi. | Capture d'écran YouTube

Des collaborations de pop stars avec de grands noms, en passant par la flopée de collections capsules de créateurs chez des enseignes bon marché, jusqu'aux prix hors sol de basiques logotés de grandes maisons, la nouvelle trajectoire pop du luxe a de quoi être renversante. A-t-on à faire à une popularisation, un business juteux, un bazar déroutant? Un peu de tout ça mélangé?

Si le luxe renvoie toujours à un besoin de distinction sociale, force est de constater qu'aujourd'hui, bon nombre de consommateurs et consommatrices réfléchissent moins en termes de savoir-faire et de raffinement que de manière purement émotionnelle, pour satisfaire un goût du superflu ou de m'as-tu-vu.

«À en croire le boum des prix des t-shirts de streetwear –jusque des sommes astronomiques pour un t-shirt en coton tout bête, si ce n'est le logo ou l'illustration posée dessus–, on se dit bien que n'importe quel produit peut être du luxe aujourd'hui, du moment qu'il donne l'impression de faire partie d'un club. Gucci vend bien des charentaises siglées», s'amuse Loïc Prigent, critique mode devenu star des réseaux, aujourd'hui à la tête d'une chaîne YouTube.

En faisant du monogramme ostentatoire la marque de fabrique de la maison italienne, Alessandro Michele, directeur artistique chez Gucci depuis 2015, propulse François-Henri Pinault –PDG du groupe Kering, dont Gucci fait partie– au septième ciel. Selon le rapport d'Interbrand pour l'année 2019, présentant le top des marques les plus puissantes au monde, Gucci est la marque de luxe connaissant la plus grande envolée avec plus de 23% d'augmentation de valeur cette année, l'équivalent de 14,3 milliards d'euros.

Du luxe instagrammable

Les maisons de luxe ont donc opté pour un credo: faire du simple hyper cher et du recherché inabordable. On retrouve ainsi sur le site de Louis Vuitton, marque la plus valorisée en 2019 selon le classement d'Interbrand, aussi bien des t-shirts ludiques et 100% coton à 350 euros, que des hauts plus audacieux, brodés, dentelés, avec jeux d'imprimés, assemblage de matières et travail de coupe, à plus de 5.000 euros.

«On a assisté à la démocratisation du luxe dans les années 2000, explique Alice Pfeiffer, journaliste mode et autrice de Je ne suis pas Parisienne. Il y a eu les bananes, les polos, et tous les autres produits premiers prix, ou entrée de gamme, qui ont créé ce phénomène de mass prestige», détaille-t-elle.

Si l'on pourrait penser qu'en proposant basiques clinquants ou autres mini tralala onéreux, les marques perdent autant en savoir-faire qu'en storytelling, Alice Pfeiffer affirme qu'elles gagnent surtout en valeur ajoutée: «Ces produits sont Instagram friendly et permettent donc de toucher le plus grand nombre, avec un imaginaire qui reste inchangé.»

Car les marques l'ont compris: la gloire du luxe n'est plus exclusivement réservée à une élite bourgeoise centrée sur elle-même. Avec la montée en puissance des réseaux sociaux, et en observant quotidiennement leurs idoles aux atours toujours plus flamboyants, les millennials se sont pris au goût du somptuaire et, surtout, à la monstration de biens onéreux.

Les pop stars aux œufs d'or

Si pour certain·es les réseaux sociaux sont à l'image même du vortex des toilettes, pour les marques, il s'agit d'outils marketing indispensables. Pour celles qui font du luxe, faire appel à une icône pop dans sa stratégie de communication, c'est aussi profiter d'une dynamique avant tout circulaire: «Ces icônes jouent sur le détournement des codes du luxe, avec une surenchère d'objets, estime Paul Vacca, romancier, essayiste et intervenant à l'Institut français de la mode à Paris. Finalement, on récupère des personnes qui, elles-mêmes, récupèrent.»

Un soupçon d'ironie qui annonce surtout la puissance d'une nouvelle clientèle pop. Car quand on demande à Loïc Prigent quelle est la clientèle de luxe aujourd'hui, il rétorque aussitôt: «Les fans de bling, ou bien les fans de telle pop star.»

Logique donc de retrouver le visage d'Ariana Grande sur toutes les dernières campagnes signées Givenchy. Tout particulièrement quand on sait que les millennials, accompagnés de la génération Z, sont en passe de devenir les consommateurs majoritaires de luxe. Selon une étude menée par l'agence en conseil Bain & Co, ils représentaient 47% de la consommation mondiale en 2018 et d'après les prévisions, dépasseront les 55% d'ici 2025.

Quand les pop stars ne sont pas égéries de grandes maisons, elles mettent carrément la main à la pâte en devenant directrices artistiques le temps d'une collaboration, une sorte de mission intérimaire mais qui rapporte bonbon. Ces jours-ci, c'est la rappeuse Nicki Minaj et la maison italienne Fendi qui collaborent et ravissent les fans de fantaisies tape-à-l'œil, avec une collection intitulée «Fendi Prints On»: du monogramme à foison, sur fond de rose flashy ou d'argenté métallique, en banane, bob ou sac à main.

Au mois de mai, c'est Rihanna et LVMH qui ont propulsé le concept de collaboration à son paroxysme. Avec Fenty, Rihanna –première femme noire directrice artistique au sein du groupe– enthousiasme autant ses fans de la première heure, qui se déhanchaient sur «Pon de Replay» en 2005, que les critiques mode de renom, Anna Wintour et compagnie.

Ce qui plaît particulièrement chez Fenty, c'est son mot d'ordre: l'inclusivité, représentée autant par des campagnes non-retouchées et au casting diversifié que par des pièces magnifiant toutes les morphologies, allant du 34 au 46. Une marque pour toutes les femmes donc, du moins pour toutes les groupies de la chanteuse, et qui défraie tellement les codes du luxe qu'elle est nommée dans la catégorie «Urban Luxe» des British Fashion Awards, ou les Oscars de la mode, qui se tiendront le 2 décembre prochain à Londres.

Toutefois, qu'il s'agisse de Nicki Minaj chez Fendi ou de Rihanna et sa griffe Fenty, les produits proposés par les pop stars restent luxueux, notamment en termes de prix.

«Work, work, work, work, work, work», chantait Rihanna en 2016. Il est vrai que ses fans vont devoir bosser dur pour se payer le luxe de porter l'une de ses créations, d'autant que l'on pourrait se demander si ce genre de collaborations leur sont vraiment destinées. Mais selon Loïc Prigent, «les fans ont les moyens, parce que les fans sont aussi des supers-riches. La pop ne fédère pas que les petits revenus, mais aussi les propriétaires du millième étage».

Et pour les petits revenus, étudiant·es jobistes, smicard·es, ou tout simplement une bonne partie des followers de superstars, Paul Vacca nous explique qu'incorporer une icône pop dans sa stratégie renforce l'identité de la marque, avant même de gonfler ses ventes. «Si les fans n'ont pas les moyens, les marques sont toujours gagnantes en iconifiant des objets que le public ne peut pas se payer, commente-t-il. Pour une marque de luxe, il est important qu'un maximum de personnes connaissent ses produits, ses prix et, surtout, son inaccessibilité, pour qu'ensuite les clients soient fiers de leurs acquisitions.»

La multiplication des capsules

Pour ces mêmes fans de mode aux petites bourses, plus raisonné·es mais insatiables –qui ont envie de se payer un bout luxe et de flirter avec l'impénétrable, sans pour autant couler leurs larmes dans un crédit à perpétuité– les collections capsules de créateurs avec des enseignes de fast fashion s'alignent chaque saison. Initiés par Azzedine Alaïa chez Tati en 1991, ces partenariats ne se comptent plus chez H&M, ou plus récemment chez Uniqlo.

Chez le géant suédois, les collections capsules ont commencé avec Karl Lagerfeld en 2004. S'en est suivie une ribambelle: la dernière, avec le créateur italien Giambattista Valli, a d'ailleurs été lancée ce 7 novembre.

Du côté d'Uniqlo, c'est Jonathan Anderson, à la tête de sa propre marque JW Anderson et directeur artistique de Loewe, qui propose actuellement ses créations. Ce genre de partenariat haut de gamme semble si fructueux que Christophe Lemaire a même sa collection permanente sous l'étiquette «U». Du luxe, pas vraiment. Du premier prix non plus. Mais du luxe revisité et accessible, sans hésitation. «Ce genre de collaborations permet de décloisonner sa marque à moindres frais et sans la mettre en péril, sans abîmer ni mettre en danger tout ce que l'on a construit», analyse Alice Pfeiffer.

L'intérêt pour les marques est une nouvelle fois d'imbiber le plus grand nombre de leur univers et de leur vision, ou simplement de leur nom. De créer un lien de proximité, ou plus justement d'être sur tous les fronts. Car pour espérer briller demain, il faut qu'elles soient les plus populaires aujourd'hui, et auprès d'une nouvelle clientèle venue de tous horizons: ultra riches, groupies, fans de clinquant, ou fans de mode endurci·es.

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