Depuis le début de la crise libyenne, l'Europe a investi 155 millions dans l'humanitaire. Sur le terrain pourtant, la situation reste désastreuse, en particulier pour les migrant·es, prises au piège de camps de détention provisoires et de la guerre civile.
À Tripoli, le camp de Triq-al-Sikka compte trois cents hommes, pour la plupart refoulés aux portes de l'Europe après avoir traversé la Méditerranée, et attendant de rejoindre leur pays d'origine. Après la publication de rapports dénonçant les tortures et les abus subis par les migrant·es détenu.es en Libye, l'Union européenne avait annoncé sa volonté d'enrayer la situation. Aujourd'hui, le camp offre encore le spectacle morbide de plusieurs malades étendus sur des matelas sales dans la cour, attendant de mourir ou de guérir tout seuls. Sur les six toilettes dont les réfugiés disposent, trois sont bloquées par les eaux usées.
Des milices aux garde-côtes
Mohammed, originaire du Ghana, était dans le camp de Tajoura avant, au sud-ouest de la capitale. En juillet, il a survécu à une frappe aérienne, qui a causé la mort de 53 autres réfugié·es. Vivant dans la rue, il a fini par trouver une place sur un bateau de contrebandiers, qui a été intercepté par les garde-côtes: retour à Tripoli, à Triq-al-Sikka, cette fois.
«Les soldats ont pris mon argent et mon téléphone. Ma femme ne sait pas où je suis, si je suis vivant ou mort. La dernière fois que nous avons parlé, c'est la nuit où j'ai tenté de traverser la mer», raconte-t-il. C'était il y a un mois.
Dans certains camps, des milices interviennent en pleine nuit pour enlever des migrant·es, et demandent ensuite une rançon à leur famille. Plusieurs dizaines de milliers de réfugié·es sont éparpillés dans la capitale, qui compte 1,68 million d'habitant·es.
Le 4 avril 2019, le maréchal Khalifa Haftar, chef de l'Armée nationale libyenne, a lancé dans le contexte de la guerre civile une marche sur Tripoli, qui a fait 1.000 mort·es, et laissé des dizaines de milliers de civils sans abri.
Restrictions migratoires en Europe
Face aux gros mouvements migratoires engendrés par la crise libyenne, en 2011 avec la chute de Kadhafi, et en 2014 avec l'éclatement d'une seconde guerre civile, l'Europe a drastiquement revu sa politique migratoire, notamment avec la relance en mars 2016 des relations bilatérales entre l'Italie et la Libye et la formation de garde-côtes.
«Nous avons recueilli des témoignages de torture, de viol et de meurtre dans les camps de détention», a déclaré Paolo Pezzati, d'Oxfam, accusant les accords signés par le gouvernement italien d'avoir «permis ces violations indicibles». Certains chefs d'unités de garde-côtes ont été accusés par l'ONU d'être responsables du naufrage de certains bateaux de migrants, et de collaborer avec des passeurs.
«Vous voyez [des responsables de l'ONU] à la télévision, criant qu'ils ne veulent plus voir les gens mourir en mer. Je me demande quelle est la différence entre les voir mourir dans la mer, et les laisser mourir au milieu d'une rue», s'indigne Assad al-Jafeer, membre du Croissant-Rouge libyen.
Si les hommes sont victimes de kidnapping, les femmes risquent pour leur part d'être agressées sexuellement. Certaines femmes à la rue tâchent de dormir la nuit près de postes de police, mais dans le contexte de la guerre civile et d'une recrudescence de bombardements nocturnes par drones ces dernières semaines, elles s'exposent ce faisant à un nouveau danger.
Dans le centre-ville, des containers blancs, installés par l'ONU, surnommés «Hôtel GDF» (pour «Gathering and Departure Facility»), ont une capacité d'accueil de 600 personnes. C'est d'ici que quelque 2.300 personnes sélectionnées ont pu rejoindre l'Europe ces dernières années; mais le transfert a cessé depuis que l'Europe n'offre plus de places d'asile. Les personnes réfugiées bloquées en Libye continuent pourtant d'y venir. La semaine dernière, 200 personnes, expulsées d'un camp au sud de Tripoli, ont tenté d'y pénétrer de force, pour y rejoindre 800 autres déjà entassées là-bas.
Il y a six mois, le ministère de l'Intérieur a été chargé de fermer ou d'améliorer les centres de détention. Devant les grilles de l'Hôtel GDF, Namia attend avec sa fille, elle aussi âgée de six mois. Depuis février, elle n'a plus de nouvelles de son mari, kidnappé par une milice. Elle se rend régulièrement ici pour demander aux agents de l'ONU de le rechercher: «J'espère qu'il est dans un centre de détention, j'espère qu'il est en vie», lâche-t-elle.