Les mesures promises début septembre, à l'occasion du lancement du Grenelle contre les violences conjugales, n'ont pas convaincu les associations françaises: elles réclament des mesures immédiates pour stopper les 125 féminicides déjà dénombrés pour l'année 2019. Et demandent des moyens similaires à ceux instaurés en Espagne.
En Espagne, la lutte contre les violences conjugales a une figure emblématique: Ana Orantes. En 1997, cette mère de famille de 60 ans témoigne face caméra des violences de son ex-mari: «Quarante ans de mariage à prendre des coups, parfois avec un bâton.» Quelques jours après son témoignage, il la brûle vive. Elle devient alors la 59e victime de l'année. Son assassinat crée un choc dans tout le pays, et une prise de conscience commence.
En 2004, le gouvernement socialiste de Zapatero rédige une première loi: la loi organique contre la violence du genre, qui établit des mesures de protection pour aider les victimes, comme la création d'une assistance sociale et juridique et le lancement du numero d'urgence 016. «Dès son approbation, les Nations unies l'ont reconnue comme un exemple de législation dans la lutte contre les violences faites aux femmes, rappelle Marisa Soleto, directrice de l'ONG Fundación Mujeres qui défend l'égalité des chances entre les hommes et les femmes. C'était une petite révolution dans la manière de traiter ces violences et grâce à elle, nous sommes mieux informés.»
En effet, depuis 2003, le ministère de l'Égalité recense les féminicides sur son site internet. Si l'on prend en compte les statistiques depuis le début, on remarque qu'une tendance à la baisse s'affirme: sur quinze ans, la moyenne annuelle des meurtres est redescendue à soixante, soit 15% de moins par rapport à 2003. Fin octobre 2019, le ministère recensait quarante-neuf femmes tuées. La tendance à la baisse se confirme. Ce qui accrédite le bien-fondé des mesures prises.
Avant la loi de 2004, le gouvernement étudiait ce sujet grâce à l'Observatoire contre la violence domestique et de genre. Cet organisme, dépendant du pouvoir judiciaire, réalise de nombreuses analyses sur les procès des agresseurs. «Nous faisons un suivi du procès et de la condamnation, que nous étudions pour obtenir les informations sur la victime: âge, nationalité, date du crime, circonstances, arme utilisée. Nous proposons ensuite des mesures pour améliorer le système et mieux protéger les victimes», explique María Ángeles Carmona, présidente de l'Observatoire.
Des réformes à la Convention d'Istanbul
C'est surtout au niveau judiciaire que la loi de 2004 a apporté des changements. «Elle a permis la formation des opérateurs judiciaires et sociaux pour mieux comprendre la réalité de ces crimes et ne plus parler de conflits familiaux ni de crimes passionnels», informe Marisa Soleto. Des tribunaux spécialisés, aux compétences civiles et pénales, sont alors créés. Depuis, des améliorations continuelles sont apportées. Le Code pénal, réformé en 2005, s'est notamment enrichi de la notion de harcèlement et de dispositifs comme le bracelet électronique, ou la circonstance aggravante liée au genre.
En plus des modifications législatives, l'Espagne a prouvé son engagement en ratifiant la Convention d'Istanbul le 10 avril 2014, aussi appelée Convention du Conseil de l'Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique. Les États signataires s'engagent à fournir des statistiques officielles, «pas seulement [à propos] des femmes tuées, mais aussi des plaintes déposées, des ordonnances de protection délivrées, des peines attribuées, etc. Cet exercice de transparence, nous le réalisons à l'Observatoire. C'est la seule manière de sensibiliser et de trouver les failles du système», précise María Ángeles Carmona.
Si sa ratification est saluée par les différentes associations féministes nationales, ces dernières réclament tout de même de nouvelles lois pour s'adapter à la Convention. «Il faut élargir la conception de violence de genre à la violence physique, économique, et psychologique», souligne notamment Marisa Soleto.
Un risque parfois sous-évalué
Grâce à cet engagement européen, des failles ont été détectées. Et avec ses analyses, l'Observatoire a présenté des mesures, inscrites dans l'un des autres grands changements législatifs. En juillet 2017, les député·es adoptent le Pacte national contre les violences de genre, regroupant 250 mesures rédigées par le Parlement et le Sénat, divisées en neuf axes d'action.
Parmi elles, la valorisation du risque. «Dans nos rapports, nous nous intéressons aux crimes où une plainte préalable existe, soit entre 20 et 30% des cas, détaille María Ángeles Carmona. L'Observatoire étudie chaque procès. Dans 53% des cas, les femmes ne portent pas plainte et retournent vivre avec leur agresseur. Cela augmente donc le risque, parfois sous-évalué.»
Des erreurs sont parfois commises en dehors des tribunaux. «Quand un médecin est face à une victime, il doit envoyer un rapport au tribunal. Dans certains cas, l'envoi tarde et des femmes sont tuées la veille du dépôt du rapport. Nous avons donc demandé aux différentes institutions de s'accorder pour qu'ils soient envoyés aux tribunaux spécialisés et à la police, afin d'agir avant le passage à l'acte», explique-t-elle.
Si une victime retourne vivre avec son agresseur, deux policiers vont la surveiller jusqu'à ce que le risque diminue.
Côté judiciaire, la spécialisation est la véritable clé du changement: «La violence de genre est différente des autres délits. Nous avons aujourd'hui des spécialistes pour la traiter: magistrats, forces de l'ordre, médecins, psychologues, travailleurs sociaux.» L'Espagne oblige d'ailleurs les juges traitant des cas de violence de genre à se spécialiser en la matière. Quelque 1.600 juges ont ainsi voulu suivre la formation proposée, soit près d'un tiers des magistrats du pays. «C'est l'une des modifications législatives les plus importantes», appuie María Ángeles Carmona.
Pour mieux évaluer les risques, la police utilise quant à elle un système informatique innovant: le Viogén (contraction de «violence de genre»). «Grâce à lui, nous avons toutes les données d'une victime. Si elle retourne vivre avec son agresseur, deux policiers vont la surveiller jusqu'à ce que le risque diminue: quand l'agresseur est en prison, porte un bracelet électronique ou reçoit une ordonnance d'éloignement», indique la présidente de l'Observatoire.
En Espagne, ce dispositif fonctionne bien. «Depuis 2003, 7.015 bracelets ont été installés, dont 1.371 en 2019. Il n'y a eu aucun assassinat causé par un homme le portant», précise-t-elle. En France, le port du bracelet électronique, dit bracelet antirapprochement, a été voté par l'Assemblée nationale le 15 octobre dernier.
L'assistance portée aux victimes a elle aussi été améliorée. Elles peuvent désormais bénéficier d'aides économiques, psychologiques, et accéder aux centres d'hébergement, même sans avoir déposé plainte auparavant. Car la majorité d'entre elles ne le fait pas. «Nous devions donc trouver un moyen de venir à elles», soutient María Ángeles Carmona. Si les victimes ne dénoncent pas, c'est surtout pour éviter d'être accusées par la défense lors du procès. «Pourquoi dénoncer si c'est pour être jugée sur notre profil social et notre crédibilité?» interroge Marisa Soleto.
La prise de conscience médiatique
Il faut aussi souligner le travail des journalistes. D'abord réservée aux magazines dédiés aux crimes et aux rubriques «Faits divers», cette violence apparaît désormais dans les pages «Société». De nombreux médias, comme Radio Televisión Española ou le quotidien Público, ont même instauré des chartes spécifiques dans leurs rédactions.
«Les médias doivent faire un travail social sur le traitement des violences de genre et sur les messages à diffuser contre le machisme en général. Ils ont un réel pouvoir de prise de conscience. D'après les enquêtes du gouvernement, 98% des Espagnoles connaissent le numéro à appeler en cas de danger, et c'est grâce aux médias qui le diffusent», se félicite Marisa Soleto.
«Quand nous avons atteint les 1.000 féminicides, la grande majorité des journaux ont réalisé des reportages et articles très complets. Cela devient habituel qu'ils se fassent écho tant des propositions politiques que des crimes commis.»
Des moyens financiers mis sur la table
L'Espagne engage des moyens financiers importants pour ces changements. Pour l'ensemble du Pacte national de 2017, le gouvernement a notamment débloqué une enveloppe d'un milliard d'euros sur cinq ans: 100 millions aux mairies, 500 millions aux communautés autonomes, 400 millions au gouvernement central. «Au niveau local, les institutions mettent l'accent sur la prévention», explique María Ángeles Carmona.
Et le montant de ce budget, pris comme exemple par le collectif français #NousToutes, pourrait encore augmenter, selon la présidente de l'Observatoire: «Il vient s'ajouter à celui déjà octroyé par chaque ministère, province et mairie pour les centres d'hébergement, les sièges des tribunaux, etc. Le Pacte demande plus de policiers pour suivre ces femmes. Cela montre qu'il va augmenter avec le temps.»
Un sentiment partagé par Marisa Soleto, qui soutient qu'une coordination des différents acteurs impliqués est également nécessaire. «Si on veut créer une stratégie de prévention, il faut asseoir à une même table toutes les institutions publiques pour analyser les ressources financières à destiner à l'accueil des victimes, la prévention des crimes, et les réparations des dommages causés aux enfants. C'est ensuite au gouvernement d'allouer les fonds supplémentaires pour soutenir les mesures qui n'ont pas été financées.»
Au niveau local, une coordination existe déjà dans plusieurs villes, garantissant une meilleure prise en charge des victimes. «Quand une femme arrive à la police, cette dernière appelle les services sociaux municipaux pour lui faire bénéficier de la meilleure assistance possible», indique par exemple la directrice de la Fundación Mujeres.
Si l'Espagne a déjà adopté de nombreuses réformes, d'autres sont encore en attente. «La plus importante: l'élargissement du concept de violence de genre. Pas seulement la violence au sein du couple, mais à toutes celles commises contre une femme à cause de son genre, comme les délits sexuels, le harcèlement sexuel, ou la mutilation génitale», insiste María Ángeles Carmona.
Élargir le concept, mais aussi s'occuper du sort des orphelin·es, reconnu·es depuis 2015 comme des victimes des violences conjugales. L'ONG Fundación Mujeres concentre ses actions sur ce point: «Nous devons comprendre que les mineurs sont toujours victimes, que ces crimes peuvent avoir des conséquences sur eux, et que le parent violent ne doit pas conserver son droit parental», explique Marisa Soleto.
Malgré les mesures manquantes, la directrice de Fundación Mujeres est fière du travail réalisé. Et rappelle, tout de même, que «les lois ne doivent pas qu'être élaborées, elles doivent être exécutées pour produire le résultat escompté».