Une vague de manifestations sans précédent déferle sur Hong Kong depuis le 29 mars 2019. Surpassant en intensité sa petite sœur de 2014, cette crise politique et sociale s'est développée en opposition au projet de loi d'extradition vers la Chine continentale. Le gouvernement pro-Pékin de Carrie Lam avait voulu simplifier le transfert des criminels vers la Chine populaire, menaçant ainsi la sécurité des Chinois ayant trouvé refuge à Hong Kong pour fuir la justice (parfois floue) de leur terre natale.
Les Hongkongais·es, pour beaucoup hostiles à cette proposition de loi, y ont vu une nouvelle intrusion dans leur système et une transgression de leur souveraineté. Depuis, nombreux d'entre eux paralysent les rues de la ville chaque week-end, bravant les autorités pour revendiquer haut et fort leur indépendance politique, culturelle et identitaire. Mais d'autres préfèrent agir avec passion dans l'ombre. C'est que ce mouvement est devenu une source d'inspiration majeure pour la scène underground hongkongaise. Contre toute attente, c'est elle qui réussit avec brio à réunir la jeunesse.
Une échappatoire
«La scène underground hongkongaise n'a jamais été aussi excitante ni aussi culturellement pertinente qu'aujourd'hui», explique Jordan Wilkins, le créateur de GoldfishTV 852. «Contrairement à d'autres grandes villes comme Londres, New York, Séoul ou Tokyo, le style underground de Hong Kong n'a pas encore trouvé sa forme finale. Ici, les jeunes essayent encore de développer un son et des textes propres à Hong Kong, et les manifestations sont en train de s'incorporer à l'ADN de cette nouvelle scène.»
La scène underground hongkongaise et les manifestations se superposent et fusionnent. Il est aujourd'hui impossible de se rendre à un concert sans entendre des slogans politiques scandés depuis la foule. Que ce soit en cantonais («光復香港 時代革命»: «Récupérons Hong Kong, la révolution de notre temps») ou en anglais («Five demands, not one less»: «Cinq demandes, pas une de moins»), la charge politique et émotionnelle de ces évènements est indéniable.
Cela semble arranger la scène internationale de passage à Hong Kong: «Les ventes du festival Clockenflap (22-24 novembre 2019) ne se sont jamais aussi bien portées», avoue Wilkins. «Dans le même style, les places pour le concert de A$AP Ferg (9 octobre 2019) ont toutes été vendues en un temps record. On ne s'attendait pas à refuser autant de personnes aux portes de la salle. Quand les temps sont durs, les gens ont besoin d'une échappatoire.»
«Le public a besoin de se retrouver dans ce qu'il écoute, surtout dans des temps aussi cruciaux pour la jeunesse.»
La recette du succès n'est pourtant pas si simple. Si ces évènements sont une telle réussite, d'après Wilkins, c'est parce qu'ils ont décidé de mettre en avant des têtes montantes de la scène underground hongkongaise. Olivier Cong, Science Noodle, Clave, Akiko, Tyson Yoshi ou encore Txmiyama... tous ont reçu un accueil enthousiaste à l'annonce de leur participation à ces évènements. Et l'agence de production Knownstate vient d'annoncer la sortie d'un documentaire sur «la scène méconnue du hip-hop hongkongais», afin de mettre en valeur son identité.
Il semblerait que beaucoup n'aient cependant pas compris cette nécessité, et ça se ressent: «Le festival Rolling Loud Hong Kong vient d'être annulé, officiellement pour des questions de sécurité, mais aussi parce qu'ils n'ont pas vendu assez de billets. Je suis persuadé que c'est lié à leur manque d'implication dans la scène locale. Ils ont invité quelques artistes chinois, mais presque aucun artiste hongkongais. Le festival n'a pas compris que le public a besoin de se retrouver dans ce qu'il écoute, surtout dans des temps aussi cruciaux pour la jeunesse.»
Cette union de la jeunesse autour d'un mouvement musical local ravive de vieux souvenirs. Comme l'explique le South China Morning Post, seule la canto-pop avait réussi cet exploit pendant la deuxième moitié du XXe siècle, grâce à des titres chantés pour la première fois en cantonais. Après la rétrocession de Hong Kong à la Chine en 1997, la scène musicale a peiné à se repositionner dans cette société de plus en plus fragmentée, menant à ce que beaucoup croyaient être la fin de l'identité hongkongaise.
Il semble pourtant que la scène underground rend à l'identité musicale de Hong Kong toute sa splendeur et un semblant d'homogénéité. Que personne ne soit surpris si les revendications pleuvent à nouveau. Entre les «I'm Hongkongese not Chinese» et les punchlines directes, la scène renaît de ses cendres: «I am keeping my shit straight to the Hong Kong hip-hop scene. Keep myself connected to embrace my language, just like protecting mothernature.» [«Je reste fidèle à la scène du hip-hop hongkongaise. Je reste connecté pour embrasser ma langue, exactement comme si je protégeais mère nature») (柒羊 Yung Takeem, 大埔奶其 Taipo Leikei (少爺 GANG) - 保持正面 (Stay Positive)]
Les artistes locaux ont réussi à se greffer avec brio à cette ambiance politique ultra chargée. «Jusqu'à maintenant, beaucoup d'artistes hongkongais se contentaient de produire des choses assez superficielles, explique Wilkins. Aujourd'hui, il y a un contexte et une énergie politique qui rendent leur musique plus pertinente. Qualitativement, les manifestations ont clairement élevé la scène underground.» Ainsi les thèmes changent, le ton s'aggrave, et le public n'en est que plus satisfait.
Frustration et colère
Shingaling, une artiste locale, confirme: «Depuis le début des manifestations, je me retrouve à écrire des chansons lourdes de sens. On est tous tellement affectés par ce qu'il se passe ici. Exprimer notre frustration et notre colère en chanson, c'est créer une connexion entre l'audience et nous. C'est s'aider mutuellement à identifier et extérioriser notre rage.»
Plus que les chansons, les évènements musicaux promanifestations et anti-Pékin fleurissent. Shingaling ne jure plus que par ses concerts «Bring your Own Mask», un concept qu'elle a mis en place en réponse à la loi anti-masque imposée par Carrie Lam début octobre.
«On essaie d'aider le plus possible les manifestants, explique-t-elle. On se sent déjà tellement peu écoutés et si opprimés. Fusionner mes convictions et mes performances artistiques était une évidence.» D'autres projets, soutenus par des scènes mythiques de la musique underground de Hong Kong, à l'instar d'Hidden Agenda, essaient aussi de se mettre en place malgré les régulations strictes et la pression policière.
De lourdes conséquences
Bien que libératrice, cette prise de position des artistes et des salles n'est pas sans conséquence. «L'audience hongkongaise les force à choisir un camp dans ces manifestations, explique Wilkins. Et ce n'est pas chose facile. Beaucoup des artistes ont entre 15 et 18 ans, et ne se rendent pas forcément compte des conséquences de leurs positions politiques.»
S'afficher contre les manifestations, c'est risquer de se voir boycotter par la jeunesse hongkongaise. Mais s'afficher en faveur du mouvement, c'est aussi perdre l'opportunité d'avoir une audience chinoise. L'exemple le plus récent est celui de JB (Jiggy Boy), qui a vu sa tournée chinoise annulée après la sortie de sa chanson Fuckthepopo, un morceau anti-police.
En réponse à ces attaques, la jeunesse chinoise du continent utilise les mêmes armes. Le 17 août, le très populaire collectif de Chengdu CD Rev a dévoilé son propre diss-track. Baptisée Hongkong's Fall ft. Donald Trump, ce rap en anglais et en mandarin accuse les idéaux démocratiques américains de créer le chaos et d'orchestrer les manifestations à Hongkong.
Ils mettent en garde: «Il y a 1,4 milliard de Chinois qui soutient fermement la police hongkongaise. Ils protégeront toujours Hong Kong sans hésitation. Avions, tanks et l'armée de libération chinoise se rassemblent à Shenzhen, en attendant l'ordre pour exterminer ces terroristes.» Une chose est sûre, le futur de cette scène est directement lié au futur de Hong Kong.