Feuilleton à rallonge aux péripéties rocambolesques, le Brexit et ses rebondissements défraient la chronique depuis plus de trois ans. Au milieu de ce chaos politique qui décourage parfois les mieux intentionné·es, des propositions de fiction émergent. En décrivant les effets concrets des décisions d'en haut sur la vie des citoyen·nes, elles ont le mérite de rendre réelle une politique souvent reléguée dans une bulle lointaine.
La série Years and Years signée Russell T. Davies et Le cœur de l'Angleterre, du romancier Jonathan Coe, offrent deux exemples récents de fictions qui racontent la société britannique et mettent en exergue le délitement des liens familiaux, sociaux et conjugaux dans une société prise au piège de son repli identitaire et de la dislocation de ses idéaux.
Years and Years dépeint, le temps de six épisodes, une plongée dystopique dans ce que pourrait être l'Angleterre post-Brexit de demain. La fratrie Lyons, grand-mère, enfants et conjoints, assiste à l'émergence d'un nouveau monde et son déluge de catastrophes –réfugiés climatiques, attaque nucléaire, dérives technologiques– sous l'œil de la politicienne Vivienne Rook, contraction de nos leaders populistes contemporains, qui poursuit une ascension fulgurante.
Quand Daniel se bat pour le droit d'asile de son amant (torturé pour homosexualité dans son Ukraine d'origine), quand Rosie se laisse séduire par les promesses du Four Star Party, lasse de ses années passées à élever ses enfants dans la précarité, quand Stephen et Celeste basculent dans l'ubérisation, leur confort de vie s'écroulant en même temps que les banques, c'est la petite histoire qui nous parle de la grande.
La série parvient à mener de front anticipation et ultra-contemporain, et c'est parce qu'on nous raconte une saga familiale avant de dépeindre un futur anxiogène pas si lointain qu'elle touche à son but. C'est peut-être en ce sens que Russell T. Davies refuse la dénomination de dystopie, préférant parler de «récit de survie familiale»: «Si Years and Years est une série politique, c'est dans le sens où elle parle du monde.»
Alors que la série commence avec l'application du Brexit et les conséquences concrètes de la sortie de l'Union européenne, Le cœur de l'Angleterre s'achève au contraire quelques mois avant ce qui aurait dû être le «Brexit effectif», le 29 mars 2019.
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Le roman débute en 2010, année du début de la coalition entre travaillistes et conservateurs qui marque selon Coe le début d'une politique idéologique déconnectée des besoins matériels du peuple. Émeutes de 2011, élection de David Cameron, campagne du référendum: ce sont les prémices du Brexit qui nous sont offertes le temps d'une petite décennie, à travers la famille Trotter et ses proches.
L'auteur, qui puise ses personnages dans ses deux précédents romans, reconnaît d'ailleurs que l'enjeu n'était pas dans l'intrigue: «Je voulais simplement prendre des personnages que je connaissais très bien, les mettre dans la réalité contemporaine et voir comment ils réagissaient.»
Une exploration du sentiment patriotique
À travers des choix esthétiques différents, ces œuvres ont beaucoup en commun. Toutes deux mettent en scène de grandes fresques familiales et sociales qui permettent de confronter différentes générations et d'exhiber des fractures liées à l'âge –une dimension essentielle du vote du Brexit.
Surtout, elles sont populaires dans les deux sens du terme: elles parlent du peuple et s'adressent à lui. Manchester (Years and Years), Birmingham (ville native de Jonathan Coe): ces deux villes sont provinciales et c'est depuis la périphérie qu'elles parlent d'une capitale dont elles se sentent parfois bien loin –à l'inverse de Londres, Birmingham a voté pour sortir de l'Union européenne. Et pourtant, avec Birmingham, centre du pays d'un point de vue géographique, Jonathan Coe écrit au cœur de l'Angleterre et réussit à jouer sur les deux tableaux.
En déployant cette myriade de personnages et leurs interactions, les créateurs semblent vouloir nous faire toucher quelque chose de cette fierté nationale difficilement palpable, qui nous file entre les doigts dès qu'on tente de l'approcher autrement qu'à travers des crispations identitaires.
La très belle scène chorale de la cérémonie d'ouverture des Jeux olympiques de 2012 dans le roman l'illustre bien; chacun des personnages y trouve son compte, transporté parfois malgré lui par ce déploiement de références culturelles et d'évocations historiques.
S'atteler à ce qui fait nation deviendra même le nouveau sujet de thèse du personnage de Sohan, à qui l'auteur prête certaines de ses réflexions. Climax du roman, ce chapitre polyphonique magistralement orchestré est une sorte de paroxysme du patriotisme, avant que la fierté nationale ne se mue en nationalisme rance.
L'écriture en temps réel
«Je voulais embrasser la nature journalistique de la fiction et écrire un livre aussi actuel et ancré dans la réalité contemporaine que possible. Parfois, j'écrivais des scènes qui se passaient dans un contexte vieux de seulement quelques semaines. Vers la fin du livre, j'ai même écrit une scène qui se passait dans le futur», confiait Jonathan Coe à L'Humanité.
Russell T. Davies a vraisemblablement été confronté à la même chose: l'incendie de Notre-Dame a par exemple été intégré au dernier moment dans le texte, quelques semaines seulement avant la diffusion.
Le montage accéléré façon zapping permet aussi de rendre à l'écran cette chronologie d'événements tourbillonnants se succédant de manière parfois si rapide et contradictoire que la mémoire ne suit pas. Ces formes d'écriture de l'histoire en temps réel influent nécessairement sur la perception du lectorat, lui donnent l'occasion d'appréhender les événements autrement que par une chronologie linéaire.
Jonathan Coe admet que si le citoyen qu'il est a été désespéré par les résultats du référendum, l'écrivain s'en est réjoui: «Le référendum, je dois bien l'avouer, est la meilleure chose qui soit arrivée au livre: ça m'a donné une histoire, un arc narratif.»
Benjamin Trotter emprunte d'ailleurs beaucoup à son créateur: se désintéresser de la politique n'empêche pas de la concevoir comme un matériau extraordinaire de fiction. Si le citoyen s'effraie du hasard, l'écrivain peut à loisir s'émerveiller des accidents qui font l'histoire.
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C'est en lisant un article d'un conseiller conjugal spécialisé Brexit que l'idée du Cœur de l'Angleterre a germé; et les personnages de Sophie et Ian ont recours à une thérapie de ce genre peu de temps après le vote. La psychologue leur explique alors que si le Brexit est effectivement devenu un motif essentiel de séparation, ce ne sont jamais les choix politiques en eux-mêmes qui sont reprochés, mais les rancœurs plus personnelles qu'ils permettent de révéler –mépris, mauvaise foi... Le terrain de jeu du Brexit est peut-être plus à chercher du côté de la chambre à coucher que dans la Chambre des communes.
En imaginant les voies que l'histoire peut emprunter, ces fictions influent sur le présent; elles permettent en tout cas de penser autrement l'euroscepticisme et un ressentiment qui ne s'arrêtent pas aux frontières de la Manche.
Écrire sur l'intimité des foyers, n'est-ce pas finalement une manière de rendre le pouvoir à ce peuple constamment au cœur des stratégies électorales mais toujours délaissé par les politiques gouvernementales successives? Au croisement du politique et du quotidien, de l'abscisse et de l'ordonnée, le citoyen ou la citoyenne peut être un canal de transmission privilégié, bouée dans une mer de défiance généralisée.