Pour construire la politique de convergence franco-allemande que j'appelais de mes vœux dans ma dernière chronique, il est capital d'élaborer en amont un benchmark précis des forces et faiblesses de nos deux pays. Après avoir étudié les ressorts du décrochage industriel français par rapport à l'Allemagne, je vous propose donc cette fois-ci de regarder de près le fonctionnement du marché du travail outre-Rhin.
Le marché du travail allemand a été bouleversé par les lois Hartz, promulguées entre 2003 et 2005, par la majorité social-démocrate. Ces lois visant à assouplir le marché du travail et à augmenter la pression à la reprise d'un emploi, ont été abondamment critiquées en France comme en Allemagne. Certains ont parlé de régression ou de darwinisme social, on a même largement évoqué les problèmes judiciaires et extraconjugaux de Peter Hartz, DRH de Volkswagen à l'origine des lois, pour discréditer les réformes. Au-delà de l'émotion compréhensible que ces changements ont causé, je crois qu'il est temps d'établir un premier bilan des lois Hartz en répondant, sans idéologie ni tabou, à cette question: l'emploi a-t-il bénéficié de ces réformes? Et si oui, est-ce au détriment de la lutte contre la pauvreté?
Le gouvernement Schröder a posé un constat en 2003: le chômage allemand, en particulier de longue durée, est structurellement plus élevé que la moyenne dans l'OCDE (10.5% en 2003, 12% en 2005, contre respectivement 8,5% et 9% en France). Plusieurs faiblesses allemandes ont été invoquées: une politique de l'emploi trop passive –favorisation des préretraites–, un marché peu flexible –l'emploi intérimaire était très peu utilisé (en 2004 il représentait 1,1% de l'emploi salarié contre environ 2,5% en France)– et création de trappes à inactivité pour les chômeurs non qualifiés. Pour faire durablement revenir le chômage en dessous de la barre des 10%, Peter Hartz a choisi d'appliquer une révolution copernicienne au marché du travail allemand: plutôt que de constituer un amortisseur social ultra-protecteur, le système d'aide va désormais associer aux droits des chômeurs des devoirs exigeants pour pousser à tout prix au retour à l'activité. Le but principal des réformes Hartz est ainsi de créer un nouveau secteur d'emplois tertiaires peu payés pour des salariés faiblement qualifiés afin de réintégrer la majorité des chômeurs de longue durée dans le marché du travail.
Ces réformes drastiques ont été déclinées en quatre lois, successivement entrées en vigueur entre 2003 et 2005. Trois virages majeurs ont été impulsés :
1/ Une refonte du service de l'emploi pour améliorer les services proposés aux chômeurs: création des «job centers» qui regroupent en un guichet unique, bureaux d'aide sociale et agence pour l'emploi des länders. Auprès de ces «job centers» des entreprises privées, appelées agences de placement personnel (PSA), s'engagent à trouver des missions d'intérim pour les chômeurs.
2/ Un accroissement de l'offre des petits boulots pour encourager le travail à bas salaire plutôt que l'inactivité: les minijobs, en deçà de 400 euros, sont exonérés de charges sociales mais le salarié ne bénéficie plus de couverture sociale. Les «midijobs» entre 400 et 800 euros sont soumis à des cotisations salariales selon un taux progressif et donnent droit à une protection sociale complète. Enfin, des «job à 1 euro» ont été créés: ce sont des travaux d'utilité publique dédommagés à hauteur de 1 à 2 euros par heure et dont l'objectif est de permettre aux personnes désocialisées de renouer un contact avec une vie sociale et professionnelle.
3/ Un durcissement des conditions d'indemnisation du chômage: réduction des délais de présentation à l'agence pour l'emploi, réduction à deux ans de la période de référence de calcul des indemnités de chômage, réduction à 18 mois de la durée maximum de bénéfice de l'assurance chômage (contre 32 mois auparavant) et fusion des minima sociaux avec l'allocation chômage au-delà de ces 18 mois. Désormais, les allocataires ayant épuisé leurs droits d'indemnisation chômage peuvent recevoir une forme de RMI forfaitaire, l'allocation «chômage II», fonction du nombre de personnes à charge dans le ménage. Au contraire, dans l'ancien dispositif d'assistance, les allocataires ayant épuisé leurs droits à l'assurance chômage percevaient une allocation d'assistance proportionnelle à leur ancien salaire net. Pour pouvoir prétendre aux allocations d'assistance, chaque ménage doit compter au moins une personne apte à travailler. Toutes les offres d'emplois sont jugées «acceptables», si la rémunération n'est pas «contraire aux bonnes mœurs», et même si elle est inférieure aux conventions collectives de branche. Le nouveau système en vigueur ne garantit plus le statut professionnel des demandeurs d'emploi, qui sont contraints d'accepter un travail même s'il ne correspond pas à leurs qualifications et diplômes.
Bilan: un chômage en baisse
Cinq ans après l'entrée en vigueur des lois Hartz, un constat macroéconomique s'impose: malgré la crise, entre 2005 et début 2010, le chômage en Allemagne est passé de 12% à 8,2%. Dans le même temps, en France, il a augmenté de 9% à 10%. Alors que, dans les années 1990 et 2000, le chômage allemand était structurellement supérieur au chômage français, la tendance s'est depuis inversée. Les différentiels de croissance n'expliquent pas à eux seuls ce croisement de nos courbes de chômage. Certes, entre 2006 et 2008, l'Allemagne a, chaque année, enregistré un point de croissance de plus que notre pays. Cette activité supplémentaire a créé des emplois. Mais, en 2009 la croissance allemande a chuté de 5% contre -2,2% pour la France, soutenue notamment par le plan de relance. Sur la période 2005-2010 qui nous intéresse, France et Allemagne font donc globalement jeu égal en termes de croissance. Cela signifie donc bien, qu'au-delà de la croissance, les lois Hartz ont eu un impact sur l'emploi. Par exemple, l'emploi intérimaire, quasi inexistant en 2004, a doublé pour toucher aujourd'hui plus de 2% des actifs. De même, les petits boulots sont pour la plupart sortis de l'économie souterraine pour être désormais reconnus et encadrés par la loi: les minijobs sont ainsi passés de 4,1 millions en 2002 à plus de 7 millions en 2007.
Le coût social
Mais ces mesures drastiques ont eu un coût social. En 2008, 14% de la population allemande vivait en dessous du seuil de pauvreté, soit 11,5 millions de personnes, contre 10% en 2000. Cette fois-ci, c'est l'Allemagne qui a décroché par rapport à la France, passée de 16% de la population en dessous du seuil de pauvreté en 2000, à 13,4% en 2007. L'explosion des minijobs à 400 euros a accru le nombre de «travailleurs pauvres» parmi les Allemands les moins qualifiés.
Par ailleurs, dans un arrêt du 9 février 2010 qui faisait suite à plus de 194.000 plaintes enregistrées en 2009, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe a jugé que l'allocation chômage II –dont bénéficient 6,7 millions de personnes– était incompatible avec «le droit à une existence digne». La Cour a notamment dénoncé le fait que le barème pour les enfants ne soit qu'un pourcentage (de 60 à 80%) de l'allocation pour adultes et ne tienne pas compte de leurs «besoins spécifiques»: couches pour nourrissons, matériel scolaire... La Cour a donné au gouvernement jusqu'au 31 décembre 2010 pour modifier le mode de calcul des allocations, une augmentation des prestations pourrait coûter jusqu'à 10 milliards d'euros par an. Enfin, est-ce normal qu'un chômeur qui a fait le choix d'accepter un minijob mal rémunéré ne bénéficie en contrepartie que d'une très faible couverture sociale?
Les lois Hartz ont donc permis de faire descendre le taux de chômage au prix d'un accroissement de la précarité. En France, nous avons fait le choix inverse : conserver une protection sociale universelle au détriment d'une flexibilisation du marché de l'emploi. Faut-il vraiment choisir entre la lutte pour l'emploi ou la lutte contre la pauvreté?
Objectif: la flexsécurité
Les divergences franco-allemandes sur ce sujet illustrent toute la difficulté à trouver un juste équilibre entre libéralisation du marché du travail et protection des personnes. En France, des réformes importantes ont été lancées en 2009 pour soutenir les chômeurs dans leur recherche d'emploi –avec la fusion ANPE Assedic dans l'ensemble Pôle emploi– et pour inciter au retour à l'activité avec la création du RSA, avec le statut de l'auto-entrepreneur... Il est trop tôt pour en tirer un bilan, mais elles semblent aller dans le sens de cette fameuse «flexsécurité» qui reste un objectif à atteindre. Des améliorations doivent être apportés à notre système pour renforcer l'équilibre entre les droits et les devoirs. Je pense par exemple qu'il serait bénéfique:
1/ D'anticiper les fins de contrats:ne pas attendre que le licenciement soit effectif ou que les salariés en contrat à durée déterminée soient en fin de contrat pour commencer à les accompagner. Cela permettrait d'anticiper les recherches et donc de réduire la période de battement entre deux postes.
2/ De stimuler le retour rapide à l'emploi à l'aide d'une prime: pour avoir un système plus incitatif, on pourrait verser une «prime pour retour rapide à l'emploi». Elle pourrait représenter un certain nombre de mois d'indemnisation non consommés. Le montant de la prime dépendrait du délai de retour à l'emploi et du profil du demandeur d'emploi. Elle tiendrait compte de la durée moyenne de retour à l'emploi pour un demandeur d'emploi de même profil.
3/ D'inciter à la reconversion dans les secteurs porteurs: au bout de 18 mois de chômage, Pôle emploi devrait contraindre un demandeur d'emploi à choisir une formation qualifiante qui correspond aux besoins économiques dans son bassin d'emploi. A l'inverse, on pourrait créer une prime pour les chômeurs qui suivent une formation qualifiante dans un secteur en pénurie de main d'œuvre dans leur bassin d'emploi. Cette prime pourrait être l'équivalent d'un mois d'indemnisation supplémentaire.
4/ D'encourager les titulaires de minima sociaux en marge du marché du travail à effectuer des travaux d'intérêt général sous la houlette des collectivités locales et en liaison avec le secteur associatif: cela pourrait leur permettre de renouer du lien social et d'envisager à nouveau de chercher du travail.
5/ De rabaisser le plafond d'allocation chômage: c'est en France que l'on peut bénéficier du montant d'allocation le plus élevé: 5.642,90 euros. C'est plus de deux fois supérieur à l'allocation maximale allemande, et quasiment trois fois plus qu'au Danemark, pourtant cité comme le modèle de référence de la «flexsécurité».
S'il ne faut pas réformer notre marché du travail sur l'exemple des lois Hartz, nous devons poursuivre notre réflexion, à la lumière des leçons du modèle allemand, pour parvenir au plus vite à un système qui sécurise au mieux les parcours professionnels tout en incitant au travail.
Jean-François Copé
Photo: bureau de l'emploi à Berlin, en 2010. REUTERS/Thomas Peter