Société / Monde

Du Joker à Winnie l'Ourson, la pop culture envahit les manifestations

Temps de lecture : 5 min

Dans les cortèges, les masques et maquillages à l'effigie de certains personnages célèbres prolifèrent. Et leur choix est rarement le fruit du hasard.

Mouvement de protestation contre le gouvernement, le 23 octobre 2019 à Beyrouth | Anwar Amro / AFP
Mouvement de protestation contre le gouvernement, le 23 octobre 2019 à Beyrouth | Anwar Amro / AFP

Un visage blanc, un petit sourire sarcastique surmonté d'une fine moustache... Le masque de Guy Fawkes, souvent résumé à son statut de masque des Anonymous ou de V pour Vendetta, est certainement le plus populaire. Son histoire remonte au XVIIe siècle: John Johnson, de son vrai nom Guy Fawkes, était l'un des membres de la Conspiration des poudres. Ce groupe de catholiques britanniques avait pour objectif de faire exploser le Palais de Westminster et ainsi de tuer le roi Jacques Ier. Mais leur complot fut déjoué et tous furent arrêtés puis exécutés.

Depuis, en guise de tradition, la population britannique brûle des effigies de Guy Fawkes lors des feux de joie organisés chaque 5 novembre pour la Guy Fawkes Night. Le personnage a ensuite été repris dans la bande dessinée V pour Vendetta d'Alan Moore et David Lloyd: son héros, V, souhaite anéantir le pouvoir en place et redonner sa liberté à la population. Première action: l'explosion du Palais de Westminster.

En 2008, Guy Fawkes est devenu l'emblème du groupe de hacktivistes Anonymous qui se sont fait connaître avec une attaque informatique contre l'Église de Scientologie. Par la suite, les Anonymous ont eu une place importante dans les Printemps arabes en 2011 car ils ont aidé des citoyen·nes à contourner les censures en place dans leurs pays, notamment en Tunisie. La même année, ils ont aussi milité dans le cadre du mouvement Occupy Wall Street.

Leurs revendications sont plurielles: lutte contre les inégalités, critique du capitalisme, protection des animaux... Pour Nora Bouazzouni, journaliste spécialisée en pop culture, «peu importe qui proteste, l'important c'est la cause: via ces masques, elle est visible et commune».

Le choix de Guy Fawkes comme symbole international d'une union contre les injustices peut néanmoins être remis en question. Comme le rappelle Nora Bouazzouni, «l'image de ce masque appartient à Time Warner», l'une des plus grandes entreprises de l'industrie médiatique et du divertissement. En conséquence, «quand on achète un masque officiel, on finance ses actionnaires, ce qui n'est pas exactement un geste révolutionnaire».

L'effet Casa de Papel

Depuis le succès de la série espagnole La Casa de Papel, ce sont les masques à l'effigie du peintre Salvador Dalí, avec sa longue moustache fine et ses yeux exorbitants, qui ont commencé à apparaître. Dans la série, qui retrace l'histoire d'un braquage de la Fabrique nationale de la monnaie et du timbre à Madrid, bandits et otages portent une combinaison rouge ainsi que ce masque, qui leur permet ainsi d'être indissociables.

Si ce visage a été choisi, c'est notamment en lien avec le surnom du peintre donné à Dalí par l'artiste surréaliste André Breton. Avida Dollars, assoiffé d'argent en français, est une anagramme du nom complet de Salvador Dalí, une «anagramme magique» selon l'intéressé, mais qui révèle surtout son rapport teinté d'avidité à l'argent. Dans les manifestations, l'utilisation de ce masque symbolise la révolte du peuple face au gouvernement en place, comme dans la série Casa de Papel.

La Fondation Dalí, créée par l'artiste lui-même dans le but de préserver son patrimoine, rappelle fréquemment que la production ne lui a pas demandé d'autorisation. De leur côté, les créateurs se justifient en expliquant que la série a popularisé l'artiste dans des zones où il n'était jusqu'alors que très peu connu. Ils ajoutent même dans El País que le choix de ces masques constitue «le meilleur marketing pour Dalí». Car oui, dans notre société où l'image est prépondérante, «cela a un impact très fort de voir des milliers de personnes à la télé porter le même masque», rappelle Nora Bouazzouni.

À Hong Kong, une loi contre les masques

Depuis le mois de juin, Hong Kong vit l'une de ses pires crises politiques en raison de l'annonce de sa potentielle intégration à la Chine continentale. Les tensions entre les citoyen·nes et la police ne cessent d'ailleurs de s'amplifier.

De nombreux accessoires sont devenus les symboles de cette révolte: parapluies, Post-it, et masques. Avec, encore une fois, des liens avec la pop culture. Winnie l'ourson est souvent représenté car de nombreux mèmes comparent le physique du personnage de dessin animé à celui du président chinois Xi Jinping.

Un manifestant à Hong Kong, le 20 octobre 2019. | Philip Fong / AFP

Quant à la grenouille verte Pepe The Frog, qui fut aussi détournée par l'extrême droite américaine, elle a été utilisée à Hong Kong comme un symbole de paix pro-démocratie. En 2016, Time interrogeait d'ailleurs son créateur Matt Furie sur le tournant symbolique pris par le personnage: «Pepe est ce que vous voulez qu'il soit: moi, son créateur, je dis que Pepe est symbole d'amour». Parfois, les créateurs se retrouvent alors dépassés par la symbolique que prend leurs personnages, comme le confirme Anne Sweet, spécialiste de l'interaction entre médias, consommateurs et consommatrices: «L'appropriation peut s'appuyer sur une sorte de subversion, ou une interprétation personnelle, de la signification dominante et voulue du message».

À Hong Kong, ces masques permettaient aux manifestants de protéger leur identité. Sur France 24, la journaliste Florence de Changy expliquait que de nombreuses entreprises se trouvaient «sous la pression de Pékin pour sanctionner leurs employés qui soutiennent le mouvement».

Mais le 4 octobre dernier, la cheffe de l'exécutif Carrie Lam a annoncé l'adoption d'une loi anti-masques afin d'enrayer les révoltes. Aussitôt, les contestations à ce propos ont émergé, la violence des affrontements contraignant même les sociétés de transport à arrêter leur service.

Le Joker, dernier chouchou en date

De nouveaux épisodes de manifestations se jouent actuellement dans le monde. Au Chili, les protestations ont débuté avec des étudiant·es s'opposant à l'annonce de la hausse du prix du ticket de métro. En Catalogne, à la suite de la condamnation de neuf séparatistes, de violents heurts ont éclaté. Au Liban, la création d'une «taxe Whatsapp» a été l'élément déclencheur des révoltes.

C'est justement dans les rues de Beyrouth qu'un nouveau masque a été repéré. Celui-ci est à l'effigie du Joker avec son visage blanc, ses yeux noircis et sa bouche rouge qui s'étend sur ses joues. Si cette apparition coïncide évidemment avec la sortie, et le succès, du film réalisé par Todd Phillips, il y a d'autres explications.

Selon Stéphanie Baz, autrice de Liban, debout malgré tout, ce pays multiple, «en permanence entre le français, l'arabe et l'anglais, incorpore toujours les cultures de l'extérieur». Quant au choix spécifique de ce personnage, il s'explique par le fait que le Joker «est devenu méchant car il a été maltraité: il rappelle à la fois les politiciens libanais, mais aussi le peuple qui ne veut pas être méchant». À l'heure actuelle, les manifestations se tenant dans le pays sont pacifiques, dans leur immense majorité.

De surcroît, le Joker peut se décliner sous différentes formes qui facilitent sa propagation, comme le constate Stéphanie Baz: «On le retrouve en maquillage avec le cèdre du Liban en vert à la place des yeux, en visage blanc entouré de rouge comme le drapeau...».

Si le Joker se répand si facilement au Liban mais aussi dans les autres manifestations, c'est parce que cette figure populaire ne cesse de se renouveler depuis la première bande dessinée The Killing Joke, laquelle a par ailleurs été écrite par Alan Moore, l'auteur de V pour Vendetta.

L'appropriation de ces divers personnages «est un moyen par lequel des personnes ordinaires peuvent s'emparer de la culture, et même en produire», résume Anne Sweet. Au même titre que le Pussy hat, symbole des marches des femmes en 2017, les masques permettent de montrer son appartenance, non pas à une contestation précise, mais à une révolte universelle.

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