Santé / Société

Les hommes anorexiques peinent à sortir de l'ombre

Temps de lecture : 8 min

Bien souvent assimilée à une «maladie de fille», l’anorexie concerne aussi les hommes. Entre prise en charge tardive et clichés, l’anorexie masculine est encore mal connue et largement sous-estimée.

«Les hommes ne vont pas consulter et se laissent mourir. C’est révoltant» | Derek Gavey via Flickr CC License by

À 16 ans, Gaël Michel n'est pas obèse, simplement un peu rond. Suffisamment, en tout cas, pour attirer les railleries de ses camarades. Son homosexualité, il a du mal à l'assumer. Quant à l'éloignement de sa meilleure amie, il ne l'a pas supporté. Il fallait reprendre le contrôle sur quelque chose. Son mal-être s'exprime alors rapidement à travers l'anorexie. «Au début, je faisais simplement un peu de sport et attention à ce que je mangeais», explique-t-il.

Le point de non-retour

Dès les premiers kilos perdus, les compliments de son entourage abondent. Mais sur la balance, les chiffres se succèdent, toujours plus petits. L'adolescent, au sourire encadré de fossettes rieuses, s'abandonne à corps perdu dans le sport (footing, natation, marche) et exerce un contrôle strict de son alimentation: pas plus de 500 calories par jour. Une pomme, un yaourt et un peu de muesli. La restriction devient un plaisir addictif, presque une fierté. «On est dans un état dichotomique. Une partie de toi sait que tu te fais du mal. L'objectif final c'est quand même la mort. Mais l'autre partie veut vivre. Je n'ai pas vu le stade où ça allait trop loin», souffle doucement le jeune Perpignanais.

Un jour, il tombe à 47 kilos, pour un mètre quatre-vingt sept. Soit une perte de 27 kilos en trois mois. Sa mère, qui n'avait rien remarqué jusque là, l'emmène d'urgence chez le médecin. Là, il se heurte à l'incompréhension d'une partie du personnel médical. «Le premier médecin que j'ai vu m'a dit de manger des pâtes pour aller mieux. Il ne s'est pas rendu compte que j'étais anorexique. Et ma diététicienne m'a fait un plan alimentaire. Personne ne pensait à traiter le fond du problème.»

«Une partie de toi sait que tu te fais du mal. L'objectif final c'est quand même la mort»
Gaël Michel

Gaël Michel est formel: on ne parle pas suffisamment des hommes anorexiques. «J'ai fait des recherches sur le sujet quand j'étais encore malade. Dans les interviews, les spécialistes parlent tout le temps au féminin. On se sent déjà à part parce qu'on a un trouble du comportement alimentaire (TCA). Mais en étant garçon on est encore plus dans une minorité. Ça fout un peu les boules. Quand je regardais des émissions sur l'anorexie, je me disais “Et moi?”»

Dans l'inconscient collectif, un cliché persiste: les anorexiques sont des filles. Un stéréotype renforcé par un chiffre avancé par la plupart des spécialistes, et repris par la Haute Autorité de Santé en 2013: sur dix patient·es anorexiques, seulement un serait un homme. Mais ces chiffres cachent une nuance: ils ne prennent en compte que les patient·es traité·es. Et c'est là que ça pose problème, car beaucoup d'hommes passent alors à la trappe.

Pour la psychiatre Christine Foulon, les hommes anorexiques sont bloqués par un problème de représentation. «L'homme doit être viril, et comme l'anorexie est une maladie stéréotypée, associée aux femmes, les garçons hésitent à aller consulter», explique-t-elle. «Les filles viennent directement me voir pour des problèmes d'anorexie. Elles ont posé le diagnostic toutes seules. Pour les garçons ce n'est pas le cas. Ils ne vont pas directement y penser». C'est ainsi que beaucoup d'hommes passent au travers du diagnostic, ne sont pas soignés et finissent par guérir seuls... en tout cas pour les plus chanceux.

Une maladie genrée

Ces stéréotypes sont bien souvent ancrés dans l'entourage des malades. «Les gens me disent: “mais t'as qu'à manger, c'est pas compliqué”. Comme je suis un homme, pour eux je ne peux pas être anorexique», confie Valentin Oger, 24 ans. Dans son parcours de soins, il n'a rencontré que peu de garçons. «Je suis sûr qu'il y en a beaucoup plus que ça», affirme-t-il. «C'est tellement associé aux femmes que je pense qu'on ose moins en parler, qu'on se dit que ce n'est pas possible qu'on soit concerné. Il y a peut-être une part de honte. Ce sont mes parents qui ont déclenché le processus de soin et qui m'ont sauvé. Sans eux, je ne sais pas si j'en aurais parlé.»

«Les gens me regardent avec des yeux ronds et me disent “t'es un mec, tu ne peux pas être anorexique”»
Chris Coupan

Chris Coupan, 42 ans, subit les mêmes remarques de la part de certains de ses proches. «Les gens me regardent avec des yeux ronds et me disent “t'es un mec, tu ne peux pas être anorexique”.» Cela va faire trente ans que Chris souffre d'anorexie. Assigné femme à la naissance, il s'amaigrit depuis l'adolescence, notamment pour effacer tout attribut lié au féminin et avoir enfin la sensation de vivre dans un corps qui lui correspond. «J'ai “de la chance” parce que je fais ma transition. Quand j'étais assimilé au sexe féminin, tout a été accepté facilement. Autrement, je ne sais pas ce qu'il serait advenu de moi.» Deux de ses amis refusent de se faire soigner parce qu'il est inconcevable pour eux d'avoir une «maladie de nana». «Les hommes ne vont pas consulter et se laissent mourir. C'est révoltant.»

Chez certains médecins, même credo. «Il y a quelques années, des confrères de la Pitié Salpêtrière m'ont envoyé en consultation un jeune homme, en section sport étude rugby», raconte Christine Foulon. «Très musclé, il venait pour faire un bilan en raison d'un amaigrissement très important, malgré ses 90 kilos. Il a eu la totale: bilan, scanner, ponction lombaire... Au bout de quelques semaines, un chef de clinique a fini par me l'envoyer.» Elle se met alors à l'interroger. «Il m'a finalement avoué qu'il ne faisait que monter et descendre les escaliers toute la journée, en comptant les calories... Il m'a sorti tous les symptômes de l'anorexie, mais lui-même ne pouvait pas accepter l'idée qu'il pouvait avoir ce trouble. C'était inenvisageable pour ses parents qui ont trois garçons. Et même les médecins de la Pitié Salpêtrière n'avaient pas imaginé une seule seconde que ce garçon soit anorexique. Ils ne faisaient tout simplement pas cette hypothèse.»

Pour le professeur Olivier Cottencin, responsable du service addictologie à l'hôpital Fontan 2 de Lille, l'anorexie masculine est de plus en plus fréquente, et commence à être mieux repérée. «On est en train de casser les genres, c'est un constat clinique», explique-t-il. «Les rôles des uns et des autres dans la société sont de moins en moins clivés.»

Il existe autant d'anorexiques que de formes d'anorexie. On peut toutefois trouver des similitudes, des comportements relativement communs. «La vraie anorexie mentale, ce sont ceux qui se trouvent toujours trop gros car ils ont une dysmorphie. Ils maigrissent à outrance et ils deviennent cadavériques», explique le professeur Cottencin. «D'autres hommes en sont là parce qu'ils ont vécu un traumatisme. Ils se protègent du regard de ceux qui les auraient agressés. L'anorexie peut aussi survenir en réaction à des transformations corporelles pouvant être sources d'angoisse. Vous reprenez le pouvoir sur quelque chose dont vous aviez perdu le contrôle.»

Énorme et sec

Les obsessions des hommes anorexiques semblent foncièrement différentes de celles des femmes. Ils ne cherchent pas à maigrir le plus possible, mais à baisser leur indice de masse graisseuse dans le but d'avoir un corps toujours plus sec. Cela se traduit par une réduction de l'alimentation, parfois par la prise de laxatifs, mais surtout par la pratique intensive du sport. «On les diagnostique assez tardivement car, parallèlement à leur perte rapide de poids, ils se musclent», précise Olivier Cottencin. «Contrairement aux autre anorexiques, ils ne semblent pas souffrir de dénutrition. Ils ne viennent pas consulter, ils sont dans le déni, se répètent qu'ils veulent juste faire du sport et se trouver beaux.»

C'est là qu'interviennent les coachs sportifs virtuels. Majoritairement non certifiés, ils fourmillent sur les réseaux sociaux, affichent leur corps bodybuildé et dispensent savoir et conseils à leurs millions d'abonnés. Ils font partie de la catégorie des influenceurs et sont les modèles d'une bonne partie des millennials. Pour Nicolas Sahuc, diététicien spécialiste des troubles alimentaires, ce phénomène est un calvaire absolu. «On a un vrai problème avec les réseaux sociaux. Les “coachs” donnent des conseils irresponsables à une population fragile et gourmande de ce type d'infos. Je rencontre en permanence des gens influencés par eux.» Ce que confirme le professeur Olivier Cottencin: «Dans l'anorexie masculine, il y a une quête de la performance, du corps parfait. On le voit bien sur YouTube... Ils veulent être “énormes et secs”», soupire-t-il.

«Dans l'anorexie masculine, il y a une quête de la performance, du corps parfait»
le professeur Olivier Cottencin

«Énorme et sec», c'est justement le slogan de Tibo Inshape. Ces mots, il les répète comme un mantra dans ses vidéos. A 27 ans, le YouTubeur aux six millions d'abonnés et à la musculature saillante cartonne sur le web. Entre coaching et vidéos humoristiques sur le sport, le Toulousain prêche les bienfaits de son «temple», la salle de musculation. Il y explique les programmes d'entraînement qu'il suit, notamment ses programmes de «sèche», filme la préparation de ses repas... 150g de riz, 200g de dinde: tout est pesé, au milligramme près. Nicolas Sahuc résume: «des propositions de diététique à la hauteur de ses connaissances, c'est-à-dire nulles». Contacté, le YouTubeur n'a pas donné suite à nos demandes d'interview.

La «sèche» est un terme principalement utilisé par les bodybuilders. C'est la dernière étape de la perte de poids. Cette phase consiste à perdre le maximum d'eau et de gras, à éliminer les dernières cellules graisseuses pour arriver à une définition musculaire quasi-parfaite. C'est une diète violente qui nécessite de suivre un régime alimentaire drastique et de pratiquer beaucoup d'activités physiques pendant plusieurs semaines.

«J'ai eu des patients qui se sont servi de la “sèche”, prônée par les coachs, pour maigrir», se scandalise la psychiatre Christine Foulon. Valentin Oger, par exemple, a faillit se laisser séduire par ce régime. «Sur Facebook, je suivais deux mecs qui faisaient une “sèche”. Mais je n'ai pas osé faire pareil. Leurs programmes ne sont pas adaptés aux gens malades. Ils sont à l'opposé de ce qu'on nous apprend en rythme alimentaire dans les structures de soin. Les “sèche” peuvent emmener quelqu'un de déterminé à maigrir dans un engrenage pervers.»

À la mode

William Kadmiry, lui, refuse d'accompagner les sportifs dans un programme de «sèche». Il y a bientôt six ans, ce trentenaire a monté sa boîte de coaching. L'année dernière, il a publié une vidéo sur sa chaîne YouTube suivie par 3.000 personnes: dans La sèche en musculation, une forme d'anorexie à la mode, il met en garde contre les dérives de cette pratique sportive.

«Ce n'est pas un régime», insiste-t-il. «C'est spécifique à la compétition. Non seulement ça épuise, mais ça a des conséquences importantes sur la santé. La déshydratation peut provoquer des problèmes cardiaques, ça accélère le vieillissement des cellules. Ils descendent à des pourcentages de masse graisseuse très bas, parfois jusqu'à 4%, alors que le minimum est entre 10 et 20%. Cela impacte le système hormonal, donc ça influe sur l'humeur, la libido, la motivation…»

Pour Gaël Michel, les influenceurs sportifs ne sont pourtant pas à la source de l'anorexie. «Il faut déjà avoir une grosse fragilité de base», affirme-t-il. Aujourd'hui âgé de 22 ans, le jeune homme a repris 32 kilos, après six années de combat. Lorsqu'il raconte son histoire, son ton est hésitant, presque retenu. Mais sa voix est ferme et déterminée quand il affirme que «maintenant c'est fini», qu'il ne rechutera pas. Inscrit en BTS de diététique, Gaël Michel souhaite se spécialiser dans la prise en charge des TCA afin de «donner un sens à tout ça». Et de pouvoir prodiguer des conseils avisés à celles et ceux qui, comme lui, seraient tombé·es dans la spirale de l'anorexie.

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