Un héros de la grande cuisine française sacré 9e chef du monde en 2015, distinction archi méritée.
L'implantation de l'ex-arpète de Béziers dans ce bled perdu dans la garrigue, à trente kilomètres de Narbonne, était un singulier défi ô combien risqué: le restaurant Le Vieux Puits avait fait faillite trois fois.
En juin 1992, Gilles Goujon a 31 ans. Son épouse Marie-Christine et lui n'ont pas d'argent et ils veulent à tout prix avoir un restaurant à eux, et lui trois étoiles au Michelin comme ses maîtres célèbres: Marc Meneau à l'Espérance de Vézelay et Roger Vergé au Moulin de Mougins qui a été son mentor, son modèle d'homme, un génial cuisinier star de la Côte d'Azur avant Alain Ducasse à Monaco, premier chef d'hôtel au sommet en 1987.
Élégant et distingué comme un major anglais, Roger Vergé, l'as du homard au Sauternes, a repéré le talentueux Goujon habile de ses mains et redoutable cuiseur de loups de ligne et de grosses langoustines. Dans la brigade mouginoise, il accomplit des prodiges au piano. À 22 ans, Gilles Goujon est promu chef de partie aux poissons et crustacés, un poste convoité, décisif pour l'envoi des cadeaux de la Méditerranée: des langoustes fraîches en saison entre autres merveilles.
Modeste, effacé, concentré sur ses assiettes, Goujon voit sa maestria récompensée dans ce moulin chic tenu par Denise Vergé où se pressent les «rich and famous» de Cannes, Antibes, Saint-Tropez, le sculpteur César, le peintre Arman, Jean Marais, José Artur, Eddie Barclay, une très belle clientèle qui va forger la splendide réputation de ce moulin mouginois –la meilleure table de la Côte d'Azur avec L'Oasis de Louis Outhier à La Napoule et la Bonne Auberge de Jo Rostang à Antibes, tous disparus du paysage azuréen.
Les fins becs en vacances dans cette région bénie des dieux se battent pour avoir une table chez les Vergé dont on vante le loup à l'huile d'olive, la salade Mikado, l'agneau de Sisteron aux truffes, légumes de saison et le millefeuille à l'abricot, «des plats parfaits, proches du sublime» écrit le Michelin de l'époque.
C'est la figure exemplaire de l'impérial Roger Vergé, adoré des client·es, qui va guider l'itinéraire, la montée en puissance de Gilles Goujon dans sa recherche problématique d'un restaurant à lui, comme son maître de Mougins et d'autres cuisiniers valeureux, Guy Savoy, Michel Rostang à Paris en quête de liberté et de responsabilités.
Entrée de l'Auberge du Vieux Puits à Fontjoncouse | © Auberge du Vieux Puits
Chef estimé en Occitanie, Gilles Goujon visite des établissements à vendre, Le Vieux Puits niché dans un minuscule village escarpé de Fontjoncouse a déposé le bilan plusieurs fois, le maire détient le bail et le cède (pas gratuitement) à Gilles Goujon enfin chez lui aux côtés de sa divine épouse qui l'aime tellement qu'elle veut l'aider dans ce pari pas gagné d'avance.
Au bout d'une route allant vers nulle part, Fontjoncouse est une sorte d'oasis bien irrigué remontant au VIIIe siècle, à l'époque de Charlemagne et des Sarrasins. Il reste les ruines d'un château délabré d'art roman. Ces vestiges anciens et les sources cachées n'en font pas un lieu de visites, encore moins de pèlerinages.
Il y a tout à faire pour attirer une vraie clientèle, les Goujon vont en vivre la terrible expérience: il n'y a personne pour s'attabler dans la modeste salle à manger retapée comme le reste. Zéro client, l'épreuve se répète tous les jours. Un cuisinier sans mangeur, c'est comme un acteur sans public. Il faut plaire comme disait Molière et Paul Bocuse, mais à qui?
Désespéré, meurtri, le chef patron est contraint de jeter les pigeons désossés, les crustacés, les homards, les rougets, le cochon noir. Rigoureux, Goujon ne veut servir que du frais, jamais du congelé. Il pleure tous les jours et s'en veut de cette installation sans débouchés ni avenir.
Pour le bras droit de Roger Vergé, de Gérard Clor à l'Escale de Carry-le Rouet, de Jean-Paul et Gérald Passédat au Petit Nice à Marseille, la leçon est trop cruelle: il ne peut exercer son artisanat de prince des saveurs fines. Par bonheur, Marie-Christine tient bon, le soutient et l'encourage à mitonner des spécialités en solo en vue du concours de Meilleur Ouvrier de France. Goujon est un bosseur, mû par la fascination des produits à transformer et par la passion des gestes justes. C'est un chef en or que l'on ne peut qu'admirer.
En 1996, il obtient le titre envié de Meilleur Ouvrier de France comme le maestro Joël Robuchon. Quatre années de répétition au piano, le labeur en solitaire pour offrir au jury de l'épreuve des maquereaux chauds et leur garniture, l'épaule d'agneau et ses accompagnements et le savarin. Il sera le premier chef à avoir décroché ce titre envié sans avoir été étoilé au Michelin! Une performance d'exception par un chef magnifique qui ne régale que quelques visiteurs chez lui, hélas.
Le Michelin de Bernard Naegellen, bon suiveur de l'actualité des chefs, accorde l'étoile en 1997, la clientèle croît de 30%, un miracle justifié –Marie-Christine peut enfin s'acheter une nouvelle paire de chaussures. Les Goujon ont été un couple de restaurateurs dans la dèche, il faut bien voir leur courage vivifiant.
Dès lors, la seconde étoile pointe en 2001 car la créativité de Goujon est décuplée: l'œuf fourré aux truffes, géniale invention de cette époque, et 40% de clientèle en plus. Le chef respire et s'entoure de cuisiniers qualifiés, d'un sommelier connaisseur, Gianni Polito, d'un directeur cultivé, Vincent Labarsouque, d'un fromager savant. Il file vers la suprême récompense, la troisième étoile est donnée en 2010. C'est l'apothéose inespérée.
Le Vieux Puits est complet le weekend et presque tous les soirs. Oui, le Michelin est inégalable dans la recherche permanente de grands cuisiniers installés dans la France profonde, à l'écart des circuits traditionnels, l'ex-nationale 7 par exemple: Michel Bras à Laguiole, les Marcon à Saint-Bonnet-le-Froid, Marc Veyrat dans son chalet alpin de Manigod (ex-trois étoiles) doivent leur notoriété et l'afflux du public connaisseur au guide rouge et au Gault & Millau de Marc Esquerré, excellent dégustateur.
Huître Tarbouriech perlée, légèrement fumée au bois de hêtre en gelée de son eau | © Auberge du Vieux Puits
De ce point de vue, la découverte de Gilles Goujon et sa progression constante dans le raffinement sidérant des préparations vont enrichir la grande restauration française de façon remarquable. Il faut des chefs leaders pour dynamiser la filière et susciter des vocations dans les écoles hôtelières, c'est pour cela que Gilles Goujon a accepté de prêter son talent à Top Chef, merci à lui.
Aucun grand maître français ne cuisine comme Gilles Goujon qui ne reproduit aucune assiette d'autrui. Il a su se forger un style culinaire bien à lui, issu des principes, des plats, des mariages observés chez des chefs transmetteurs d'un savoir-faire lumineux. C'est la quintessence des produits qu'il met en valeur à commencer par les œufs, les truffes noires ou blanches, les gibiers (un as), les champignons (capuccino de rêve), les faux citrons, le chocolat, la verveine du jardin, les fromages d'anthologie, le café –et quelle générosité! Un mini cassoulet au petit déjeuner et une tarte au sucre à tomber. C'est le sorcier de cette cuisine signée, un fakir ludique qui vous emballe –et un cœur d'or. «Jamais d'esbroufe tout simplement» écrit le Michelin 2019 qui a vu juste. Allez-y sans tarder!
Salle du restaurant | © Auberge du Vieux Puits
Spécialités majeures de Gilles Goujon, un artiste des compositions gourmandes
• L'œuf poule Carrus «pourri» de truffe melanosporum sur une purée de champignons, briochine tiède et cappuccino à boire. Le plat star qu'il faut savourer, un chef-d'œuvre absolu qui marquera son temps (82 euros)
L'œuf poule Carrus | © Auberge du Vieux Puits
• Le poupeton de fleur de courgette cristal farcie d'un sorbet homard, j'en pince pour cette marinade mangue et agrumes en hommage à Roger Vergé de Mougins auteur d'un inoubliable poupeton aux truffes (78 euros)
• Le filet de rouget barbet, pomme bonne bouche fourrée d'une brandade à la cébette en soupe «bullinada», écume de rouille au safran, un plat d'esprit méditerranéen, souvenir de son passage à Marseille et à Carry-le-Rouet (78 euros)
Le filet de rouget barbet | © Auberge du Vieux Puits
• Le loup de Méditerranée en cocotte de tomates du jardin à l'ail cuites au four à la braise, échalotes et mini artichauts aux oignons (72 euros)
Les viandes
• Le filet de perdreau cuit sur la carcasse, la cuisse en feuille de chou, millefeuille d'une garbure cuit longuement et fricot de légumes d'automne (84 euros)
• Le dos de cochon noir rôti, couenne soufflée, gratin mousseline au boudin, pomme en l'air pomme par terre, caillette d'andouille, jus aux olives de Lucques (78 euros)
• La côte de bœuf de Galice maturée grillée, puis tranchée, laitue farcie en mousseline de champignons et noix (84 euros)
• Le suprême de palombe en fine croûte de noix, jus d'un salmis aux figues, choux-choux de cuisses en béatilles (82 euros)
Tous les morceaux du chevreau de l'ami Jean Ba, l'épaule en longue cuisson, le gigot simplement rôti, côtelettes à la plancha, brochette de béatilles, risotto aux morilles en blanquette | © Auberge du Vieux Puits
Les fromages et douceurs
• Superbe chariot de fromages affinés des Corbières, chèvres, roqueforts, pâtes sèches... et aussi d'ailleurs (29 euros)
• Le vrai faux citron de Menton délicatement cassant, sorbet citrus bergamote et kumquat du Japon, crème thym citron, meringue croustillante (27 euros)
Le vrai faux citron de Menton | © Auberge du Vieux Puits
• Sablé feuille à feuille de chocolat, framboises de chez Mme Aguilar, mousseux «Tannéa», sauce choc o'thé et sorbet framboise (27 euros)
• Sorbet de clémentine en peau semi confite, suprême en tartare, feuillantine de chocolat et crème pralinée pistache, un régal mémorable (27 euros)
Sorbet de clémentine en peau semi confite | © Auberge du Vieux Puits
L'Auberge du Vieux Puits dans l'Aude. 5 avenue Saint-Victor 11360 Fontjoncouse. Fléché de Narbonne, une heure de trajet. Tél.: 04 68 44 07 37. Menu au déjeuner Bienvenue au pays à 125 euros, 175 euros avec accord mets et vins sauf samedi et dimanche. Menus Quelques pas dans la garrigue à 185 euros, Airs de fêtes en Corbière à 215 euros, dégustation de 4 plats (2 entrées, 1 poisson, 1 viande, fromage et dessert). Vins d'Occitanie, blancs étonnants, charmante sommelière, Louise-Anne Ruhlmann, proche des clients. Petit déjeuner fameux à 27 euros. Fermé dimanche soir, lundi et mardi Boutique gourmande, foie gras, miel, terrines. 8 chambres à partir de 255 euros. Piscine extérieure. À côté, La Maison des Chefs, chambres à 165 euros.
À lire: Gilles Goujon à Fontjoncouse… quelque part en Corbières. Toutes les grandes recettes décrites et photographiées par l'excellent Mathieu Cellard. Texte bien senti d'Henri Pelletier. 240 pages. 59 euros. Glénat Livres.
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Aux Grand Buffets à Narbonne, la cuisine française à l'honneur pour tous
Pas moins de 111 fromages à volonté pour 350.000 client·es à l'année, le plus vaste restaurant de France.
Le plus grand plateau de fromages au monde | © Les Grands Buffets
C'est Gargantua au pays de Charles Trenet dans un décor chic, parquets, boiseries, rideaux, lustres pour une fête du palais, du jamais vu dans la bonne restauration française pour le peuple de gourmets, des gens de peu aux nantis: une expérience sidérante, hors du commun.
Voici le phénoménal projet de Louis Privat, un expert comptable saisi par l'amour de la bonne chère offerte à un maximum de mangeurs.
Louis Privat, fondateur des Grands Buffets | © Les Grands Buffets
En 1989, Louis Privat ouvre dans un quartier excentré de Narbonne le gigantesque espace de gourmandises salées et sucrées (60 desserts) réparties dans une kyrielle de buffets froids et chauds, des fruits de mer avec du homard aux neuf variétés de foie gras, des jambons français, italiens, espagnols (Serrano) à la coupe, des charcuteries classiques, des soupes, des escargots, la quenelle Nantua, le homard à l'américaine, les cuisses de grenouilles, tout cela en prélude à des Noix de Saint-Jacques à la nantaise, au turbot cuit au four et beurre blanc, au tournedos au foie gras, au magret de canard, au cochon de lait, à l'agneau des Pyrénées à la broche (chapeau), aux rognons et foie de veau en persillade, aux ris de veau aux morilles, aux bouchées à la reine (rarissime) et autres plats comme les canetons, les daubes, les tripes à l'ancienne, la blanquette de veau, le civet de sanglier... on n'en croit pas nos yeux! Pas moins de 140 employés pour 15 millions d'euros de chiffre d'affaires, un record en France.
Plateau de fruits de mer royal | © Les Grands Buffets
«J'ai voulu proposer un restaurant grand public qui renoue avec le luxe, la tradition culinaire française et les arts de la table les plus classiques. La générosité est l'un des maîtres mots du restaurant», écrit Louis Privat, fondateur des Grands Buffets.
Oui, un véritable panorama de la cuisine bourgeoise modernisée, mitonnée par une brigade de trente cuisiniers qui vous offrent des assiettes fumantes avec le sourire.
La rôtisserie | © Les Grands Buffets
On reprend des plats si l'on veut, on varie ses choix, on revient sur le poulet fermier ou la purée lissée au beurre en préservant un peu d'appétit pour le plus vaste plateau de fromages de France choisis par le propriétaire en personne, excellent goûteur, et David Marrand, maître crémier du restaurant –et la sélection de pâtes molles, pressées, persillées, fleuries ou lavées est signée de Xavier Thuret, MOF fromager avec le concours de l'équipe de l'Affineur du Chef. Que des professionnels reconnus, pas de seconds couteaux.
«Cela fait penser à une kermesse à la Brueghel. On devient gourmand et davantage. C'est une espèce d'Eden avec une mise en scène à la Ragueneau. Je crois que Les Grands Buffets sont un phénomène unique», écrit Michel Guérard, trois étoiles aux Prés d'Eugénie-les Bains (Landes).
Homard à l'américaine | © Les Grands Buffets
Notez bien que toutes ces préparations abondantes, servies à satiété, sont concoctées par des artisans des casseroles, et non réchauffées ou précuites. C'est là toute la valeur, la vérité de ce formidable festin où les enfants ravis accompagnent leurs parents. Les Grands Buffets de Narbonne sont une très bonne table familiale où l'on est heureux du partage des mets en famille ainsi que du dîner aux chandelles, un grand moment.
La Tente d'Apparat, salle du restaurant Les Grands Buffets | © Les Grands Buffets
Le chef-d'œuvre de Louis Privat reste le fabuleux buffet de fromages de l'Occitanie et d'ailleurs: quatre roqueforts fameux, le cantal et le salers de petite exploitation, le reblochon fermier de Savoie, le camembert, le brie, le Saint-Nectaire... en plus des fromages de Grèce, de Hollande, d'Italie, de Suisse, d'Espagne (le délicieux Manchego). Des mangeurs viennent de partout pour ce festival de mets et pour les gâteries de fin de repas.
Collection de jambons | © Les Grands Buffets
Six pâtissiers maison sculptent des macarons, des éclairs, le Paris-Brest, le Saint-Honoré, le baba au rhum, les crêpes minute, la tarte Tatin et la divine mousse au chocolat –éblouissant récital.
Le buffet des desserts | © Les Grands Buffets
Oui, un banquet splendide, une ode exemplaire au patrimoine de l'Hexagone embelli par 70 vins de la région vendus au prix d'achat par Louis Privat, un homme de cœur.
Ajoutons que ces Grands (beaux) Buffets présentent un véritable conservatoire des métiers de bouche, écaillers, rôtisseurs, sauciers, charcutiers (en voie de disparition), crémiers affineurs, boulangers, pâtissiers, chocolatiers, confiseurs... Tout cet artisanat du goût, de la gestuelle précise, des repas à la française est menacé par l'invasion des MacDo et des viandes hachées suspectes.
Notez que la majorité des client·es vient des environs de Narbonne, de toute la province et d'ailleurs. Les Grands Buffets de Louis Privat sont en passe d'obtenir une notoriété sur tout notre pays: ce plébiscite populaire est mérité.
Giratoire de la Liberté 11100 Narbonne. À quinze minutes de la gare de Narbonne. Réservations uniquement sur le site Internet: www.lesgrandsbuffets.com. Tarif unique buffets à volonté à 37,90 euros. Menu gratuit pour les enfants de moins de 6 ans, 18,90 euros pour les enfants de 6 à 10 ans. Champagne Mumm à 25 euros. Mas Daumas Gassac au verre à 7,60 euros et Clos des Fées blanc au verre à 4,60 euros. Parking. Pas de fermeture.