«Vous êtes les pires enfoirés que j'aie jamais eu à divertir de ma vie.» Le public du stand-up Stick & Stones vient à peine d'accueillir Dave Chappelle qu'il se prend déjà une salve d'injures ravies. L'humoriste américain, dont le troisième Netflix Special est sorti fin août, ne cache pas sa colère: «Désolé, mais #MeToo me donne la migraine», explique-t-il, s'en prenant aux féministes, aux militant·es LGBT+ et plus généralement à tou·tes les social justice warriors qui critiquent ses prises de position et musèlent, selon lui, les comiques.
Comme lui, de nombreux stand-uppers masculins consacrent une séquence de leur dernier show à #MeToo. Deux ans après le début du mouvement, qui a notamment valu à Louis C.K. d'être ostracisé après des révélations compromettantes, chacun y va de sa réflexion sur les rapports femmes-hommes, les violences masculines ou la virilité. Mais loin de se réduire à une critique unilatérale du féminisme ou des réseaux sociaux, ces shows se saisissent de l'occasion pour explorer la façon dont nos sociétés évoluent et dont l'humour peut, ou doit (ou non), s'adapter. Petit tour d'horizon de ces commentaires plus ou moins drôles ou énervés.
(Dans un souci de lisibilité, nous avons choisi de nous concentrer sur cinq artistes: Dave Chappelle, Bill Burr, Aziz Ansari, Joe Rogan et Ricky Gervais)
Un festival de vannes transgressives
Coupons court à un fantasme, d'emblée: en 2019, on peut encore raconter à peu près tout et n'importe quoi sur scène. La ritournelle de l'humoriste-qui-ne-peut-plus-rien-dire-à-cause-de-Twitter est sans cesse contredite par les horreurs débitées avec délectation par les comédiens. On sent même un plaisir particulier à prononcer des phrases qui, en l'absence d'un risque de backlash 2.0, n'auraient sans doute jamais été sorties des tiroirs.
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«Quel bordel, putain. Je sais pas ce qui se passe. Mais à mon avis, ce sont les femmes blanches qui ont commencé.» Bill Burr fait mine de profiter d'être à Londres, loin de sa patrie, pour se lâcher sur les white feminists. «Je n'avais pas conscience à quel point être une femme blanche, c'était difficile. En vrai, c'est juste un tout petit peu moins génial que d'avoir ma vie: “Il s'est passé quoi aujourd'hui, ils ont oublié de mettre ton rosé au frais?”»
Bill Burr est clairement le plus énervé des cinq. Alors qu'il dénonce certaines dérives de #MeToo («C'est en train de retomber là, je crois qu'elles ont eu tout le monde»), il n'hésite pas à glisser une rape joke ironique qui en fera bondir plus d'un·e: «Maintenant, celles qui témoignent, on dirait juste qu'elles parlent de rencards pourris: “Il avait dix minutes de retard, le poulet était froid, je pense que j'ai été violée, carrière FOUTUE.”»
«Me faites pas chier, vous savez pourquoi vous êtes venus.»
Ricky Gervais se plaint lui aussi de la censure qui guette pour mieux raconter, sur scène, les blagues qu'il n'a pas été autorisé à prononcer aux Golden Globes. Au programme: l'âge d'Helen Mirren, le poids de Melissa McCarthy ou les enfants cancéreux. «Je ne dirais jamais cela, c'est horrible», s'amuse-t-il à répéter, après avoir raconté les pires dégueulasseries.
Même plaisir transgressif pour Dave Chappelle, qui va se cacher en coulisses après avoir déclaré, dans une séquence sur R. Kelly: «Tout le monde sait qu'une “bonne chatte de 36 ans”, ça n'existe pas.» Avant de défier les spectateurs: «Je dis ce que je veux et si vous matez le show à la maison, n'oubliez pas que vous avez cliqué sur mon visage!» Joe Rogan reprend lui aussi ce motif de l'indignation hypocrite après des blagues sur la religion, la présentatrice Megyn Kelly ou le catch jugé «gay»: «Me faites pas chier, vous savez pourquoi vous êtes venus.»
Aziz Ansari est plus sage. Lui-même pris dans les filets de #MeToo, il serait de toute façon peu audible s'il se risquait à critiquer le mouvement. Mais le fait même que son spectacle, réalisé par Spike Jonze, soit soutenu par Netflix, témoigne de la nouvelle ligne de partage qui distingue artistes autorisés et cancelled (c'est-à-dire bannis des médias traditionnels). Certes, les accusations qui pèsent contre Aziz Ansari sont moins accablantes que celles visant le comique que Blanche Gardin «a pécho». Mais si cancel culture il y a, elle semble viser davantage les actes commis que les paroles prononcées. Dave Chappelle, qui défend Michael Jackson et tente quelques vannes (médiocres) sur la pédophilie, l'a intégré: «Je ne pense pas avoir fait quelque chose de mal. Mais bon, on verra!»
De la difficulté de changer en tant que personne
Aziz Ansari ne pouvait faire l'impasse sur les accusations dont il a fait l'objet. Atténuant la solennité des retrouvailles post-scandale avec une blague sur ceux qui le confondent avec Hasan Minhaj («l'autre» humoriste d'origine indienne), il confie: «J'ai ressenti de la peur, de l'humiliation, de la honte, de la culpabilité. Je crois que ça m'a fait avancer.»
Révélé dans la série Parks and Recreation, dont l'héroïne est une conseillère municipale féministe, Aziz Ansari a toujours eu l'image du bon gars, peut-être un peu bizarre mais pas sexiste. Ce qui ne l'empêche pas de professer: «Il ne faut pas tout juger avec les codes de 2019.» Et de s'interroger sur la réception actuelle, potentiellement problématique, de certaines séries qu'il affectionne: «Si The Office se passait aujourd'hui, Pam gagnerait un procès pour harcèlement sexuel.»
Aziz Ansari est la preuve vivante qu'un homme peut changer. Mais le public doit comprendre, selon lui, que cela prend du temps: «On est tous des merdes, on a tous nos œillères. On s'en rend compte, et on s'améliore. Mais si vous dites: “Moi je suis génial, je pense à tous les exclus”, eh bien c'est vous la plus grosse merde.»
Le créateur de Master of None est toutefois le seul à brandir fièrement cette maturation, qui le conduit notamment à s'offusquer de l'absence de contraceptifs pour hommes. Mais à 36 ans, c'est aussi le plus jeune de la bande. Il appartient à la nouvelle génération. Ricky Gervais, 58 ans, commence tout juste à faire son «chemin».
«Combien d'histoires d'enfance je dois te raconter pour que tu fasses le lien avec le parfait cinglé que tu as épousé?»
À propos de Caitlyn Jenner, il s'émeut: «On m'a accusé de la dead-namer [d'utiliser son ancien prénom]. Mais je n'avais jamais entendu ce mot auparavant.» Ricky Gervais assure sincèrement qu'il ne la dead-namerait plus... tout en s'empressant de le faire ponctuellement, comme pour signifier que le passé a quand même existé. Accepter les nouveaux codes sociaux sans nier la complexité du réel, tel est l'équilibre fragile qu'il tente ici de trouver.
De son côté, la migraine #MeToo de Dave Chappelle n'est pas seulement due au sort de Louis CK, «un très bon ami qui est mort dans un accident de masturbation». Aux féministes, qu'il soutient sur le fond («Je vous ai dit que vous aviez raison»), il livre une sorte d'expertise en réalisme politique: «Le sexisme est-il mort? Non, c'est l'inverse qui s'est produit.» L'humoriste à la voix rocailleuse cite la régression législative sur l'avortement, qui touche plusieurs États américains. Signe, selon lui, que la virulence des militant·es crée des réactions inversement courroucées.
Chez Bill Burr, la résistance n'est pas tant extérieure qu'ancrée au plus profond de son être. «Je ne comprends pas d'où cette rage vient», lui dit sa femme. Réponse contrite: «Combien d'histoires d'enfance je dois te raconter pour que tu fasses le lien avec le parfait cinglé que tu as épousé?»
L'émergence de questionnements sur la masculinité
Sous des airs de ronchon obtus, Bill Burr opère une intéressante réflexion sur les exigences contradictoires auxquelles sont soumis les hommes. Sa diatribe contre les féministes bourgeoises, «qui se baignent dans le même bain à remous que lui», précède des révélations plus intimes sur son éducation à la dure (son père lui offrant une poupée pour l'humilier), une agression sexuelle qu'il a subie («J'en ai pas dormi pendant trois jours, mais je suis un mec, et personne n'en a rien à foutre de savoir ce qu'on ressent») ou les efforts qu'il mobilise pour ne pas se mettre en colère en présence de sa fille.
Il dénonce aussi la pression sociale qui pèse sur les femmes hétéros et rend leur consentement parfois difficile à lire: «Il arrive que “Non” veuille dire “Oui”, désolé. Dans certains cas, ce “Non” signifie: Je veux faire cette chose mais j'ai peur que tu me juges donc je vais faire comme si c'était ton idée de sorte que tu ne te rendes pas compte que j'ai déjà accompli cet acte avec quarante autres personnes.»
Crâne rasé, muscles saillants, voix à la Stallone, Joe Rogan effectue le même travail réflexif. «Je suis sexiste, mais contre les hommes», regrette-t-il. Non pas pour accuser les femmes, mais pour dénoncer les stéréotypes qui peuvent ronger la vie du mâle contemporain. «Harvey Weinstein est un salaud, il doit être puni. MAIS. S'il avait fait la même chose à des hommes, je n'en aurais eu rien à foutre. [...] Si Harvey Weinstein fait du chantage à ma fille, je le défonce. Si Harvina Weinstein fait la même chose à mon fils, je dis à mon gamin: “Mec, t'es Batman. Et Batman ne pleure pas, ok?”»
D'aucun·es y verront un chouinement masculin destiné à couvrir la voix des femmes. C'est une lecture possible. Mais de la part d'un fan d'arts martiaux mixtes, qui collecte 300.000 likes à chaque photo de viande sanguinolente postée sur Instagram, ces questionnements sur la virilité surprennent –en bien. On peut espérer qu'ils fassent leur chemin dans la tête d'un public a priori peu sensibilisé à ces sujets.
Une réflexion constante sur le rire et l'inclusivité
La révolution #MeToo a eu pour effet de confronter chaque humoriste aux limites de son talent. Dave Chappelle, Joe Rogan, Ricky Gervais et Bill Burr ne vont pas se transformer du jour au lendemain en militants féministes: ils partent de trop loin et on aurait sans doute du mal à croire à un revirement complet. Malgré tout, tous consacrent un moment, sur scène, pour expliciter les ressorts de leur humour, les rendre plus transparents et peut-être acceptables aux yeux de leurs détracteurs.
«Si vous êtes dans un groupe dont je rigole, sachez que je le fais uniquement parce que je me reconnais en vous.»
Ricky Gervais joue les pédagogues: «Les gens confondent le thème d'une blague avec sa cible. Mes blagues sont précises, mes cibles sont justes.» Les féministes doivent-elles s'émouvoir de toutes les blagues sur le viol? «Cela dépend de la blague, de son contexte, de son contenu, plaide Ricky Gervais, dont le spectacle Humanity a été le plus vu en 2018 sur Netflix. Le viol n'est jamais drôle. Même les violeurs ne trouvent pas le viol drôle.» La règle d'or, c'est donc: une bonne blague ne doit jamais prendre pour cible la victime. En dehors de cela, aucun sujet ne doit être tabou.
Ce qui est symptomatique aussi, dans ce grand brainstorming public, c'est de voir la question raciale percuter la réflexion sur #MeToo, surtout chez Dave Chappelle, Aziz Ansari et Bill Burr. Est-ce parce qu'ils sont tous les trois engagés dans des relations mixtes? Aziz Ansari s'en prend aux Blancs qui se veulent woke à l'excès; Bill Burr juge aussi stupide de se prétendre homme féministe que d'être blanc et de crier «Black Power»; et Dave Chappelle se souvient qu'on lui a interdit de prononcer à la télé le mot «pédé» (faggot), alors qu'il employait nigger à tour de bras. La raison invoquée en haut lieu? «Tu n'es pas pédé, Dave.» Et lui de répondre, magnifiquement: «Well, I'm not a nigger either.» («Eh bien, je ne suis pas un nègre non plus»)
Tout migraineux qu'il soit, Dave Chappelle offre sans doute le plus beau final. Animé dans tous ses spectacles par la question de la pauvreté, il tend une main à celles et ceux qui pensent être ses adversaires, féministes comprises: «Si vous êtes dans un groupe dont je rigole, sachez que je le fais uniquement parce que je me reconnais en vous. Tout comme je me moque des Blancs pauvres parce qu'avant, j'étais pauvre.» Femmes, minorités raciales, pauvres, LGBT+, enfants traumatisés... Contre les injustices d'hier et d'aujourd'hui, l'humour noir n'est-il pas la plus merveilleuse des thérapies?