À Beyrouth (Liban)
«Révolution!», scandent d'une même voix les personnes qui manifestent en brandissant des drapeaux libanais. «Le peuple veut la chute du régime!» Ces slogans familiers ont déjà été entendus de nombreuses fois lors des printemps arabes. Dimanche, ils étaient repris en chœur par des centaines de milliers de Libanais·es mobilisé·es dans tout le pays pour un quatrième jour consécutif de protestation contre, entre autres, la corruption de l'élite politique, la hausse du coût de la vie et le manque d'emplois.
«Nous sommes venus tous ensemble en tant qu'étudiants car nous ne voulons pas faire des études pour rester au chômage», dénonce une jeune fille. «Une grande partie des Libanais vivent sous le seuil de pauvreté, ici on ne trouve pas de travail et les politiciens sont tous corrompus. Il faut un nouveau gouvernement», renchérit un autre manifestant. On n'avait pas vu pareilles mobilisations depuis 2005, quand un million de personnes s'était réunies pour demander la fin de l'occupation syrienne.
En 2015, alors que le pays était paralysé par une grave crise des déchets, la mobilisation n'avait pas atteint une telle ampleur.
Taxe WhatsApp
Le mouvement de contestation a éclaté à la suite de l'annonce, jeudi 17 octobre, de l'instauration d'une nouvelle taxe sur les applications de messagerie instantanées telles que WhatsApp ou Skype, devant entrer en vigueur en janvier 2020. Dans un pays où les prix sur la téléphonie mobile figurent parmi les plus élevés de la région, l'annonce de cet impôt a agi comme la goutte qui a fait déborder le vase.
La mesure a depuis été annulée, mais la contestation n'a fait que gagner de l'ampleur ces derniers jours. Le soir du samedi 19 octobre, cédant à la gronde populaire, quatre ministres ont présenté leur démission. Dimanche 20 octobre, des groupes de manifestant·es issu·es de la société civile ont appelé, comme vendredi, à une nouvelle journée de grève nationale, en attendant une prise de parole du Premier ministre Saad Hariri attendue ce lundi 21 octobre dans la soirée.
Le mouvement populaire a commencé jeudi soir dans une ambiance assez tendue: routes bloquées et pneus en feu dont la fumée couvrait par endroit la ville d'un épais nuage noir... La Croix-Rouge libanaise a rapporté le décès par asphyxie de deux travailleurs syriens. La répression de vendredi soir par les Forces de sécurité intérieures libanaises (FSI) a été qualifiée d'«excessive» par Human Rights Watch.
Vendredi 18 octobre, à Tripoli, au nord du Liban, une fusillade a fait deux morts à la suite de tirs des gardes du corps d'un ancien député, qui voulait rejoindre la manifestation.
Le calme était de retour ce week-end. À Beyrouth, la place des Martyrs et la place Riad El Solh, au cœur de la capitale, étaient noires de monde et l'ambiance pacifique et bon enfant. Zaynab, un sac à la main, accompagnée d'autres volontaires, s'occupe de ramasser les ordures laissées par des personnes moins consciencieuses. On pouvait rencontrer des protestataires de tous horizons confessionnels, toutes classes sociales confondues, de jeunes garçons sur des motos aux familles avec poussettes. «Le Liban est un», scande cette foule.
La population manifeste contre la politique d'austérité, place des Martyrs à Beyrouth au Liban. | Nada Maucourant Atallah
«Nous sommes tous descendus dans la rue, chrétiens comme musulmans», se félicite un jeune manifestant. Une unité nationale importante dans un pays souvent hanté par les fantômes de la guerre civile et par des dissensions confessionnelles –le Liban reconnaît officiellement dix-huit confessions.
Le rejet de la classe politique a fédéré le peuple libanais dans la rue, alors que nombre de membres des partis politiques traditionnels sont désillusionnés: «Avant, j'étais avec Forces libanaises [FL, parti chrétien de droite, ndlr], mais aujourd'hui je n'en peux plus, ce sont vraiment tous les mêmes», témoigne Christelle.
Une mobilisation inédite
À Tripoli, Byblos, Saïda, Tyr ou Nabatieh, du nord au sud du pays, des scènes similaires sont observées. Du jamais-vu, selon Joey Ayoub, doctorant à l'université d'Edimbourg et membre de la société civile. «Une telle décentralisation est inédite: habituellement, les manifestations sont surtout limitées à la capitale», commente-t-il. Dans les villes ou les partis traditionnels sont généralement forts, cette mobilisation ne s'est pas faite sans heurts. Dans le sud du pays, par exemple, la milice du parti Amal, un parti politique associé à la communauté chiite, a été accusée de vouloir intervenir dans les manifestations, contre la volonté des manifestant·es, provoquant de violentes altercations.
Le mouvement résiste à toute récupération politique. Place des Martyrs à Beyrouth au Liban. | Nada Maucourant Atallah
Autre trait distinctif, le caractère spontané et populaire du mouvement de protestation. Si les groupes de la société civile étaient présents derrière l'organisation de précédentes vagues insurrectionnelles, la mobilisation de ces derniers jours n'a pas de chef de file. «C'est une vraie différence avec 2015», confirme Ziad, un manifestant qui avait alors pris part aux contestations.
Le mouvement résiste à toute récupération politique. Sur le terrain, nombreuses sont les personnes qui refusent toute affiliation. «Je ne pense pas qu'un parti puisse récupérer le mouvement. Certains essaient, mais les manifestants ne sont pas dupes. Signe de ce rejet, un ministre des Kataëb [parti associé à la communauté chrétienne, ndlr] avait tenté de participer aux manifestations à Beyrouth, mais les protestataires lui ont demandé de quitter les lieux», analyse Sami Atallah, directeur exécutif du Centre libanais d'études politiques (LCPS).
Cette mobilisation marque la fin de la sacralisation d'une partie de l'élite politique traditionnelle. La question est particulièrement sensible concernant le Hezbollah, le parti chiite fondé en 1982 après l'invasion d'Israël. Sa popularité est particulière parce qu'il incarne la «résistance» contre l'État hébreux pour nombre de Libanais·es. Abdallah, une soixantaine d'années, confirme encore cette réticence à critiquer le Hezbollah, «tous sont corrompus, mais pas Hassan Nasrallah, le secrétaire général du Hezbollah», insiste-t-il. La parole se libère toutefois et dans la rue, William*, un ancien combattant du groupe chiite, lance sans hésitation: «Ils sont tous corrompus, à commencer par le Hezbollah.»
Marasme économique
Avec un déficit public atteignant 9% du PIB, une croissance d'à peine 0,2% en 2018 et un taux de chômage estimé entre 15 et 25%, selon un rapport du cabinet de conseil McKinsey, le Liban nage en plein marasme économique. En septembre dernier, le Premier ministre a d'ailleurs déclaré «l'état d'urgence économique».
Au cours du mois, la situation s'est rapidement dégradée, faisant redouter à la population une «crise du dollars». Depuis 1997, la livre libanaise est adossée au dollar et le taux de change est fixe. Or, le Liban importe beaucoup plus qu'il n'exporte: un fait qui explique en partie le déficit cumulé de la balance des paiements atteignant 3,3 milliards de dollars en avril dernier.
«La politique d'austérité veut faire payer aux plus démunis le prix de l'écroulement économique du Liban.»
Cette situation crée un manque chronique de dollars dans le pays, menaçant la livre libanaise de dévaluation. Les Libanais·es ont alors directement ressenti dans leur quotidien cette pénurie: restrictions sur les retraits en dollars, augmentation très au-dessus du prix du marché des taux de conversion proposés par des établissements de change, tout cela contribuant à la création d'un climat de panique.
Face à cette situation, et pour trouver de nouvelles recettes fiscales, notamment dans le contexte des pressions exercées par les bailleurs de fonds internationaux qui ont assuré 11 milliards de dollars en avril 2018 en échange de réformes lors de la conférence CEDRE, destinée à financer un développement des infrastructures au Liban, le gouvernement avait voté un budget d'austérité en août 2019, pour l'année en cours.
«La politique d'austérité veut faire payer aux plus démunis le prix de l'écroulement économique du Liban», dénonce Ali Mourad, maître de conférences à l'université arabe de Beyrouth.
La taxe WhatsApp en est l'illustration. En tant qu'impôt régressif, il touche directement les plus pauvres. Ces mesures sont d'autant mal perçues par la population libanaise qu'elle ne reçoit rien en contrepartie, les services publics étant connus pour leur piètre qualité. «Nous en avons marre de payer des taxes sans garanties. Mes dépenses sont énormes et je suis incapable de les couvrir avec mon salaire. Aujourd'hui, il n'y a pas un Libanais qui n'est pas endetté», confirme un jeune manifestant.
Par ailleurs, avec la crise, le système clientéliste sur lequel repose le pays semble s'essouffler. Le modèle libanais repose sur un système confessionnel qui assure des quotas de représentativité politique aux différentes confessions officiellement reconnues. Dans les faits, cela a poussé les différents partis confessionnels à se partager les rentes de l'État entre eux et leurs réseaux clientélistes. «Avec la crise, la capacité des partis politiques à redistribuer entre leurs réseaux communautaires s'est considérablement amoindrie», confirme Ali Mourad, participant à éloigner les citoyen·nes de leurs affiliations communautaires traditionnelles.
De jeunes manifestants. | Nada Maucourant Atallah
«On veut quelqu'un qui n'a rien à voir avec les partis en place»
«Ces derniers jours, le Liban a témoigné d'une véritable unité nationale», commente Ali Mourad. Mais qu'attendre de cette mobilisation? Certains y voient plus un avertissement. «Je n'attends pas de résultats particuliers, le peuple est fatigué», confie Ali, un manifestant.
Beaucoup pensent que des élections anticipées ne changeront pas la donne. «Les mêmes reviendront au pouvoir», craint un jeune homme qui attend la constitution d'une offre politique nouvelle: «On veut quelqu'un qui n'a rien à voir avec les partis en place», continue-t-il.
«Ce n'est pas un changement de gouvernement qu'il faut, mais un changement de gouvernance.»
La scène politique alternative libanaise est-elle prête à faire face à de tels défis? «Des élections anticipées, c'est un risque, et ça ne va pas être facile. Un tabou est en train d'être brisé, mais le système clientéliste est encore fort», concède Joey Ayoub. «Ce n'est pas un changement de gouvernement qu'il faut, mais un changement de gouvernance», analyse de son côté Ali Mourad.
Il reste difficile de prévoir les évolutions du mouvement avant le discours du Premier ministre à venir ce lundi 21 octobre dans la soirée. «C'est le gouvernement actuel, ou le chaos», avait averti Gebran Bassil, le ministre des Affaires étrangères, au soir du vendredi 18 octobre lors d'une conférence de presse. Une affirmation démentie par les milliers de membres de la société libanaise descendus dans la rue pacifiquement.
* Le prénom a été changé