J'ai vécu près de quarante années à Paris. Je l'ai quittée sans regret voilà dix ans. Récemment, j'y ai passé six longues semaines. Je suis rentré avant-hier. Le constat est sans appel: Paris est une ville invivable qui ressemble par bien des aspects à une certaine vision de l'enfer. On s'y bouscule comme dans un cimetière le jour de la Toussaint. La voiture y règne en maître et étend son périmètre jusque dans ses ruelles les plus reculées. Les embouteillages sont monnaie courante et il faut parfois plus d'une heure à un bus pour enjamber la Seine.
On y respire à l'étroit. L'air est lourd et sale, vicié à s'en fendre les poumons; l'atmosphère lugubre et pesante et des journées entières peuvent se passer sans apercevoir un carré de ciel. Les espaces verts sont des chimères qui restent à inventer et quand on ambitionne de se promener à l'air libre, on arrive à son rendez-vous plein d'une crasse qui vous colle à la peau. C'est comme si un Dieu à la respiration putride soufflait à travers les avenues et asphyxiait la ville et ses faubourgs.
Les nerfs sont mis à rude épreuve. À chaque coin de rue, on se heurte à des travaux qui rendent compliqué à l'extrême chaque déplacement. Le grognement des voitures à l'arrêt produit un vacarme impossible où aux klaxons des uns répondent les interjections des autres et chacun dans son coin fulmine contre son voisin, coupable de tous les maux de la terre. De vastes artères voient des véhicules rouler pare-choc contre pare-choc tandis que des rues adjacentes afflue un flux continu de voitures qui viennent grossir les rangs des berlines à l'arrêt pendant que skateboards, bicyclettes, trottinettes, livrées à elles-mêmes dans un joyeux bordel, déboulent de partout et cherchent à se frayer un chemin.
À considérer pareil spectacle, on a l'impression d'assister à la mort d'une civilisation où plus rien ne fait sens. Comme si Paris avait vécu trop longtemps et ne répondait plus aux défis de son époque. À voir ses habitants évoluer au jour le jour, on se demande où ils puisent leur courage pour affronter la violence du quotidien. Se rendent-ils seulement compte de l'absurdité de leur existence quand il leur faut patienter plus que de raison dans des embouteillages monstres, s'entasser dans des métros bondés, attendre à n'en plus finir des bus pleins à craquer? Est-ce là une vie qui vaut la peine d'être vécue? Faut-il être assez fou pour s'infliger de tels supplices quand on sait la brièveté de l'existence, la rudesse de toute vie, les coups du sort qui tôt ou tard ne manqueront pas d'arriver?
Ne rêvent-ils pas, ces Parisiens, de fraîcheur et de clarté, de nature et de tranquillité, de calme et d'harmonie, d'un peu de poésie qui soulagerait le fardeau de la vie? N'aspirent-ils pas à être au monde sans être pris dans le tourbillon d'une ville qui les broie et les écrase comme une machine intrépide dont tout le monde ignore comment arrêter son infernale mécanique? Ou bien alors sont-ils tellement habitués à être maltraités de la sorte que de ces secousses, ils n'en ressentent plus les effets comme ces malades en phase terminale dont le corps épuisé n'entend plus les atermoiements de l'humeur?
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D'avoir vécu six semaines dans cette jungle indescriptible a épuisé toutes les ressources de mon corps. J'ai l'impression d'avoir vieilli de six ans, comme si le temps s'était déréglé et m'avait propulsé plus en avant dans cet âge où le moindre mouvement du corps exige des efforts quasi insurmontables. Paris est une ville sans pitié qui ne sait plus comment vivre. Elle a perdu sa légèreté et son insouciance d'antan et croule désormais sous le poids de ses inconséquences. Perdue à elle-même, sans trop savoir où aller, prise dans les rets de sa folie ordinaire, elle s'agite dans toutes les directions et cherche désespérément une sortie de secours.
Dans ce siècle tumultueux où chacun essaie à sa manière de retisser un lien avec un monde de plus en plus abîmé, on voit mal comment Paris pourrait continuer à exercer sa magie.
À moins de changer du tout au tout et de se réinventer de fond en comble.
Chiche?
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