Savez-vous vous servir d'une plastifieuse? En avez-vous une chez vous? Si c'est le cas, il y a de grandes chances que vous soyez professeur·e des écoles. J'ai dû chercher un peu pour savoir à quoi ressemblait la machine.
Plastifieuse. | Wikivisual via WikiHow
Peu de gens le soupçonnent, mais les personnes qui enseignent –particulièrement celles qui dispensent leurs cours dans le premier degré–, s'équipent à leur frais en matériel professionnel. C'est le conjoint d'une professeure qui m'en a parlé, un jour. Alors j'ai voulu savoir. À quoi correspondent ces dépenses? Sont-elles si importantes? Pourquoi ne peuvent-elles pas toutes être prises en charge par l'Éducation nationale?
«Je dois tout mettre de ma poche»
Une plastifieuse, Mathilde*, professeure des écoles en CM2 à Paris et formatrice, s'en est achetée une et n'a jamais regretté son investissement. «J'en ai eu pendant sept ans. C'est très pratique pour fabriquer des fiches aux élèves, on gagne vraiment du temps. Une collègue possède même un massicot. Ça commence à faire pas mal de matériel, mais c'est vraiment pratique.»
Mathilde m'a rappelé cette amie, fille de profs de maths, dont les parents possédaient carrément une photocopieuse professionnelle chez eux. Encombrant, mais super pratique.
Sans aller jusque-là, s'il y a un objet qu'évoquent spontanément les personnes qui enseignent à tous les niveaux, c'est l'ordinateur. On sait que les profs ont fait partie, en France, des premier·es à s'équiper en informatique. Des documents de mission académique de formation pour l'Éducation nationale du début des années 1990 précisent d'ailleurs que l'ordinateur est un outil privilégié pour enseigner, en particulier pour les autodidactes qui peuvent se former à l'informatique et l'exercer.
Les profs se sont approprié·es les outils informatiques pour la préparation et la gestion des enseignements avant même d'en faire un instrument de travail éducatif –avant la généralisation d'internet, ce puits de ressources pédagogiques et disciplinaires dont se servent les professeur·es d'aujourd'hui à l'image de cette publicité de 2011.
Mathilde me confie que sa hantise serait que son ordinateur portable la lâche: «La batterie est en train de décéder. Je suis inquiète car je n'ai pas les moyens de me payer un nouvel ordi.» Le sien est saturé de fichiers et de documents professionnels, de même que le disque dur externe, précise Mathilde, qui est intarissable sur les dépenses liées à son métier.
«Ce qui m'ennuie, là, c'est qu'à cause de cette batterie faiblarde, à force de transporter le câble d'alimentation entre mon domicile et l'école, coincé entre les cahiers et les fichiers que je rapporte, il est super abîmé. Je crois que ça coûte 80 euros, que je ne peux pas du tout me faire rembourser par l'école. Je dois tout mettre de ma poche.»
Comptes à découvert
À l'instar de Mathilde, nombre d'enseignant·es se sont habitué·es à devoir faire preuve de vigilance vis-à-vis de leurs comptes, comme le souligne une enseignante: «Je n'ai pas de crédits extensibles (350 euros pour commander les fournitures de l'année), et c'est souvent mon crédit personnel qui est ponctionné. Donc hors de question de faire des folies (ou d'en faire des énormes) et vive les petits prix et les bons plans.»
Sur un autre blog de prof, on apprend qu'il est possible de défiscaliser une part de ces dépenses: «Il est possible de déduire des impôts une partie des frais engagés pour le boulot: achat d'imprimante, de consommables, utilisation d'une pièce de la maison en tant que bureau professionnel (comptent alors les frais de connexion à internet en plus du matériel), les livres, etc. Concrètement, si vous achetez un ordinateur utilisé à titre professionnel, vous pourrez déduire soit son prix total s'il n'excède pas 500 euros hors taxes (600 euros TTC); soit un tiers de sa valeur pendant trois ans si son prix excède 500 euros HT.»
Cette possibilité est peu connue. Il faut dire qu'elle peut faire sauter l'abattement des 10% auxquels ont droit les contribuables.
«J'ai dû payer des agios à cause du découvert. J'achète parfois le scotch, la Patafix, les ramettes de feuilles.»
Ces dépenses, comme celles liées à l'entretien intellectuel et culturel des profs –lectures, visites au musées, matériels divers–, sont comparables à celles d'autres professions et pourraient faire l'objet d'un abattement fiscal forfaitaire. Comme c'est le cas, par exemple, pour les journalistes. Une réduction justifiée par Michel Diard, ancien secrétaire général du SNJ-CGT (Syndicat national des journalistes): «On considère que le travail du journaliste ne s'arrête jamais. Même en vacances, le journaliste doit se tenir au courant, acheter les journaux, regarder le JT de 20 heures, consulter les infos sur internet, ce qui a des coûts non pris en compte par l'entreprise de presse.»
Mathilde chiffre ses dépenses pour l'école à environ 300 euros par an. Auxquels s'ajoutent des avances qui lui seront remboursées par la coopérative de l'école dans un délai plus ou moins long.
Un laps de temps qui peut aller jusqu'à lui causer des soucis avec sa banque: «On avait déjà un aquarium, mais je suis allée acheter des poissons et des plantes dans une grande enseigne de jardinage. Tout m'a été remboursé par la coopérative. Mon école est assez “riche” en ce moment car les parents ont été généreux. Mais avec les plantes exotiques et la nourriture des poissons pour plusieurs mois, je n'ai pas pu échapper à un petit découvert, et j'ai dû payer des agios. J'achète aussi parfois le tout-venant, le scotch, la Patafix, les ramettes de feuilles.» Si Mathilde se félicite que la Mairie de Paris la fournisse en papier écolo, ce dernier n'est pas assez blanc pour que les deux élèves déficients visuels de sa classe y voient quelque chose, faute de contrastes suffisants.
Dépenser pour travailler
Les achats sont également contraints par le catalogue sur lequel les profs peuvent passer leurs commandes, qui présente le défaut de ne pas être pratique –sans compter que la liste des produits met beaucoup de temps avant d'être validée par les municipalités. «Ma classe est pleine de chaises cassées depuis cinq ans. Elles sont fragiles. On m'en a données des neuves il y a deux ans, mais seulement cinq. J'attends toujours les autres. J'ai aussi acheté quatre meubles Ikea de ma poche sur Le Bon Coin. Ils sont plus pratiques et plus légers que ceux du catalogue, et puis c'était plus rapide. Je n'aurai pas de facture, tant pis!»
Dépenser pour travailler, Marianne*, enseignante depuis vingt ans, a arrêté: «C'est un sujet qui revient très souvent. Je mets mes collègues en garde, on a de trop petits salaires pour payer des feutres à la classe. C'est la pauvreté des écoles qu'il faut dénoncer», dit-elle.
Cette pauvreté qui sévit dans les écoles des villes qui n'ont pas de moyens aboutit à ce que, parfois, des fondations payent le matériel scolaire. C'est ce que m'expliquait Véronique Decker, ancienne directrice d'école à Bobigny et autrice de L'École du peuple: «Cela fait quinze ans qu'on est liés par les appels d'offre de la Mairie, qui ne permettent pas d'acheter du matériel de manipulation adéquat pour les maths et les sciences. On est revenu aux idées que l'école, c'est la trilogie cahier-crayon-manuel. C'est une fondation privée qui m'a aidée à me procurer le matériel pédagogique qui convient.»
«C'est à l'école de trouver des solutions collectives en passant par le coopératif, si possible.»
Obtenir ces financements prend du temps aux enseignant·es. De la même manière, il est chronophage de chercher des solutions pour les élèves qui ne peuvent pas se payer les sorties scolaires, qui manquent de vêtements ou qui sont sans-abri et auxquels le 115 ne répond pas. C'est à cette réalité que les profs des quartiers les plus défavorisés peuvent être confronté·es.
La générosité, c'est parfois d'acheter un simple sandwich au gamin, pas forcément pauvre, mais qui a oublié son pique-nique en sortie scolaire ou de payer la photo de classe à celui dont les parents n'ont pas les moyens ou qui ne regardent jamais les cahiers de liaison.
Mais cette bonté est épuisante: «Pour pas mal d'enseignants, souvent anciens bons élèves issus des classes moyennes ou favorisées, la confrontation avec la pauvreté de certains enfants est un véritable choc. Ils peuvent être atteints de ce que j'appelle le syndrome Mère Teresa: vouloir palier eux-mêmes les manques. Il faut les réfréner. C'est à l'école de trouver des solutions collectives en passant par le coopératif si c'est possible», rappelle Mathilde.
Une solution qui aurait l'avantage de ne pas ériger en sauveur un adulte (qui reste faillible et susceptible de changer d'école un jour), mais de penser le collectif comme une solution fiable et durable pour protéger les élèves.
Pallier les manques
L'école se révèle être l'un de ces lieux où des individus ou de petits collectifs tentent de réparer ce qui peut l'être en palliant les manques de leur institution, la pauvreté des communes et leur choix de plus ou moins bien financer les écoles élémentaires, qui se répercute directement sur l'équipement: on estime que les différences de budgets pour les fournitures entre les établissements du premier degré vont de un à dix. Dès lors, chez les professionnel·les se joue quelque chose qui dépasse le concept de générosité, avec l'idée –pas forcément formulée– qu'il faut faire bien fonctionner la classe et l'école, tout en défendant une certaine qualité d'enseignement. Dans l'intérêt de ses élèves, la personne qui enseigne est tentée d'en faire plus.
Le passage à l'acte est facilité par le fait que l'acculturation professionnelle est très importante chez les profs. Elle s'accompagne d'une identification très forte au métier. On peut aussi poser deux hypothèses. D'abord, qu'une partie des enseignant·es optent pour le métier par conviction, que ce soit en première ou deuxième carrière. Ensuite, que travailler avec des enfants et pour des enfants rend d'autant plus nécessaire, urgent et important l'investissement personnel en temps et en dépenses, aux yeux des personnes qui le fournissent. Ces mêmes efforts peuvent finir par les user et les décourager.
Parfois, les profs pensent tout simplement s'offrir un certain confort. Il est toujours plus agréable de travailler avec du matériel de qualité. Mathilde freine les stagiaires dont elle s'occupe: «Je leur dis de ne pas payer de poche le matériel de numération, même si les objets sont séduisants: il peut s'abîmer vite, il restera à l'école. J'ai aussi vu de jeunes enseignants qui achetaient de quoi faire une petite bibliothèque dans leur classe, qu'ils trouvaient vide. Bien sûr, c'est triste. Mais on ne peut pas investir tous les deux ou trois ans. J'ai même vu une stagiaire qui avait apporté sa propre bibliothèque d'enfant dans la classe. Je lui ai expliqué que c'était trop mêler sa vie personnelle à sa vie professionnelle.»
Le bâton de Napier ou réglette de Neper (inventé par le mathématicien écossais John Napier, en français Neper en 1617) fait partie du matériel de numération qui sert au calcul des produits, quotients, puissances et racines et que des profs financent entièrement. | Fabienkhan via Wikimedia
Ces dépenses personnelles qui compensent les besoins de la vie professionnelle témoignent de la porosité qui existe entre ces deux sphères dans la vie de beaucoup de profs. Et qui va avec le temps et l'énergie passées à améliorer la classe et à travailler à n'importe quel moment, sans limite, comme l'explique Mathilde. «J'ai eu un tableau blanc posé sur le sol pendant des mois. Un jour, j'en ai eu marre et je suis venue à l'école avec ma perceuse pour le fixer moi-même. Problème réglé, ok. Mais je sais qu'il faut faire attention à ne pas tout ramener à la maison. Ni ses soucis, encore moins ceux des enfants. On est vite envahi. Là aussi, je préviens mes stagiaires.»
Le milieu enseignant connaît excessivement bien ce problème, à l'image de cette fille de prof interrogée par Guillemette Faure pour notre livre: «Quand maman était institutrice et qu'elle disait “mes enfants” en parlant de ses élèves, ça nous agaçait parfois.» D'ailleurs, il y a un truc que Mathilde s'est juré de ne plus faire, parce que ça lui a aussi coûté cher, même si ce n'est pas sur le plan financier: «Corriger les copies au lit le soir. J'ai flingué une histoire d'amour comme ça.»
* Les prénoms ont été changés