C'est la série Le Siècle magnifique (151 épisodes entre 2011-2014) qui inaugura cette vague. Elle mettait en scène les intrigues de la cour –et du harem– de Soliman 1er dit «le Magnifique». Les ébats amoureux du sultan et ses verres de vin avaient cependant suscité les critiques de proches du gouvernement.
Alors Premier ministre, Recep Tayyip Erdoğan s'en mêla, prenant à partie les producteurs de la série. «Le Sultan Soliman que l'on connait a passé trente ans à dos de cheval et non au palais», avait-il déclaré en 2012, avant d'appeler la justice «à faire le nécessaire» contre cette série qui dépréciait, à ses yeux, les valeurs de la nation. Contrôler l'État n'impliquait pas automatiquement contrôler le champ culturel. Erdoğan s'en rendait compte.
C'est donc pour compenser cette lacune que deux séries télévisées traitant (comme il faut) l'histoire des Turcs musulmans ont vu le jour. Résurrection: Ertugrul (2014-2019, 179 épisodes) relate les combats du père d'Osman Ghazi –qui sera le fondateur de la dynastie ottomane– contre les croisés, les moghols et les chamanes dans une atmosphère d'épopée guerrière. Sur les réseaux, la série est souvent comparé à Game of Thrones ou bien Vikings.
Le trailer de Résurrection sous-titré en anglais.
Quant au feuilleton Payitaht Abdülhamid, il retrace les treize dernières années du sultan et calife Abdülhamid II, aux prises avec diverses conspirations visant à affaiblir et démanteler son empire. Payitaht, la «capitale» de l'empire, en est à sa quatrième saison.
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Histoire de propagande
Diffusées sur la principale chaîne publique TRT, ces séries bénéficient du soutien du gouvernement. Si le budget de Payitaht reste un mystère, celui d'Ertugrul aurait coûté à la TRT l'équivalent de 330.000 euros par épisode pour les deux premières saisons.
«Il est clairement question d'une projection de l'agenda politique
du président dans un décor
du XIXe siècle.»
Quant au président turc, il aime accueillir les comédien·nes et producteurs de la série dans son palais aux 1.150 pièces ou les invite dans l'avion présidentiel à l'accompagner au Koweït, par exemple. Lui-même ne rechigne pas à se rendre sur un plateau de tournage et à jouer au metteur en scène.
Ce parrainage n'est pas fortuit. Les deux séries visent à effectuer un rapprochement, voire une identification, entre ces chefs historiques et le leader actuel de la «Nouvelle Turquie».
«Les événements historiques sont totalement instrumentalisés au profit des intérêts du régime», nous explique l'historien Stefo Benlisoy. «Dans Payitaht, il est clairement question d'une projection de l'agenda politique du président dans un décor du XIXe siècle. D'une part, la série tend à faire émerger du passé une sorte de père fondateur de la nation, alternatif à Mustafa Kemal, mais celui-ci, Abdülhamid, est parallèlement identifié de façon flagrante à Erdoğan, qui endosserait donc la mission inaccomplie du sultan, celui de protecteur de la nation turque et des peuples musulmans», poursuit Stefo Benlisoy, spécialiste des minorités sous l'Empire ottoman.
Payitaht sous-titrée en français (caricatures contre le sultan et pièce de théâtre française insultant le prophète).
Détour par le passé, retour vers le présent
De la crise économique aux élections, de la tentative de coup d'État aux méga-projets controversés d'Erdoğan, quasiment chaque événement actuel trouve son écho dans le palais d'Abdülhamid ou sur les champs de guerre d'Ertugrul.
Exemple: tandis qu'Erdoğan œuvre à la construction du «plus grand aéroport du monde» à Istanbul, qui selon le discours officiel serait considéré avec jalousie par les puissances occidentales, dans Payitaht, l'envoyé de la reine d'Angleterre tente d'intervenir dans la construction de la voie ferrée Hicaz, grand projet du sultan qui aurait facilité le pèlerinage des musulman·es.
Son manège découvert, ce dernier recevra ce qu'on appelle la «claque ottomane», une violente gifle de la part d'Abdülhamid. La claque ottomane est souvent utilisée par Erdoğan comme métaphore d'une défaite qu'il s'agirait d'infliger à l'opposition, notamment dans ses discours en période de campagne électorale.
Autre exemple, à la suite de la tentative de putsch militaire raté du 15 juillet 2016, dans le feuilleton Résurrection, Ertugrul cherche à déjouer les conspirations en combattant les traîtres et les templiers déguisés en alliés. «L'État doit toujours être propre, le marécage doit être nettoyé», déclare-t-il, en recourant à des images souvent utilisées par le chef d'État.
Les scénaristes n'hésitent pas non plus à paraphraser le président turc: «Il n'y a pas d'État semblable à un jardin de roses sans épines», déclarait Erdoğan, pour rendre compte des difficultés auxquelles doit faire face l'État turc. «Ertugrul ne vous a pas promis un jardin de roses sans épines», entend-on dire dans Résurrection. Et après le 15 juillet, la musique du feuilleton retentissait dans les haut-parleurs lors des rassemblements nocturnes pour célébrer la victoire de la démocratie –ou du moins la défaite des putschistes.
Plus récemment, ce sont les anciens collaborateurs d'Erdoğan s'apprêtant à quitter l'AKP qui ont été pris pour cible par le sultan dans Payitaht: «L'eau avec laquelle nous arrosons le rosier profite à la rose comme à l'épine. Mais si autour de nous, certains tendent à devenir épine, nous les ébrancherons à coup sûr.»
Ciblé, l'ancien Premier ministre Ahmet Davutoğlu, qui lance son propre parti, a reçu le message cinq sur cinq: «Le jour viendra où l'on verra qui est le véritable héritier du sultan Abdülhamid et qui est celui qui l'a trahi», a-t-il répondu du tac au tac.
«Un cours d'introduction à l'antisémitisme»
Les ennemis qui veulent mettre fin au règne du sultan sont multiples, mais ils agissent de concert. Au premier plan de ce front uni d'adversaires se trouvent bien entendu les juifs –ou plutôt le juif par excellence, à savoir Theodor Herzl, fondateur et père spirituel du sionisme.
«L'humanité vivra tant qu'elle sera à notre service, au service des juifs élus par Jehova», l'entend-on dire dans un épisode, ou encore: «Aucune autre nation n'a d'importance, le monde a été créé pour nous servir.» «Un cours d'introduction à l'antisémitisme», selon le journaliste Serdar Korucu, auteur de plusieurs articles sur la série.
Bien entendu, tous les juifs ne sont pas décrits négativement. Abdülhamid se réjouit par exemple de rencontrer «des juifs si raisonnables». Toutefois, dès le premier épisode de Payitaht, les acteurs du complot contre le sultan sont clairement désignés à travers le symbole qu'ils se transmettent: l'étoile de David.
Herzl est lié dans cette initiative aux autres minorités, grecque et arménienne, mais surtout au mouvement réformateur des Jeunes-Turcs, qui destituera le sultan en 1909, les ficelles de cette conspiration étant cependant tirées par la «monarchie globale» ou le «capital crasseux», autre façon de nommer ce qu'Erdoğan appelle «le lobby du taux d'intérêt», à savoir un obscur réseau international.
Le sultan énumérant les actes de ses ennemis (sous-titrage français).
Autrice d'une thèse sur la réception de ces deux séries par l'opinion, Sena Aydın indique que celles-ci sont principalement regardées par un public conservateur et nationaliste, qui y trouve une sorte de «manuel pour comprendre Erdoğan».
Docteure en sciences de la communication, Aydın explique que ces deux feuilletons sont tellement promus par le chef d'État que cela devient une sorte de devoir hebdomadaire de les visionner: «La principale leçon qui est tirée par les spectateurs que j'ai rencontrés, c'est que l'histoire se répète. Donc si Abdülhamid a finalement été vaincu malgré sa bravoure, c'est qu'il était seul, isolé, face à ses ennemis, ainsi que la série le décrit. Alors il n'est pas question d'abandonner Erdoğan contre tous ces adversaires et traîtres, qui ne seraient en fait que les mêmes depuis des siècles.»