Le discours du président de la République en hommage aux victimes de l'attaque à la préfecture de police de Paris, prononcé ce mardi 9 octobre, me laisse une impression étrange et m'inspire des sentiments contrastés.
Si je trouve convaincante et émouvante l'empathie exprimée dans les condoléances aux familles des victimes, je suis très réservé sur la deuxième partie du texte, déclamée comme une diatribe de veillée d'armes et censée galvaniser la «Nation» face au «terrorisme islamiste».
Longtemps, sous Nicolas Sarkozy puis sous François Hollande, le pouvoir exécutif a pensé le terrorisme et l'antiterrorisme dans les limites du paradigme néoconservateur de l'après-11-Septembre: nous étions attaqués par une menace extérieure, un péril «barbare», et nous n'avions d'autre choix que de mener «la guerre contre le terrorisme», ainsi que Manuel Valls l'avait déclaré le 13 janvier 2015 à la tribune de l'Assemblée nationale, après les attentats contre Charlie Hebdo et l'Hyper Cacher de la Porte de Vincennes.
Emmanuel Macron, lui, semble conscient que ce modèle n'est pas satisfaisant intellectuellement et qu'il ne constitue pas un cadre pragmatique pour appréhender un djihadisme dont on pensait s'être débarrassé avec le reflux militaire du groupe État islamique. Le président de la République lui préfère une vision domestique: «cet islamisme souterrain», dit-il, «qui corrompt les enfants de France».
À la société de s'improviser auxiliaire de police
Le terrorisme qui nous frappe depuis mars 2012 et le parcours aussi lâche que meurtrier de Mohammed Merah à Toulouse n'est en effet pas un virus, un mal importé de lointaines contrées arabo-musulmanes. C'est un cancer, une maladie made in France, une série de cellules dysfonctionnelles qui métastasent, ou, pour reprendre les termes plus mythologiques du chef de l'État, une «hydre islamiste» qui «prospère» sur «le terreau» national.
La figure ne manque pas d'interpeller. Si le terrorisme djihadiste est semblable à l'hydre de Lerne, cet énorme reptile dont la tête centrale est présentée comme immortelle, qui sera notre Hercule?
Sur ce point, le discours présidentiel affiche sa vulnérabilité: bien que le gouvernement soit «pleinement mobilisé, avec méthode et détermination», «l'administration seule et tous les services de l'État [...] ne suffiront pas». D'une sincérité déconcertante, l'aveu doit se lire comme une remise en cause du Léviathan hobbesien: l'État, s'il conserve en théorie le monopole de la violence physique légitime, reconnaît qu'il n'a plus les moyens pratiques de l'exercer efficacement pour nous protéger.
Ce constat, à la lumière des circonstances dans lesquelles la tuerie de la préfecture a pu avoir lieu, paraît difficilement contestable. Mais à qui revient-il de pallier la défaillance et les insuffisances des services compétents? Emmanuel Macron a beau en appeler à «la Nation tout entière», c'est bel et bien la société qui, dans les faits, est mise en demeure de s'improviser auxiliaire de police.
Selon le chef de l'État, cette suppléance serait déjà effective dans nos territoires. «Professeurs, fonctionnaires, médecins, bénévoles associatifs sont unis partout dans les lieux les plus sensibles de la République pour prévenir, détecter, agir contre la radicalisation.» Il n'a pas tort: le rôle des first responders, ces moines-soldats qui œuvrent inlassablement en première ligne du vivre-ensemble et à la liste desquels il convient d'ajouter les élues et élus locaux, est trop souvent sous-estimé ou mésestimé.
On se rappellera, à ce titre, les propos particulièrement déplaisants et injustes à l'égard de Stéphane Gatignon, alors maire de Sevran, que Gilles Kepel avait rebaptisé «Molenbeek français» en 2016.
Qui donc nous enseignera à en interpréter les symptômes?
Mais Emmanuel Macron, dans ce discours qui emprunte autant au sens de la responsabilité cher à Kennedy qu'à la pugnacité plus explicite de Clemenceau, ne s'en tient pas à ces sentinelles déjà déployées sur le terrain. Il nous exhorte à devenir «une société de vigilance» et à «repérer à l'école, au travail, dans les lieux de culte [...] les relâchements, les déviations, ces petits gestes qui signalent un éloignement avec les lois et les valeurs de la République».
En d'autres termes, l'État reconnaît son impuissance et demande à celles et ceux dont il est censé assurer la sécurité de devenir une sorte de Léviathan collectif, diffus et décentralisé. Finie la bienveillance prônée dans les premiers temps du quinquennat; nous voilà à l'ère de la surveillance de tous par tous, un système dans le cadre duquel nous sommes invité·es à adopter, dans l'intérêt général, le panoptique cher à Jeremy Bentham.
Si l'on file la métaphore du cancer, ce projet de société a pour lui une logique certaine: pour soigner avant qu'il soit trop tard, «attaquer la racine» du mal, il faut sans cesse examiner, détecter, sonder, analyser. Ce qui nous est proposé, c'est une sorte d'IRM et de scanner continus dont nous serions nous-mêmes les administrateurs.
Soit, mais comment? Sur la base de quelle expérience et de quelles compétences? Même en étouffant la gêne historique que ne peut manquer de susciter ce nouveau contrat social dans un pays où la délation fut érigée en principe de gouvernance il n'y a pas si longtemps, on est bien obligé de s'interroger sur ses modalités de mise en application.
C'est là, inévitablement, qu'on retombe sur l'arbitraire du signe. Il porte une barbe trop longue; elle est voilée; ils ont crié «Allahu akbar» ou «Je ne suis pas Charlie»: si nous sommes appelés à être des détecteurs de radicalisation, qui donc nous enseignera à en interpréter les symptômes, à décoder ces fameux signaux de basse intensité?
Et quel instrument magique nous permettra de reconnaître les signes intérieurs, invisibles, ceux que le chef de l'État appelle à juste titre «ces petits riens qui deviennent de grandes tragédies»? En arriverons-nous à la vision cauchemardesque de Philip K. Dick dans Minority Report, nouvelle adaptée au cinéma par Steven Spielberg, dans laquelle des extra-lucides dissimulés de tous transmettent les images des crimes à venir aux forces de l'ordre?
L'autosuggestion ne fait pas gagner les batailles
Emmanuel Macron a raison sur le diagnostic, mais l'urgence de trouver un remède, pour apaiser nos peurs et les fractures qu'elles produisent, l'égare.
«Cinquante-neuf attentats, dit-il, ont été déjoués grâce aux services de renseignement et de sécurité.» On peut considérer que c'est une réussite, on a même le droit de s'en réjouir, tout en se demandant s'il n'y en a pas beaucoup plus qui ont été évités parce que le ou la radicalisé·e a renoncé tout·e seul·e avant de passer à l'acte – avant de devenir un·e terroriste.
Le ministre de l'Intérieur, qui n'en est pas à une rodomontade près dans l'espoir de sauver sa place, parle lui de «réarmement» de la société. La réalité, c'est que le pouvoir se sent désarmé et que son discours belliqueux cache mal le fatalisme (le défaitisme?) qui l'habite face au terrorisme domestique.
Dans la situation où nous nous trouvons, les coups de menton, les incantations et les poses martiales ne rendent que plus évidents notre désarroi et notre faiblesse. «Nous menons le combat, nous mènerons le combat, nous mènerons toujours le combat», a conclu mardi Emmanuel Macron –une note lyrique qui se veut un écho au sursaut de la Première Guerre mondiale, mais qui me fait penser au monologue intérieur de la chèvre de monsieur Seguin.
En relisant ces mots, au-delà du réconfort républicain, j'entends qu'il n'y a pas grand-chose à faire, que les attentats low cost font désormais partie de notre horizon quotidien et qu'il faut s'habituer à vivre avec. Installé depuis treize ans aux États-Unis, où violences et massacres se répètent jour après jour, je me dis que le chef de l'État a probablement raison. Néanmoins, sa posture guerrière ne me paraît pas la manière la plus responsable de nous faire passer le message.
L'autosuggestion a beau être héroïque, elle ne fait pas gagner les batailles et elle ne rassure personne. Devant l'impuissance qu'elle révèle, ce sont les loups solitaires qui se lèchent les babines.