Pour des raisons de sécurité, Waad al-Kateab ne peut nous en dire trop sur sa famille. Tout juste saurons-nous que cette femme de 28 ans, au visage juvénile, naît en 1991 en Syrie, et qu'elle déménage à Alep en 2009 pour suivre des études d'économie. Deux ans plus tard, son pays s'embrase. Dans la foulée des printemps arabes, les manifestations pro-démocratie s'étendent progressivement à travers tout le pays.
«En Syrie, il n'y avait pas de vie politique, en dehors de la perspective d'appartenir au parti Baath, qui était un système corrompu. Nous et beaucoup de gens de ma génération, on ne s'y intéressait pas forcément. Mais dans ma famille, on avait souvent des discussions à ce sujet, donc quand la révolution a commencé, j'ai su que je voulais en faire partie», raconte-t-elle.
La révolution syrienne atteint rapidement Alep, principale ville du nord-ouest syrien, bien que les rassemblements n'y soient pas aussi massifs que dans d'autres villes. Comme ailleurs, la contestation est brutalement réprimée. C'est à ce moment-là que Waad rencontre Hamza, étudiant en médecine. Actifs tous les deux dans la révolution, ils deviennent amis. Le 26 septembre 2014, ils se marieront, puis auront deux enfants ensemble.
Révolution
«La première année, c'était comme un rêve. Lors de la première manifestation à l'université, il y avait environ vingt personnes, puis ça a grossi, et à la fin nous étions des milliers, comme on le voit dans le film. Pour nous c'était le seul moyen de changer notre vie. Au début de la révolution, nous avons pensé que les pays occidentaux, qui parlent de liberté et de démocratie, nous soutiendraient. Nous pensions que le monde ne laisserait pas quelqu'un tuer son propre peuple, nous étions très optimistes», explique la réalisatrice.
Waad commence à filmer en permanence. Elle devient l'une de ces nombreuses «journalistes-citoyennes» ou «journalistes activistes», ouvertement engagées dans la révolution, qui documentent les manifestations afin d'informer le monde entier de ce qui se passe en Syrie. Comme les révolutionnaires font face à une répression extrêmement brutale du régime, il s'agit aussi de montrer cette violence et d'inciter les pays occidentaux à agir.
Capture d'écran du film. | @Waadalkateab
«Pour moi, filmer n'était pas une mise à distance, mais un moyen d'être plus impliquée. Ce qui s'est passé, on peut l'oublier, mais pour moi tout est enregistré. C'était aussi une défense, une raison d'être là, de filmer les blessés, les morts, et d'accepter l'idée que je pourrais être la prochaine. Ça m'apportait une forme de quiétude d'esprit, je savais que je faisais quelque chose d'important. Quand la guerre sera terminée, je suis sûre que d'autres archives sortiront, et j'espère qu'elles seront utilisées dans des procédures judiciaires, je sais que de nombreuses personnes y travaillent», poursuit Waad.
Guerre
La brutalité du régime a conduit une partie de l'opposition à s'armer, avec le soutien de puissances régionales opposées au régime de Bachar el-Assad. Aux côtés des groupes nationalistes, pour la plupart rassemblés sous la bannière de l'Armée syrienne libre, on trouve des formations plus radicales, comme les djihadistes du Front Al-Nosra. En juillet 2012, des rebelles syriens issus de la campagne environnante commencent leur offensive sur Alep, initialement bien accueillis par les révolutionnaires. Rapidement, la plus grande partie de l'est de la ville échappe au contrôle du régime syrien. La population doit s'organiser elle-même. C'est ainsi que Hamza crée un hôpital.
«[Sans le régime], ce n'était pas un pays de Cocagne, il y a eu des moments très difficiles, mais nous avions un territoire, ça constituait une étape dans la réalisation de notre rêve. Nous avons commencé à mettre en place les services [qui n'étaient plus assurés par le gouvernement], tous les habitants d'Alep y ont participé. Il y avait 1,5 million d'habitants à Alep-Est, et les services publics étaient même mieux assurés qu'à l'ouest, sous contrôle gouvernemental! Nous avons eu la première élection libre de notre conseil local. Les gens voulaient vraiment bâtir leur propre vie, à leur façon, loin de la corruption», se souvient la réalisatrice.
«Même si Daech était quelque chose d'horrible, nous savions que nous, les habitants d'Alep, nous battions pour la liberté et la dignité.»
Entre 2012 et 2015, le régime syrien lance plusieurs offensives contre Alep, et de violents combats vont l'opposer aux rebelles. Dans le cadre d'une stratégie mise en œuvre à l'échelle du pays, l'armée syrienne bombarde délibérément les civils, notamment à l'aide de «bombes-barils», particulièrement imprécises. La population vit également sous la menace des djihadistes, qui montent progressivement en puissance, en particulier le groupe État islamique. Waad continue de filmer.
«Nous pouvions être tués à n'importe quel moment [par les bombes-barils]. Des habitants ont fui. Des révolutionnaires ont été enlevées par l'État islamique, comme Abou Mariam. Mais même si Daech était quelque chose d'horrible, nous savions que nous, les habitants d'Alep, nous battions pour la liberté et la dignité. Début 2014, l'État islamique a été chassé d'Alep-Est. Des gens qui avaient fui sont revenus. Puis il y a eu deux grandes offensives du régime, avec les premières destructions à grande échelle. Entre les offensives, des habitants partaient et revenaient. Puis la situation s'est plus ou moins stabilisée, les gens sont rentrés... Nous avions envie d'être là. Mais en septembre 2015, la Russie est intervenue et la situation s'est terriblement dégradée», se rappelle la réalisatrice.
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Siège
Le 30 septembre 2015, la Russie intervient militairement en Syrie. Vladimir Poutine assure qu'il souhaite combattre Daech. En réalité, son objectif prioritaire consiste à soutenir le régime de Bachar el-Assad. L'aviation russe concentre ses efforts sur les autres groupes rebelles et sur le Front Al-Nosra, branche syrienne d'Al-Qaïda. Par ailleurs, elle participe à la stratégie de terreur du régime syrien, en bombardant volontairement des zones d'habitation, des marchés et des hôpitaux. Notamment à Alep-Est. Waad filme encore.
«C'était incroyable. On connaissait les bombes-barils, mais on n'avait jamais vu six avions de chasse bombarder simultanément. Il y avait des frappes jour et nuit, même avant le siège. Et puis le régime a encerclé la ville. À un moment donné, les rebelles contrôlaient 70% du pays, le régime 30%, et soudain la situation s'est renversée», déplore-t-elle.
En janvier 2016, Waad donne naissance à sa fille, Sama. Fin juillet 2016, la ville est totalement assiégée par les forces loyalistes. Le documentaire raconte un dilemme plus personnel, qui a aussi été celui de ses amis. Fallait-il partir pour mettre sa fille à l'abri, et abandonner ainsi les habitants d'Alep? Hamza et Waad feront finalement le choix de rester. Après un voyage en Turquie auprès de leur famille, ils retourneront même à Alep, prenant tous les risques. Waad retombe enceinte, et filme toujours.
«Avec Hamza, nous avons décidé que nous ferions tout pour rester. Nous nous sommes dit que si l'un de nous deux voulait partir, l'autre resterait. Hamza ne pouvait partir comme ça, puisqu'il était responsable d'une équipe de soixante-dix personnes à l'hôpital, tous les habitants dépendaient de lui. Nous étions en quelque sorte bloqués, mais heureux d'être bloqués. Je restais concentrée sur le fait de filmer, je savais que c'était dur, ça n'était pas vraiment logique d'être là, mais ça allait», se remémore la réalisatrice.
Mémoire
En décembre 2016, après plusieurs mois de siège et d'offensive, le régime syrien, la Russie et leurs alliés prennent le contrôle d'Alep-Est. L'offensive finale est marquée encore une fois par des crimes de guerre: ciblage volontaire d'infrastructure civiles, notamment médicales; utilisation d'armes prohibées, avec des bombes incendiaires, à sous-munitions et du gaz chloré. Des centaines de civils meurent et des milliers sont blessés; ils affluent dans l'hôpital de Hamza. Plusieurs semaines plus tard, Waad, Hamza et leurs enfants quitteront Alep. Puis la Syrie. Ils vivent à présent à Londres. La réalisatrice tient à rappeler que les mêmes crimes se perpétuent aujourd'hui à Idleb, région principalement contrôlée par les djihadistes d'Hayat Tahrir al-Cham, où vivent trois millions de déplacés.
«Je veux permettre aux spectateurs d'aller à Alep, de vivre ce qu'on a vécu, de comprendre ce pour quoi nous avons risqué nos vies.»
«Ce que j'aimerais, c'est que les gens qui vont voir ce film sachent que la guerre n'est pas terminée, le régime syrien et la Russie continuent à faire la même chose, tout les jours, notamment à Idleb où trois millions d'habitants n'ont nulle part où aller. Si le monde nous a abandonné auparavant, il peut encore agir maintenant, face à un régime qui bombarde les civils et les hôpitaux. Les habitants d'Idleb ont le droit de vivre dans leur pays, en sécurité, sans être déplacés», rappelle Waad.
Le conflit s'est aussi caractérisé par une guerre de l'information, qui s'est accentuée après l'intervention russe de 2015. Le régime syrien et ses alliés ont accusé les manifestants d'être tous des terroristes manipulés depuis l'étranger, les rebelles d'être tous djihadistes, et les secouristes volontaires nommés Casques blancs d'être des suppôts des djihadistes qui organisent de fausses attaques chimiques pour provoquer une invasion occidentale de la Syrie. Ces théories du complot, relayées notamment par l'audiovisuel public extérieur russe (RT, Sputnik, Ruptly...), ont rencontré un écho non négligeable sur internet, non seulement auprès de l'extrême droite mais aussi chez une certaine gauche anti-impérialiste.
«Dès la première minute de la révolution, le régime nous a accusés d'être des terroristes, et ils ont continué leurs mensonges jusqu'à ce que des gens les croient. Ce que ce film, et d'autres films syriens feront, j'espère, c'est concurrencer ce narratif du régime et de la Russie. Je veux permettre aux spectateurs d'aller à Alep, de vivre ce qu'on a vécu, de comprendre ce pour quoi nous avons risqué nos vies», conclut Waad. Pari amplement réussi.