Un film inspiré de l'univers des BD de super-héros qui remporte le Lion d'or au Festival de Venise après avoir reçu l'approbation de la quasi-totalité des critiques présent·es, c'est pour le moins inhabituel. Mais Joker, qui réussit à offrir ce que les amateurs du genre attendent de ce type de produit sans rien sacrifier en matière d'ambition et de complexité mérite en effet cet accueil.
À quoi cela tient-il? Inévitablement, à un grand nombre des composants de sa mise en scène, de natures très variées, mais qui fonctionnent tous sur deux principes associés: une affaire de rythme et une affaire de distance.
Bizarre objet célibataire
La question de la distance concerne ici les jeux sur l'écart entre les stéréotypes et les inventions. Le Joker est une icône de la culture dite pop, c'est-à-dire formatée par Hollywood. Il ne peut ni ne veut rompre avec elle.
Mais les concepteurs de ce film ne s'y laissent pas non plus enfermer, ni se contentent de jouer avec les poncifs, en les épiçant de quelques gags et de quelques pétarades spectaculaires, comme il est d'usage dans la gestion des franchises.
Joker, même s'il est consacré à un personnage DC Comics et fait partie de la saga Batman, n'est pas un film de franchise, au sens où il ne rentabilise pas des ingrédients des épisodes précédents, ni ne met en place des déclinaisons à venir.
Mais, bizarre objet célibataire dans univers archi-peuplé et balisé, il parvient, situation après situation, à ne pas non plus trahir les grandes règles de cet univers.
Le Joker, solitaire et complexe, devant l'image du spectacle dominant incarné par l'amuseur officiel, cynique et vulgaire que campe Robert De Niro. | Warner Bros. France
La question de l'écart et de la tension ne concerne pas que le bloc d'histoires, de personnages et de procédés qui définit les films de super-héros dans leur habituelle médiocrité efficace –on peut rester dubitatif sur la formule de Scorsese selon laquelle «les films Marvel ne sont pas du cinéma» tout en constatant l'indigence de l'immense majorité des productions de ce type, sans distinguo entre les sources Marvel et DC évidemment.
Cette question de l'écart, de la bonne distance constamment modifiée, concerne plus généralement la question du héros dans le cinéma de très grande consommation. Du héros, donc de la morale.
Le Joker est un méchant, l'affaire est entendue. Du moins celui qu'on connaît lorsqu'il déboule dans la Bat-story, à peine un an après le début de celle-ci à la fin des années 1930. Il est, ou pas, celui qui aurait tué les parents du jeune Bruce Wayne, causant le traumatisme fondateur de la schizophrénie justicière de l'homme-chauve-souris.
En faire le personnage principal est déjà singulier: si Hollywood a été capable –ce sont souvent les meilleurs du genre– de s'intéresser aux côtés troubles des super-gentils (The Dark Night, Wolverine, Hulk...), il en va autrement avec un être systématiquement maléfique.
Mais en ce cas, et puisque le personnage au sourire sanglant était devenu une imagerie propice au commerce à un point suffisant pour qu'il soit envisageable de l'exploiter en solo, il s'ouvrait deux prévisibles chemins de facilité.
L'un était de charger la barque en infamies de toutes sortes, en ne jouant que la carte de l'horreur, ou du burlesque rusé façon Deadpool. L'autre était de construire une mécanique psycho sentimentale expliquant, même sans la justifier, que le clown rebaptisé ici Arthur Fleck se livre à des actes destructeurs à cause des mauvais traitements de toutes natures qu'il a subis.
Un personnage aux multiples visages sous un masque unique. | Warner Bros. France
Dans le film coécrit et réalisé par Todd Phillips, le Joker est l'un et l'autre... et encore bien d'autres choses. L'essentiel de l'énergie du film tient à la circulation imprévisible entre ces différentes dimensions.
Il y a bien les malheurs du pauvre Arthur, qui ne manque pas de raisons d'en vouloir à mort au monde pourri où il survit, et les pulsions destructrices sans motif visible ni justification qui saisissent Fleck.
Méchant, malade, pauvre, malheureux, révolté
Mais aussi des fragments dérivant à la surface de la fiction: critique radicale de la société, irruption incontrôlée du fantasme dans la réalité, adhésion du personnage à des mythes construits à son propre usage.
Il y a le rôle dérangeant conféré à ces trois actes apparemment proches et en fait très éloignés: sourire, rire, faire rire. Chacun des trois, qui renvoie à une sorte d'impératif américain (be nice, show that you're happy, make them laugh), est montré comme douloureux, malsain, inquiétant. Et ce n'est pas l'aspect le moins transgressif du film –il est symptomatique que Woody Allen, grand artiste que Hollywood a traîné dans la boue lorsqu'il cessait de faire rire, donne une place similaire au rire dans le récent Un jour de pluie à New York.
Mais Arthur n'est pas que malheureux et méchant, il est malade. Et la maladie est ici un territoire maintenu au bord de l'écran, ni condamnable, ni compréhensible, pas moins difficile à affronter. Une tache obscure dans la vie des humains.
Et encore: le Joker n'est pas seulement un super-vilain, c'est d'abord un pauvre, dans un monde violemment inégalitaire. Le film a l'intelligence de n'en tirer aucun discours, juste d'en prendre acte, dans un pays où l'injustice sociale a crû vertigineusement depuis trente-cinq ans.
Méchant, malade, pauvre, malheureux tenaillé par ses origines et sa capacité à faire confiance à sa mère –son seul repère–, il est encore, pas toujours mais de proche en proche, un guerrier rebelle, capable de prendre les armes, de déclencher une insurrection urbaine.
Toutes ses facettes interagissent sans se fondre, renouvellent et démultiplient la figure sous le masque unique, convoquent des arrière-plans en abyme.
Un acteur d'exception
Il faut pour donner une présence, une consistance à la fois charnelle et psychique à un être aussi composite et échappant à toute définition, un acteur d'exception. Cela tombe bien, Joaquin Phoenix est un acteur d'exception.
Comme comédien, il fait quelque chose de très similaire à ce que le Joker fait comme personnage. Il existe simultanément sur plusieurs registres, circule entre histrionisme débridé et intériorité toute en nuances, réussit à être doux et agressif dans le même plan, beau et repoussant dans la même image. Non pas grâce au maquillage et aux déguisements mais malgré eux, au-delà des artifices de surface.
Son visage versatile et énigmatique, son corps à la fois puissant et au bord du décharnement, souvent dénudé, sont d'impressionnantes ressources d'émotions et de sens, jamais stabilisés.
Un des mille visages de Joaquin Phoenix en Arthur-Joker. | Warner Bros. France
Phoenix, comédien surdoué qui a accompagné une grande part du cinéma américain ambitieux de ces vingt dernières années (dans des films de Gus Van Sant, M. Night Shyamalan, James Gray, Paul Thomas Anderson, Woody Allen...) possède à n'en pas douter un savoir-faire hors du commun.
L'important ici, à la différence de tant de numéros de virtuosité dont sont aussi capables certains de ses confrères, est qu'il donne le sentiment de bricoler sans cesse, de rapiécer son personnage, de constamment y ajouter et en enlever des fragments. Quand Phoenix joue Joker, plein de choses peuvent arriver sans cesse.
Infiniment désaccordé
Ici intervient la question du rythme. À ce film versatile et hétéroclite, il faut une force intérieure, qui le pousse en avant sans unifier ses composants. Pas question de recourir à la recette ordinaire du cinéma à grand spectacle, recette qui, une fois «sécurisée», comme ils disent, avec un casting bankable et des répliques qui frappent, se résume le plus souvent à: le pied au plancher, plus ça fonce mieux c'est.
Au contraire, le rythme du film est heurté, inégal, souvent déséquilibré. Il accélère, ralentit, paraît faire du surplace, change de direction. À l'unisson, si on peut dire cela d'un objet dont tout l'intérêt est d'être infiniment désaccordé, de son récit et de son acteur, Joker ne craint ni d'en remettre trois couches ni de se lancer dans des ellipses en forme de sauts dans le vide.
Il s'est trouvé des bons esprits[1] pour proclamer qu'un tel film ne devrait pas concourir en compétition dans un grand festival international, et d'autres pour trouver qu'il fait l'apologie de la violence.
Deux reproches différents mais au fond voisins, qui l'un et l'autre ont peur du cinéma en acte. Si Joker est très singulier, il n'a rien d'unique –on peut songer à Lynch, à Fincher, à Scorsese, ou même remonter à L'enfer est à lui de Raoul Walsh. C'est-à-dire à des films qui trouvent, avec des moyens spectaculaires, comment ne pas cesser d'avoir affaire au monde.
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Tandis que le clown raté Arthur Fleck, dit Happy, circule de métro infernal en prestation sur scène calamiteuse, de tentative de se faire reconnaître comme le fils caché du richissime Mr Wayne en émeute jubilatoire et effrayante dans les rues de Gotham, Joker ne cesse d'entrebâiller des portes.
Elles donnent sur des monstres réels, tout aussi irrationnels et bien plus dangereux –Trump et consorts– aussi bien que sur les coins sombres d'une psyché aux contours trop mouvants pour qu'on puisse jurer qu'elle n'est pas aussi, un peu, ou un peu plus, celle de chacun·e d'entre nous.
Joker
de Todd Phillips, avec Joaquin Phoenix, Robert De Niro, Zazie Beetz, Frances Conroy
Durée: 2h02
Sortie le 9 octobre 2019
1 — Auxquels répondent très bien, ici, plusieurs critiques américains. Retourner à l'article