Culture

«Lost» a changé la télévision à tout jamais

Temps de lecture : 7 min

Il y a quinze ans, la première saison débarquait sur ABC et dévoilait sa folle ambition: proposer un voyage à travers les genres cinématographiques tout en réinventant la narration sérielle.

Il y a un peu plus de quinze ans, le 22 septembre 2004, Lost s'ouvrait sur la vision d'un œil, celui de Jack Shephard. | Capture d'écran via YouTube
Il y a un peu plus de quinze ans, le 22 septembre 2004, Lost s'ouvrait sur la vision d'un œil, celui de Jack Shephard. | Capture d'écran via YouTube

Il y a un peu plus de quinze ans, le 22 septembre 2004, Lost s'ouvrait sur la vision d'un œil, celui de Jack Shephard. Mais aussi, fondamentalement, celui du spectateur ou de la spectatrice, à qui il était désormais permis de voir une autre forme de télévision, quelque chose de moins conventionnel, de plus ambitieux (au niveau des moyens et du scénario, notamment) et de plus hybride, perpétuellement à mi-chemin entre l'illusion et la réalité.

Dès le pilote, étalé sur deux heures et estimé à 12 millions de dollars (un record à l'époque!), Lost rend ainsi plus riche le récit sériel. Non pas par son intrigue principale, qui surfait alors sur la mode des programmes survivalistes (Seul au monde, Survivor, etc.), mais par son schéma narratif et l'insertion de flashbacks. Ceux qui accompagnent chaque épisode, ceux qui parsèment le scénario de multiples intrigues, ceux qui permettent à la série d'explorer divers genres cinématographiques (le drame, la science-fiction, la comédie, le thriller, la romance, etc.), différentes ambiances.

Ainsi, quand un épisode se concentre sur Sayid, c'est un mini-film de guerre qui se déploie; quand c'est le passé de Kate qui ressurgit, la série prend alors un air de road trip sur fond de country (avec, bien souvent, Patsy Cline en bande-son). En clair, chaque personnage principal (et on sait qu'ils sont nombreux) apporte un ton différent à Lost: parfois comique grâce aux péripéties d'Hurley, d'autres fois digne d'un documentaire sur un groupe de rockstars (Charlie), ou encore socio-politique, à l'image de l'histoire de Jin et Sun, fascinante de par ce qu'elle raconte des rites inhérents à une société ultra codée (la Corée du Sud, en l'occurence).

Ce n'est pas de la télé, c'est «Lost»

Derrière sa simplicité apparente, du moins celle que laissent apparaître les premières images de la série (un avion s'écrase, qu'arrivera-t-il aux survivant·es?), Lost impose rapidement sa complexité. Et devient dès les premiers épisodes une œuvre plurielle, profondément pop. Parce qu'elle suscite moult débats et interprétations, bien sûr –au point d'avoir incité Obama à changer la date d'un de ses discours, initialement prévu le même jour que la diffusion du premier épisode de la saison 6.

Mais aussi parce qu'il est impossible de la segmenter pour l'apprécier pleinement. C'est une série qui ne peut être découpée en saisons ou, pire, en épisodes: elle nécessite un investissement complet de la part du spectateur, une attention méticuleuse, au même titre que certains albums des Beatles (Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band), des Pink Floyd (The Dark Side Of The Moon) ou même de Michael Jackon (Thriller).

Il y a bien quelques pics émotionnels (l'ouverture de la saison 2, l'ultime scène de la saison 3, l'épisode The Constant de la saison 4), mais tous ces instants participent à la cohérence globale de l'ensemble. Ils ne sont que des pistes, des repères censés guider le spectateur au sein d'une œuvre qui aime laisser planer le mystère, adjoindre à chaque dialogue quelques points de suspension, et visiblement capable de tisser une narration extensible à l'infini –rappelons que le nom de Jack Shephard a été choisi pour ses accointances avec le mot shepherd, qui signifie «berger» en français, celui qui conduit le troupeau.

L'orientation est d'ailleurs l'un des grands thèmes de Lost –le troisième épisode de la saison 2 en porte même le nom. Et celle-ci est bien évidemment multiple: d'un côté, il y a ces fameux flashbacks, à travers lesquels les scénaristes tentent de faire comprendre au public la raison de la présence de ces multiples personnages sur une même île. De l'autre, il y a justement ces personnages, qui ont ici l'occasion de réorienter leur vie et tentent désormais d'avancer selon leur propre philosophie, qu'importe qu'elle soit mystique (John Locke), rationnelle (Jack Shephard), religieuse (M. Eko) ou anticonformiste (Sawyer).

Et au milieu de tout ça, il y a le spectateur ou la spectatrice, confronté·e comme rarement dans une série à tout un tas de questions existentielles: qui sommes-nous vraiment? Comment faire les bons choix? Comment les assumer? Quelle est notre place au sein d'une communauté? Ce qui rejoint, fondamentalement, ce que Pacôme Thiellement, auteur de Les mêmes yeux que Lost, affirmait dans une interview pour Brain Magazine en 2014:

«Lost fonctionne intégralement comme un miroir. Si le spectateur vient avec l'idée de s'emmerder, il s'emmerdera, mais s'il cherche à résoudre les “grands mystères de l'Univers”, l'île, les Autres, la Dharma Initiative, Jacob et l'Homme Sans Nom seront là pour l'épauler, l'orienter ou le contre-orienter le long de son séjour auprès de la fiction. Lost est exactement pour le spectateur ce que l'île est pour les naufragés: une deuxième chance, mais aussi le lieu des plus grands drames –comme l'ont prouvé les très mauvaises réactions à la fin de la série, qui ont épousé les décès et défections en masse des personnages sur la “liste de Jacob”.»

Monstre narratif

À cela, l'on pourrait également ajouter que Lost est un excellent moyen de comprendre le monde. Un peu comme si l'idée de Carlton Cuse et Damon Lindelof, qui a toujours revendiqué son goût pour les énigmes qui n'appellent pas nécessairement de réponses (cf. The Leftovers), n'était pas de nous expliquer ce qu'est l'île mais bien d'offrir suffisamment de clés et de situations pour permettre aux personnages et au public de saisir l'intérêt de leur présence parmi les êtres humains, d'avancer dans la vie avec l'idée d'une vérité qui advient.

De fait, l'apparition des flash-sideways dans la saison 6 s'avère d'une brillante inventivité, dans le sens où cette astuce narrative permet de présenter une réalité alternative, de raconter ce qu'aurait été la vie de Jack, Kate, Sawyer et les autres si l'île n'avait pas existé, faisant de ces hommes et de ces femmes dont on pensait tout connaître des êtres humains ordinaires.

Pour comprendre le monde, et c'est en cela également que c'est une œuvre pop, Lost s'appuie aussi sur tout un tas de références: à John Steinbeck (Des souris et des hommes est régulièrement cité, tandis qu'une des stations Dharma s'appelle «La perle»), à Alice aux pays des merveilles, à Oasis (Drive Shaft, le groupe de Charlie, vient de Manchester et voit deux frères s'entre-déchirer), à la philosophie (Jeremy Bentham, Desmond Hume, John Locke), à Sa Majesté des mouches ou encore à Stephen King («Le fléau a eu une grande influence sur Lost», affirmait Carlton Cuse).

Parfois, les références se font toutefois plus subtiles. À l'image de Dogen, le gardien du Temple. Dans la saison 6, celui-ci est toujours accompagné d'un traducteur, nommé Lennon et looké comme l'ex-Beatles. Ce qui ne peut être une simple coïncidence: d'abord parce que Dogen est celui qui a introduit le bouddhisme zen au Japon au XIIIe siècle; et puis parce que l'auteur d'«Imagine» était un fidèle adepte de cette spiritualité. «C'est comme si les réalisateurs nous disaient que la pop culture était aujourd'hui le meilleur réceptacle et le meilleur médium des savoirs anciens», s'en amusait même Pacôme Thiellement, toujours dans la même interview.

Un monde en soi

Lost, ce n'est donc pas que l'histoire de personnages qui tentent d'exister alors que leurs raisons de vivre ont disparu. C'est un univers en soi. Un monde qui s'écroule (la présence de «The End of the World» de Skeeter Davis dans la bande-son en atteste avec éclat), qui peut renaître ailleurs (les personnages ont la possibilité de s'accomplir sur l'île, John Locke est en quelque sorte réincarné, et l'île elle-même a la faculté de modifier ses coordonnées géographiques) et dont le déploiement n'a cessé d'impacter des dizaines d'œuvres contemporaines.

Dans How I Met Your Mother, par exemple, le personnage de Steve interprété par Jorge Garcia (Hurley dans Lost) cède à l'autodérision («Je suis désolé, mais j'étais sur cette île pendant ce qui semble être l'éternité. Je vais désormais en profiter à l'extérieur»); dans The Office, c'est Dwight qui introduit pour la première fois les personnages de l'entrepôt en interpellant le spectateur («Vous vous souvenez dans Lost quand ils rencontre Les Autres?»), tandis que Michelangelo, au bord de la mort dans Ninja Turtles, confesse un peu honteux n'avoir jamais rien compris au dernier épisode de la série.

Surtout, Lost a permis l'éclosion de producteurs et scénaristes comme J.J. Abrams, déjà reconnu pour son travail sur Alias mais désormais identifié par le grand public et considéré comme potentiel nouveau Spielberg –un mec, en somme, capable de produire des blockbusters de premier rang (Super 8, Star Wars, etc.) ou de travailler sans cesse les mêmes thèmes (les questions sur le sens de l'existence, l'intérêt de vivre avec les traumatismes passés, l'opposition entre une pensée rationnelle et mystique) à travers des séries censées reprendre le flambeau (Flashforward, Fringe, Alcatraz, malheureusement jamais réellement convaincantes).

Tout n'a bien évidemment pas été parfait pendant six saisons: les plans avec l'ours polaire au cours des premiers épisodes ont cruellement vieilli, certaines intrigues auraient mérité davantage d'éclaircissement (comme le sort réservé à Walt) et Claire ne méritait définitivement pas tout l'amour de ce bougre de Charlie (ça va, on plaisante!).

Mais s'il y a bien quelque chose que l'on ne peut nier, c'est que Lost accompagne et sublime une époque (l'âge d'or des séries, en quelque sorte) tout en annonçant son déclin une fois arrivé au terme de son récit.

«Avec internet et la modification globale de la réception des images, le concept de “network television” est en train de mourir, disait déjà en 2009 Matthew Fox, dans une interview aux Inrocks. Dans le monde des séries, les scénaristes, les producteurs et les studios sont en train de mettre en place de nouvelles propositions: des séries plus courtes, plus frappantes, de treize épisodes, qui ne dureraient qu'un ou deux ans, avec une signature visuelle très marquée; des concepts excitants spécifiquement pensés pour une cible démographique bien particulière. [...] Le temps des séries qui durent onze ans, avec un nouveau meurtre à élucider chaque semaine, est derrière nous.»

Entre 2004 et 2010, Lost était déjà bien loin de ces schémas narratifs assez simplistes. Pendant six saisons, elle nous a fait comprendre qu'il n'y avait pas «d'ici et maintenant» (l'une des phrases clés du dernier épisode), qu'il était essentiel de voir au-delà de son propre champ de vision (surtout à l'ère d'internet, d'où les centaines de discussions sur les forums après la diffusion de chaque épisode) et qu'une série, bien aidée par des astuces scénaristiques poussées à l'extrême (les cliffhangers, notamment), pouvait contenir tout un tas de méta-messages et accompagner les réflexions existentielles d'un public subjugué par la façon qu'avait Lost de créer, comme rarement avant elle, d'intenses connexions entre la réalité et la fiction.

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