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Les cours d'anglais ruinent-ils les chansons pop?

Temps de lecture : 10 min

En théorie, elles sont plus sexy que les leçons de grammaire. En pratique, parfois beaucoup moins.

Quelques chansons pop, et hop! Les verbes irréguliers restent aussi bien dans la tête que la mélodie grâce à laquelle ils ont été mémorisés. | Jason Rosewell via Unsplash
Quelques chansons pop, et hop! Les verbes irréguliers restent aussi bien dans la tête que la mélodie grâce à laquelle ils ont été mémorisés. | Jason Rosewell via Unsplash

C'est un fait qui n'appelle plus vraiment à contestation: la population française est nulle en langues, en particulier en anglais. En cause, divers facteurs systémiques comme «la relation complexe entre les langues française et anglaise, à la fois proches et différentes», «l'accentuation et le rythme des mots et des phrases de la langue anglaise», «l'exposition à la langue dans la vie de tous les jours et dans les médias» ou même «notre culture de l'excellence».

Apprendre aux ados de France à prononcer «clothes» ou la liste des verbes irréguliers n'est probablement pas la tâche la plus facile. À moins peut-être de faire passer la pilule en s'appuyant sur des supports plus sympathiques que des livres de grammaire: les chansons pop.

Elles sont après tout un lien naturel entre l'ado et la culture d'un pays anglophone. Florence, 36 ans, se souvient qu'avant même de commencer les cours d'anglais, elle essayait de traduire les chansons d'Alanis Morissette ou de The Offspring dans sa chambre: «[Les cours d'anglais] m'ont aidée pour comprendre comment traduire certaines phrases sur lesquelles je bloquais», raconte-t-elle.

Idem pour Vanessa, 33 ans, avec «Placebo et les Smashing Pumpkins» ou Chloé, 26 ans, qui a «commencé à tenir un classeur de [ses] chansons favorites en tentant de traduire les paroles».

«Partir d'une chanson pop, c'est partir de quelque chose que les élèves connaissent, avec lequel ils sont à l'aise, donc libérer la parole dès l'annonce du document», indique Clément, professeur d'anglais en lycée.

Grâce aux cours d'anglais, «Eternal Flame» des Bangles n'était plus seulement une ballade langoureuse pour surprise-partie: elle devenait le support de mon béguin pour la fille, de l'autre côté de la classe, qui faisait battre mon cœur.

«Close your eyes, give me your hand, darling / Do you feel my heart beating / Do you understand / Do you feel the same / Am I only dreaming / Is this burning an eternal flame», chantait Susanna Hoffs. Grâce aux cours d'anglais, je pouvais désormais me dire sans ambiguïté que cette chanson décrivait, avec une insolente précision, l'exactitude de mes sentiments. Grâce à eux, je n'étais plus seulement secoué par une mélodie et des harmonies, mais par des mots.

Si les cours d'anglais doivent avoir une application concrète pour un adolescent, c'est bien de comprendre –pour de vrai- les chansons pop qu'il entonne dans sa chambre, de mettre de vrais émotions sur des mélodies, quitte à les ruiner pour toujours.

Je garde un souvenir désastreux d'une chanson en particulier, «Winds of Change» de Scorpions, étudiée en 1992, en classe de 4e. Je l'aimais bien, cette ballade des auteurs du très moite «Still Loving You». Numéro 1 du Top 50 pendant près de sept semaines, la chanson qui évoque la chute du bloc soviétique était le slow parfait pour des ados ignares avides de coller leurs mains moites sur les hanches du sexe opposé.

Pourtant, trente ans plus tard, je déteste cette chanson et le coupable est tout désigné: des heures et des heures de cours d'anglais passées à la disséquer dans tous les sens.

Peut-être était-ce la révélation d'un contenu qui ne collait pas tout à fait à des étreintes en milieu sombre et humide? Peut-être était-ce redondant avec une actualité beaucoup trop récente et donc déjà omniprésente dans les médias? Peut-être était-ce le vocabulaire trop dense, les références historiques trop nombreuses? Peut-être était-ce tout simplement la chanson elle-même, pas faite pour être jouée dix fois par heures pendant dix ou douze heures de cours? Sûrement un peu de tout ça.

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Étudier une chanson pop pour faire passer la pilule de la grammaire et du vocabulaire anglais à des ados distrait·es n'était pas le slam dunk assuré. «C'était en 5e et je me souviens encore des postillons du prof, et de nos têtes ébahies qui disaient toutes “mais quel vieux ringard” quand il a lancé sur le magnétophone “I Just Called To Say I Love You, me raconte Marianne, 35 ans. Sa femme était dans le même collège, ils étaient en plein divorce et je crois qu'on s'était imaginé qu'il lui chantait ça.»

Quant à Virginie, enseignante-chercheuse et ex-prof de collège, elle retient surtout de l'étude du tube de Fool's Garden «Lemon Tree» durant son année de 4e qu'il lui a «épargné une heure de cours de grammaire» et que «la prof ne comprenait pas trop le sens métaphorique du citronnier, en l'occurrence l'arbre que la voiture de la copine du chanteur avait percuté en voiture et qui l'avait tuée».

«Finalement, la chanson ne nous a pas appris grand-chose en matière de travail de la langue, ajoute-t-elle, avouant qu'elle aurait préféré étudier “Smells Like Teen Spirit” ou tout autre chanson faisant écho au mal-être adolescent, [des chansons] qui se prêtaient à l'époque et à ce moment de nos vies.» Un sentiment que partage Pierre, 41 ans, qui aurait préféré étudier les chansons d'Elliott Smith, autre idole du malaise adolescent, plutôt qu'une énième chanson des Beatles, «The Fool On The Hill», dont il pense, avec le recul, qu'elle faisait plutôt écho au malaise de son professeur, «gros fumeur et probablement gros buveur qui se savait sûrement malade».

Clément avoue d'ailleurs lui-même que sa tentative de faire étudier «Space Oddity», «car j'adore Bowie», n'a pas été un gros succès auprès de ses élèves de première: «Ça avait assez peu fonctionné, car ils ne comprenaient pas les subtilités des paroles. Pour le coup, il n'y avait pas de clip pour appuyer les paroles, donc c'était un peu chaud.»

Selon Marianne, «ça aurait été une méthode géniale si on nous avait laissé le choix des chansons et travaillé dessus en autonomie, si on nous avait proposé de traduire et expliquer aux autres les chansons qui passaient à l'époque. Ne serait-ce que pour nous rendre compte des niaiseries qu'on écoutait.»

C'est d'ailleurs pour cette raison que Michael, 31 ans, se souvient encore parfaitement du cours d'une prof de seconde aux choix musicaux très éclectiques et plutôt «inhabituels pour ce genre de cours»: «Run To The Hills» d'Iron Maiden, «The Logical Song» de Supertramp, «Born In the USA» de Bruce Springsteen, «Englishman in New York» de Sting. «Elle nous parlait toujours du message caché derrière chaque chanson, m'explique-t-il. A posteriori, je me rends compte que j'ai perdu un peu de mon enfance avec ce cours.»

«Pour “Run To The hills”, elle nous a parlé du fait que c'était une chanson qui dénonçait la conquête américaine et le massacre des Indiens. [...] Pour Supertramp, on s'était attardé sur le mot “vegetable” et le fait qu'on y parlait de population de masse et du culte de la personnalité. Pour “Englishman in New York”, c'est l'acceptation de l'autre qu'elle mettait en avant. Sur “Born in The USA”, elle nous a longuement parlé du fait que les gens ne comprenaient pas le vrai sens de la chanson, qu'ils pensaient que c'était un hymne pro-américain alors qu'il critiquait ouvertement la politique américaine et la guerre au Vietnam. La phrase “kill the yellow men” est restée gravée dans ma tête pendant longtemps.»

Gravé comme l'avait été ce cours dont il avoue que c'est l'un des rares dont il a un souvenir aussi précis. «Je crois que cela m'a permis de prendre du recul par rapport aux choses que j'entendais et voyais, ajoute-t-il. J'étais encore un peu naïf à l'époque et cela m'a donné une nouvelle grille de lecture pour déchiffrer les choses qui se passaient dans le monde. [...] Ça m'a montré que l'on pouvait enrober les choses et que tout ce que l'on nous disait n'était pas forcément parole d'évangile.»

Une bonne leçon qui n'avait pas besoin d'être illustrée par de grandes chansons de rock engagé. Il suffisait parfois d'un peu de courage, voire d'inconscience, et d'une petite chanson pop a priori bien innocente, une chanson comme, par exemple, «All That She Wants».

Gwendoline, 40 ans, m'a ainsi raconté qu'en 4e, une jeune Anglaise, «qui devait à peine avoir vingt ans», était venu leur faire cours avec ce tube de 1993 signé du groupe suédois Ace of Base. «Pour moi, c'était une très bonne surprise, me raconte-t-elle. La chanson était encore assez récente et évidemment nous la connaissions tous. Je l'avais chantée certainement des centaines de fois! Tout à coup, j'ai eu l'impression qu'apprendre l'anglais n'était pas si pénible. D'autant que, avec le recul, je pense que le choix de cette chanson était aussi une manière pour elle de nous apprendre qu'il est important de comprendre ce que l'on écoute.»

La chanson parle d'une femme qui enchaîne les coups d'un soir. «So if you are in sight and the day is right / She's the hunter, you're the fox / The gentle voice that talks to you won't talk forever / It is a night for passion / But the morning means goodbye», peut-on par exemple y entendre. Ce n'est pas forcément un sujet sur lequel on veut passer deux heures dans une salle de classe remplie d'ados de 13 ans en pleine explosion hormonale mais, comme se le rappelle Gwendoline, «j'ai des vagues souvenirs d'une classe qui rigolait beaucoup en découvrant le sens des paroles, mais aussi d'une classe entière très impliquée, ce qui n'était clairement pas le cas, d'habitude. J'étais dans un collège difficile, [...] mais [cette jeune professeure assistante] a trouvé le truc pour rendre l'anglais intéressant et s'imposer en douceur.»

«Ça a été une forme de petite révélation, ajoute-t-elle. Je crois que c'était la première fois que je trouvais un cours intéressant, en tout cas utile et concret. On n'était pas là pour se contenter d'apprendre des verbes irréguliers sans même comprendre comment on les utilisait.»

Comme l'explique Virginie, «étudier des chansons, comme passer des films en cours d'histoire, ça ne fait pas tout le cours, mais ça permet: 1) une respiration; 2) un contact alternatif avec le matériau de travail». En somme, «c'est une super méthode quand on est ado et que l'on n'a pas envie de suivre un cours», dixit Marc, 40 ans.

D'autant que certaines chansons bien choisies peuvent aussi avoir des applications très concrètes, comme le rappelle Vanessa, qui a appris «Forgiven, Not Forgotten» des Corrs en 4e. «Selon ma prof, ce morceau était la meilleure façon de se rappeler de la liste des verbes irréguliers». Chloé, 26 ans, elle, a appris «When I'm Sixty Four» des Beatles en 4e pour «aborder la règle “When + verbe au présent”», ainsi que «Wuthering Heights» de Kate Bush en seconde car c'était «un moyen d'apprendre à prononcer correctement le titre». Comme elle le raconte, «c'était aussi devenu un rituel avant le début de chaque cours. La prof passait la chanson et nous chantions ensemble».

«[Les chansons, les films ou les séries] sont des clins d'œil qui sont de bons moyens mnémotechniques», assure Marie-Camille, 27 ans, qui a étudié le conflit nord-irlandais en première grâce à «Sunday Bloody Sunday». Un enseignement qui n'a assurément pas ruiné son amour pour l'hymne martial de U2. Bien au contraire. «[Grâce à ce cours et à cette professeure], j'ai poursuivi des études universitaires en histoire et en LLCE anglais (Langues, littératures et civilisations étrangères) à la Sorbonne.»

Quant à Chloé, elle avoue se souvenir encore par cœur de «When I'm Sixty Four» et «Wuthering Heights». Idem pour Leah, 31 ans, très fière d'être la seule de son entourage à connaître les paroles de «Ob-La-Di, Ob-La-Da» des Beatles étudiée en 4e, et pour Florence qui, elle, se souvient de toutes les paroles de «Under The Bridge» des Red Hot Chili Peppers et de «Wild World» de Cat Stevens étudiés en 3e. À 40 ans, Lucie, elle, attribue son amour des Beatles à sa professeure d'anglais, «Madame Leloup», qui lui a fait découvrir grâce à la chanson «Hello Goodbye» apprise en 6e. Quant à Marc, il peut encore réciter sans problème les paroles de «Winds of Change» après l'avoir étudiée en 4e.

Comme quoi, il n'y avait pas de règles: le cerveau de Marc, contrairement au mien, avait été épargné par ses cours d'anglais. Selon les témoignages de Marc, Leah, Chloé, Marie-Camille, Virginie ou Michael, il semble néanmoins, pour éviter les séquelles, qu'il ne faille pas dépasser les deux ou trois heures de cours par chanson, sous peine d'être redondant, mais aussi d'être capable de sortir de la chanson pour l'agrémenter de livres («Nous avons passé une partie de l'année à étudier le roman d'Emily Brontë du même titre», précise Chloé à propos de «Wuthering Heights») ou de films («La prof nous avait également fait étudier des extraits du film Le Vent se Lève avec Cillian Murphy, qui m'a énormément marqué aussi», ajoute Marie-Camille à propos de «Sunday Bloody Sunday»).

C'est la raison pour laquelle Clément, qui se voit «plutôt comme un prof de cultures et civilisations anglophones que comme un prof de langue anglaise» a choisi l'an dernier d'utiliser «“Respect” d'Aretha Franklin, “Formation” de Beyoncé (avec son clip, évidemment) et “Fall In Line” de Christina Aguilera. Les deux premières pour parler de la musique comme témoin de l'évolution des droits de la population noire aux États-Unis, et comme outil de protestation, et la dernière dans le cadre d'une séquence sur le féminisme et le mouvement #MeToo. [...] La musique est souvent représentative d'une époque et peut en constituer un bon témoignage.»

À moins que la différence majeure entre ma traumatisante expérience et celle, joyeuse, de Marc avec «Winds of Change» ne réside ailleurs, comme ce dernier me le faisait remarquer: «Ça m'a permis d'obtenir le numéro de téléphone de ma voisine de table qui me plaisait beaucoup et qui n'aimait pas autant Scorpions que moi. Comme j'avais le CD et pas elle, j'ai pu lui faire écouter la chanson à travers le combiné et l'aider pour son devoir.»

Finalement, le secret se trouvait peut-être là: ne jamais, jamais enlever aux chansons pop leur pouvoir le plus magique et merveilleux, celui de canaliser en musique et en paroles niaises les plus basiques pulsions hormonales adolescentes.

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